LES
DERNIERS JOURS
DU
CAMP DE ZEITHAIN
"L'histoire
d'une nation se forge avec des hommes et
des femmes courageux. Les récits de nos combats, des déportés, des
résistants, des prisonniers victimes des circonstances nous font prendre conscience des souffrances d'une
nation afin qu'elle conserve ses valeurs. Voici, parmi d'autres, une anecdote douloureuse relative à un camp de prisonniers de la seconde guerre
mondiale rapportée par le colonel JOLIVET, notre ancien président et
président d'honneur de notre section de la SEMLH (Société d'Entraide des Membres
de la Légion d'Honneur) des Côtes d'Armor."
Le
4 octobre 1991
Voir aussi
"Nous sommes arrivés au camp de ZEITHAIN le 29
mars 1945, venant de BENNDORF,
le château de la misère et de la faim. "
Mon père a
d'abord été détenu au XIII A
À partir du
26 septembre 1940
Puis au IV D
À partir du 13 septembre 1941
Nos débuts y furent des plus pénibles en raison du manque de ravitaillement. On sentait à divers indices que c'était vraiment pour nos gardiens le commencement de la fin. Pour
les prisonniers russes du bloc voisin, c'était plus dramatique encore. Ces
pauvres Russes étaient dans un état
physique lamentable. Quand on leur offrait
une cigarette, ce qui de notre part était vraiment un acte de charité, car il ne nous en restait pas beaucoup, ils avaient du mal à la fumer. Chez ces gens épuisés, la
mortalité était très élevée. Tous les matins
nous assistions à un défilé de cadavres
qui n'avaient plus rien d'humain. Ils étaient portés sur des, civières et balancés dans une fosse
commune sans autre forme de procès. Un
jour j'en ai compté vingt-trois.
Nous étions parfois autorisés à une promenade le long des barbelés du camp. Nous en profitions pour
faire ample provision de pissenlits, orties, et autres herbes moins nobles que nous utilisions ensuite au
mieux pour confectionner diverses soupes ou salades. Certains se moquaient de nous et d'autres nous
désapprouvaient ouvertement,
prétendant que les lieux de nos
cueillettes recouvraient les fosses où avaient été enterrés les
prisonniers russes morts du typhus l'année
précédente. C'était sans doute vrai. En tous cas, s'ils mangeaient les pissenlits par la racine, selon l'expression consacrée, nous étions très heureux
de nous contenter des feuilles pour
le moment. D'ailleurs, nous n'avions
cure de ces propos pessimistes (ou
envieux ?), car nous considérions avoir subi assez de vaccinations
diverses depuis cinq ans, pour être immunisés contre toute maladie, contagieuse
ou non, pendant plusieurs années encore. Et je me souviens qu'un jour, pour montrer à tous que nous n'avions pas peur, nous avons mangé des
pissenlits en potage, en
hors-d'œuvre, en ratatouille, en salade, et en dessert, lequel consistait en pissenlits braisés à la crème de rutabagas.
C'est alors qu'il se produisit un événement fabuleux
qui bouleversa à point nommé le cours des choses. Nous vîmes en effet arriver
au camp un beau matin un camion blanc qui
nous parut gigantesque. Il portait les marques de la Croix Rouge
suédoise. Ce camion providentiel contenait
des tonnes de vivres de grande valeur nutritive sous un faible volume : lait concentré, confiture solide, fruits confits,
chocolat, biscuits et bonbons vitaminés, rations de combat, le tout était agrémenté de cigarettes et de ... papier
hygiénique ! II y avait
aussi des produits en poudre que nous ne connaissions pas, en
particulier du café soluble. Un comité « ad
hoc » fut constitué sur le champ, avec
pour mission d'assurer la répartition équitable de ces vivres, ce qui ne posa
aucun problème. C'est probablement
grâce à cette manne céleste que nous
pûmes récupérer assez de forces pour surmonter les efforts qui nous
attendaient par la suite. Je vais dire qu'en
ce qui concerne le café il y eut
quelques tâtonnements. Dans l'ignorance des choses, on en arrivait à des concentrations exagérées, causes de
troubles plus ou moins graves…Il y eut aussi des
accidents à la suite de l'absorption inconsidérée de ces aliments très
concentrés. Etant donné la précarité de notre
état physique, il fallait évidemment prendre certaines précautions, suivre le
mode d'emploi et ne pas dépasser la
dose prescrite. Sinon le résultat était déplorable : malaises, diarrhée,
tachycardie, tremblements convulsifs,
etc...
Et la vie quotidienne poursuivait son petit
train-train : appel, soupe, appel, soupe et dodo
Le matin du 22 avril nous nous étions aperçus que nos gardiens étaient partis dans la nuit. Nous en avions déduit que les Russes ne devaient pas être loin. La première conséquence de ce départ fut que nous fîmes plus ample connaissance avec les
prisonniers russes. Mais tout ce que nous pûmes en tirer se réduisit à des « Nie poniemaï » c'est-à-dire « moi
y en a pas comprendre ».
En second lieu, nous assistâmes à des scènes curieuses : certains prirent la place
des sentinelles dans les miradors
!... Enfin, ce qui me parut plus astucieux, une équipe s'empara de la
cuisine et réussit à la faire fonctionner avec ce qui s'y trouvait encore, ce qui fait que nous eûmes le jus, la soupe
et la bibine habituels.
Quelle ne fut pas notre stupéfaction le lendemain vers
8 h du matin quand nous entendîmes nos guetteurs crier : « les voilà, les
voilà, ils arrivent !... » Nous nous
précipitons tous pour occuper les postes d'observation les meilleurs et
nous découvrons un spectacle hallucinant Une
nuée de cavaliers a surgi de
l'horizon. Ce sont des cavaliers d'un autre âge, montés sur de petits
chevaux rapides à crinière et à longue
queue. Ils ont la lance au poing. Ils la tiennent horizontalement. Quand
ils sont plus près, nous reconnaissons des
faces de mongols avec des moustaches
tombantes, coiffés d'un drôle de bonnet de fourrure sur le devant duquel on distingue une étoile rouge. Ces cavaliers sont accompagnés d'artilleurs
qui prennent très rapidement position
et mettent leurs pièces en batterie. Le Camp est submergé par les nombreux arrivants. Ils se rendent compte que nous
ne représentons aucun intérêt pour
eux. Malgré tout, leur « intendance » suit. Nous avons droit à une
ration de mixture bizarre, à puiser dans un grand récipient, genre « roulante
». C'est l'intermédiaire entre le pot au feu
et la choucroute. " Mais c'est quand même meilleur que la soupe de
rutabagas. Les Russes ne s'attardent pas et
ils poursuivent leur mission. De ce fait, nous avons l'impression d'être vraiment libérés. Aussi sortons-nous du camp
au début de l'après-midi, sans but
précis, histoire de voir un peu ce qui se passe dans les environs.
On nous sert une nouvelle ration de borchtch que nous
avalons avec appétit. Notre sortie nous a donné faim. Vers 18 h un rassemblement est ordonné. Ce n'est pas un «
appel ». Il s'agit de nous informer que pour
ne pas gêner les opérations en cours, nous devons nous préparer à évacuer le camp d'un moment à l'autre et
nous diriger sur GRÔDITZ, village situé à une dizaine de kilomètres au
nord-est.
Nous
atteignons sans encombre la route qu'empruntaient ces jours derniers les
colonnes de réfugiés. Leurs impedimenta sont
abandonnés. Nous nous livrons à un
pillage en règle mais les Russes sont passés avant nous et il n'y a plus grand
chose à récupérer. Nous apercevons non
loin de là un village du nom de
JAKOBSTAHL. Il y a là des tas immenses de sacs de 50 kilos et des montagnes de pains de sucre. Je remplis mon
sac de sucre et comme la journée
s'avance, je rentre au camp où je retrouve mes camarades qui sont tout fiers de me montrer le butin de l'expédition dont
ils de grands hangars. Je pénètre
avec quelques camarades à l'intérieur de l'un d'eux
et nous tombons sur une réserve phénoménale de sucre. Il y a là des tas
immenses de sacs de 50 kilos et des
montagnes de pains de sucre. Je remplis mon sac de sucre et comme la journée s'avance, je rentre au camp où je
retrouve mes camarades qui sont tout fiers
de me montrer le butin de l'expédition dont ils ont fait partie de leur côté :
deux canards et trois lapins «récupérés » dans une ferme. De quoi envisager avec optimisme nos prochains repas.
On nous sert une nouvelle ration de borchtch que nous avalons avec appétit.
Notre sortie nous a donné faim. Vers 18 h un
rassemblement est ordonné. Ce n'est pas un « appel ». Il s'agit de nous
informer que pour ne pas gêner les opérations
en cours, nous devons nous préparer à
évacuer le camp d'un moment à l'autre et nous diriger sur GRÔDITZ,
village situé à une dizaine de kilomètres au nord-est.
Nous nous mettons donc en devoir de réunir nos affaires d'autant plus rapidement que nos artilleurs russes du
matin ont déjà commencé à tirer par-dessus le
camp. Nous voyons ainsi en action pour la première fois les fameuses «
orgues de Staline ». Sans doute pour ne pas
être en reste, ceux d'en face eh font
autant et notre camp est bombardé par leur artillerie. Un obus traverse même de part en part la baraque où je me trouve, heureusement sans éclater,
mais cela suffit à me décider à partir sans emporter
tout ce que j'avais prévu de prendre avec moi.
Nous sortons donc du camp et nous dirigeons en colonne de pagaille vers le bois voisin. Les combats ont l'air de
s'intensifier. Nous voyons des fusées éclairantes,
soutenues par des parachutes sans savoir à quel parti elles
appartiennent.
Après trois heures de marche nous arrivons à CRÖDITZ vers minuit. La place
du village est éclairée par les incendies.
Dans un grand déploiement de forces,
un général russe est arrivé au milieu de nous et nous a harangués d'une manière fort civile sans que nous
comprenions un traître mot de son discours. Néanmoins il nous fut résumé sur le
champ et il en ressortit que la glorieuse et invincible armée de libération du valeureux peuple russe était heureuse d'avoir pu nous soustraire à l'ignoble tyrannie du
monstre nazi, mais que sa tâche
n'était pas terminée et qu'elle devait
poursuivre sa mission jusqu'à la victoire finale.
Et voilà pourquoi je ne laisse jamais passer la fête
de saint Georges chaque 23 avril depuis lors sans célébrer le souvenir
de cette « libération » d'une manière ou d'une autre…
mais revenons au début....
Avant-Propos
« Allemands sont rudes et de grossier
entendement, si ce n'est à prendre leur profit : mais à ce sont-ils assez
experts et habiles. Item moult convoiteux et plus que nulles gens oncques ne
tenant rien des choses au ils eussent promises. Telles gens valent pis que
Sarrazins ni païens. »
(Chronique
de Froissart, XIVe siècle)
Le camp de l'Oflag IV D est situé à environ une lieue
de la ville d'Hoyerswerda, prés du petit village appelé Elsterhorst. C'est un
camp de baraques, bâti pour l'hébergement des prisonniers de guerre. Les
premiers arrivés au camp ont assisté à la construction de la plupart des
baraques.
Pour nous, ceux de Nuremberg, nous n'y sommes venus
que bien plus tard, lors de la dissolution du XIIl A. Après un excellent voyage
en chemin de fer, nous avons débarqué à Hoyerswerda le 14 Septembre 1941,
en la fête de l'Exaltation de la Sainte Croix, dans la liturgie pré
conciliaire.
Notre séjour dans cet Oflag, dont l'effectif a varié
de quatre à dix mille officiers prisonniers, s'est prolongé jusqu'au début de
1945. Nous avons en effet dû évacuer le camp devant l'avance russe qui devait
aboutir le 31 Janvier à la bataille de l'Oder. Notre départ a eu lieu le Samedi
17 Février 1945 et ce fut le début d'un vagabondage sur les routes saxonnes,
dont le souvenir restera, quoi qu'il arrive, pour ceux qui l'ont vécu, un des
plus extraordinaires de leur vie.
Pour ma part, j'avais à cette époque
l'habitude, en bon routier-scout, de tenir régulièrement mon carnet de route,
et j'ai pris suffisamment de notes au fur et à mesure de nos pérégrinations
pour être capable d'en faire un compte-rendu assez précis. J'en avais commencé
la rédaction au cours de mon séjour à Bunzlau en Mai 1945. Je l'ai poursuivi
après mon retour en France pendant l'été 1945. J'ai eu ensuite envie d'y
apporter quelques commentaires à l'occasion du 40° anniversaire de notre
aventure, c'est à dire en 1985.
Mon récit est divisé en trois parties :
-
la première partie, " Chez les Barbares ",
correspond à notre déplacement d'Est en Ouest, d'Elsterhorst à Benndorf, ce qui
constitue la phase "aller" de
notre périple, du 17 au 26 Février 1945
151 km
- la seconde partie, "
l'entre deux feux ", concerne notre séjour (en train) à Benndorf du 26
Février au 29 Mars, puis à Zeithain du 29 Mars au 23 Avril, date de notre
libération par les Russes.
232 km
- la troisième partie, "
les chemins de la liberté ", raconte notre randonnée d'Ouest en Est,
de Zeithain à Bunzlau (45 km) puis à Torgau. (En train) c'est à dire la
phase "retour" de ce voyage très spécial !...
Ah ! Les enfants d'salauds.
(sur l'air de Halli Hallo)
"
Veillez, car vous ne savez ni le jour, ni l'heure..."
(Mat. 25,13)
Des spécialistes écriront sûrement
plusieurs tonnes sur la psychologie du prisonnier. Mais, sans déflorer leur
œuvre, on peut dès à présent signaler que le moral du P.G. moyen est une
fonction exponentielle du communiqué. Au cours de cette longue guerre il a
décrit les courbes les plus invraisemblables, qui offrent la particularité
curieuse d'avoir des points de rebroussement nombreux.
Après avoir cru être libéré à Noël
1940, le P.G. moyen a été cruellement déçu. Mais en Juin 1941 il s'est de
nouveau persuadé qu'il n'en avait plus pour longtemps. Et ce fut une nouvelle
déception. Ce qui n'empêche pas que l'automne 1942, avec Stalingrad et
l'offensive russe, vit refleurir le sourire éphémère de l'optimiste béat.
Après cela, l'époque des légumes
faciles à cuire* (* légumes faciles à cuire : expression utilisée par le
capitaine Gousseault pour désigner les nouilles)immortalisa dans nos jeunes
mémoires les célèbres leçons de cuisine du capitaine Gousseault*(*
le capitaine Gousseault était un brillant officier de la très bahutée promotion
"De Bournazel" (32-34) qui avait fait campagne dans les chasseurs
alpins et avait été décoré de la Croix de Chevalier de la Légion d'Honneur à
titre exceptionnel en 1940. Il nous avait pris en charge pour nous inculquer
l'histoire militaire et nous faire étudier en particulier les
campagnes de Bonaparte et de Napoléon. Breveté de l'Ecole de Guerre, il devint
Général et mourut subitement en prononçant une conférence à Bruxelles). De mois
en mois, ou tout au plus de trimestre en trimestre, un événement saillant de
l'histoire militaire influa ainsi sur notre équilibre mental.
Mais, comme
on dit, cela, fait passer le temps...
Le 12 Janvier 1945 pourtant,
l'annonce de l'offensive générale de l'armée russe sur la Vistule*
(* le 12 Janvier 1945 les forces russes des généraux Joukov et
Koniev attaquent la ligne fortifiée de la Vistule avec une supériorité
écrasante et encerclent Varsovie dès le lendemain).fit
monter de façon plus brutale que jamais la fameuse courbe du moral. Les
forcenés soutenaient que dans quelques jours tout serait fini avant même que
les frisés aient eu le temps de faire quoi que ce soit. D'ailleurs, quelle
importance pour eux y avait-il à ce que !es Russes nous libèrent?
"Alors tu crois qu'ils vont nous
lâcher comme ça ? On leur sert d'otages mon vieux, tu te rends compte de ce que
nous représentons ici ? C'est l'élite intellectuelle de la France, oui,
parfaitement !
(sourires,
bruits divers allant s'amplifiant...)
T'as beau
rigoler, on verra qui a raison ! "
(L’orateur,
vexé, tourne les talons et s'en va dignement sous les quolibets).
Les jours passant sans que les Russes
ne manifestent encore leur présence aux abords immédiats du camp (moins de 150
km) la plupart d'entre nous finirent par croire que ce n'était pas "la
dernière" alerte mais tout au plus "l'avant-dernière". Aussi
y eut-il bientôt de nombreux partisans de l'évacuation sans qu'aucun bruit,
même officieux, ne se soit fait entendre.
Cela commença par la confection de
sacs tyroliens. Bien que nettement en retard dans ce domaine, notre travée,
cédant à l'entraînement général, se transforma bientôt en un véritable atelier
de couture, et finalement chacun eut son sac, à l'exception de Rivière, fidèle
à l'ancien système du sac à bidoche* (* sac à bidoche : terme familier pour
désigner le sac de couchage du P.G.M (Prisonnier de Guerre moyen). On dit aussi
sac à viande ! ) amélioré (?) toutefois par les cartouchières.
Il y eut
aussi les chantiers de construction de chariots.
Le chariot, dirait Monsieur Larousse,
est un engin composé de planches de lit (planche de lit : remplace le
sommier dans la couchette du PGM. La planche de lit a une longueur épie à la largeur de la couchette, une
largeur de l'ordre de 10 cm et une épaisseur d'environ 1,5 cm. Accessoirement, la planche de lit peut aussi servir au
soutènement des terres lors du creusement de souterrains destinés en
principe à l'évasion des PGM épris de liberté !) et de boîtes de conserves
diversement agencées, destiné à porter ce qu'à défaut son propriétaire aurait
dans son sac. Par extension, il porte aussi bien d'autres charges, au point qu'il succombe parfois sous le poids d'objets
que le propriétaire imprudent ou trop
ambitieux se volt dans l'obligation de laisser dans le fossé.
Un tel accident favorise l'équi-répartition des
richesses !
Pour nous qui ne voulions pas de
chariot, l'exercice principal consistait à faire la liste des objets à emporter
et à les peser les uns après les autres. C'était à qui en emporterait le plus
sous le plus faible poids. Évidemment nos sacs théoriques avalent belle allure
et pesaient moins de vingt kilos, mais, le jour du départ, il en fut
autrement... Aussi ces pesées ne nous furent
pas d'un grand secours bien qu'elles nous firent apprécier à une juste valeur pas mal de petites bricoles,
comme les blaireaux, les brosses et
autres impedimenta que nous eûmes parfois le tort de rejeter à cause de leur poids ou de leur volume prohibitif,
et qui par la suite nous manquèrent.
Tous ces
préparatifs ont bien duré quinze jours.
Pendant ce temps fonctionnait à plein
rendement une bourse des échanges concernant le tabac* (* - tabac : chaque PGM
touchait une "ration de tabac" composée de paquets de cigarettes et
de paquets de tabac. Pour les non-fumeurs cela constituait une monnaie
d'échange), les vivres et les vêtements. Chacun essayait de liquider le plus avantageusement possible tout ce
qu'il savait ne pas pouvoir emporter
en cas de départ.
Il y avait ceux qui
vendaient tout pour avoir des vivres, ceux qui préféraient du tabac ou autres
denrées susceptibles de servir de monnaie d'échange avec les civils sur la
route, Il y avait aussi ceux qui ne croyaient pas au départ et qui
achetaient des stocks de matériel divers. C'est d'ailleurs grâce à ces
tendances différentes et contradictoires que les affaires marchaient bien. Pour
notre part nous avons peut-être un peu vite liquidé notre tabac, car, si nous
avons pu bien nous approvisionner en vivres,
nous nous sommes trouvés démunis de cigarettes à un moment où leur valeur marchande était devenue considérable.
Pendant ce temps les Russes étaient
parvenus à l'Oder et nous n'avions toujours aucun avis de départ. Je commençai
à douter si nous partirions jamais, lorsque la note officielle préparatoire à
l'évacuation du camp nous fut communiquée, le 15 Février au soir.
Vingt fois sur le métier
remettez votre ouvrage (Boileau, Art poétique - 1,172)
J'étais déjà couché selon mon habitude
lorsque vers dix heures je fus réveillé par une activité anormale pour notre
baraque tranquille. J'appris ainsi que nous venions de recevoir l'ordre de nous
tenir prêts à évacuer le camp à partir du lendemain matin dix heures. Ensuite
j'appris que le camp partait en plusieurs colonnes et que nous devions avec le
bloc VII et le bloc V faire partie de la première. Le premier réflexe du
popotier* (* popotier : les PGM sont organisés en
"popotes", c'est à dire en groupes qui se sont constitués par
affinités en nombre variable et dans lesquels sont mis en commun les colis de
vivres. Grâce à cette méthode, chaque popote peut améliorer son ordinaire, et
la charge des menus revient à tour de rôle à celui qui est désigné pour un
temps comme "popotier".) fut de mettre les fayots sur se feu. Ces
fayots, surveillés assez fréquemment par Kerdreux, en proie à une insomnie
tenace, étaient à point le lendemain matin.
Notre petit déjeuner fut ainsi suivi d'un lunch
copieux.
Déjà, à six heures, j'étais ailé
déterrer les boîtes de conserve qui attendaient sous la baraque
(* les baraques étaient construites en quelque
sorte "sur pilotis», ce qui ménageait en dessous un vide
sanitaire d'une hauteur moyenne de 0,75 m, auquel on accédait par une trappe
ménagée dans le plancher.), suprême réserve.
Les vivres furent partagés pour qu'en
cas d'accident l'un de nous puisse subsister par ses propres moyens. Le peu de
temps que nous laissait la confection des sacs et des colis destinés à être
stockés à la baraque n°2 après notre départ fut employé selon les ordres à
lacérer les vêtements et les chaussures que nous laissions derrière nous. Cette
œuvre de destruction, motivée par le fait que les frisés avaient déjà utilisé
de semblables occasions pour revêtir l'uniforme français, donnant ainsi lieu à
de sanglantes méprises entre Russes et prisonniers français, suscita chez les
journalistes nazis de l'endroit une floraison d'articles virulents à l'adresse
des vandales que nous étions. Nous eûmes plus tard connaissance de l'un de ces
articles qui nous laissa penser que le travail avait été bien fait. Ce travail
fut d'ailleurs l'œuvre surtout des camarades des autres blocs qui ne devaient
partir que un ou deux jours après nous.
Nous quittâmes nos baraques et, vers
midi, nous étions rassemblés sur "l'avenue du sauvage" ainsi que nous
appelions l'allée centrale du camp, pompeusement nommée " Adolf Hitler
Strasse ".
Ce rassemblement, comme prévu, traîna en longueur.
Nous fîmes ce jour là connaissance
avec les Hongrois. Nous devions être gardés au cours des déplacements par un
mélange de Posten et de Hongrois. Ceux que nous avions, habillés de noir,
arboraient pour la plupart des mines patibulaires caractérisant en général les
gardes chiourme.
La première impression fut pénible et
ceux qui, comme nous, avaient en tête des projets d'évasion, durent en rabattre
devant l'air peu engageant de ces citoyens de Buda Pest. Par la suite la
situation changea du tout au tout, sauf pour quelques irréductibles dont
plusieurs d'entre nous se promirent de régler le compte à la première occasion.
Comme nous étions encore là à
quatorze heures, les frisés décidèrent de retarder le départ de vingt quatre
heures. Nous regagnâmes donc nos baraques où, Dieu merci, le travail de
destruction n'était pas encore achevé. Évidemment, à peine rentrés, nous nous
empressâmes de mettre en route le repas du soir qui resta longtemps pour moi le
type même du banquet plantureux. Il faut dire que je mélangeais à ma part
de fayots, copieuse à souhait, toute la portion de graisse et de viande de
conserve que nous avions touchée des frisés la matin même pour la route !
L'expérience du faux départ nous
servit en ce sens que nous fûmes amenés à modifier nos sacs. Certains, et j'en
fus, enlevèrent du poids (ils eurent tort pour la plupart, comme le montra la
suite des événements), d'autres au contraire ajoutèrent quelques objets
supplémentaires. Les modifications de poids furent très peu importantes mais
les brêlages furent quelque peu modifiés... Comme nous avions dû mettre sac à terre
plusieurs fois, nous avions pu apprécier les systèmes les plus commodes. C'est
ainsi que des équipes de deux se formèrent pour faciliter les chargements
rapides. Fidèle en principe au sac tyrolien à charge unique, je m'aperçus
cependant des avantages indubitables de la musette mangeoire pectorale et de la
répartition des petites charges accessoires au ceinturon (pain, bidon). Je me
félicitai par la suite de ces modifications de détail, mais j'eus tort de me
baser sur ma fatigue du moment pour me décharger de quelques accessoires qui
m'ont manqué ensuite. Je pense en particulier à mes spartiates, qui m'auraient
permis de défatiguer mes pieds pendant les jours de repos, et à quelques
papiers que je regrette .maintenant de ne pas avoir conservés.
Il faut partir ...déjà le jour blanchit la plaine
Le vrai départ eut lieu le Samedi 17 Février 1945
L'heure théorique du rassemblement
étant fixée à huit heures, nous nous sommes
levés vers cinq heures pour avoir le temps de bien casser la croûte.
L'expérience de la veille a servi, et
c'est sans incident notable que nous prenons place dans la colonne qui se forme
dans la rue du camp, il fait beau et c'est sous de magnifiques auspices
atmosphériques que s'ouvre notre randonnée.
A ce point de vue nous serons
d'ailleurs favorisés tout au long du voyage.
Heureusement, car s'il avait fallu endurer en plus les rigueurs du temps, je ne sais pas si nous aurions aussi bien
tenu le coup. Car les jours où il a
fait soit un peu plus chaud soit un peu plus froid que d'habitude, nous avons senti la différence, et certains
d'entre nous ont même eu ces jours
là des coups de pompe assez sérieux.
Au moment où nous sortons du camp, de
ce camp où nous avons diversement souffert et d'où nous partons pour l'inconnu,
au devant d'épreuves redoutables dans les mauvaises conditions physiques où
nous nous trouvons, je ne puis m'empêcher de jeter un regard en arrière. Et
cela d'abord au sens propre, certes, car le jour tant désiré est enfin venu où
nous voyons derrière nous cet alignement monotone et triste de baraques et ces
sinistres rangées de barbelés. Nous y avons vécu pendant quatre ans, certains
pendant cinq ans, isolés du monde, véritables morts vivants. C'est le moment de
pousser le couplet sentimental et de faire notre panégyrique, en nous égalant
aux martyrs qui ont aux diverses époques de l'Histoire jalonné la route,
glorieuse mais raboteuse du sacrifice... Mais passons ! D'autres se chargeront
de nous tresser des couronnes et de nous jeter des fleurs, contentons nous de
rester dans le cadre d'une simple évocation des jours pénibles mais pleins de
souvenirs qui ont marqué la fin de notre captivité. Pourtant je dois avouer
que, lorsque je vis ce camp m'ouvrir ses portes et que je me dirigeai vers le
petit bois qui nous masquait encore la libre nature, j'évoquai tout ce que ces quatre années m'ont apporté.
Que serais-je devenu si je n'avais
pas été captif ?
Sans doute aurais-je mené une vie
active conforme à mes goûts et à mes aptitudes ? Avec un peu de chance j'aurais
moi aussi frayé ma route et je serais peut-être aujourd'hui en possession de
mon métier, alors que je devrai repartir à zéro en rentrant. Mais pourquoi
regretter ? J'ai quand même acquis quelque chose derrière les barbelés. Des
amitiés solides d'abord, et qu'y a-t-il de plus utile dans notre existence ?
Une formation humaine ensuite, et une expérience que rien ne peut remplacer. Et
puis il y a eu la Route, l'Histoire militaire, le cours Chevalier*(*le cours
Chevalier : le chef d'escadron Chevalier, polytechnicien breveté d’État Major,
avait créé un groupe d'études tactiques qui dépouillait systématiquement toutes
les publications qui arrivaient au camp, il en tirait matière d'un
"cours" à l'usage des jeunes officiers pour les tenir au courant de
l'évolution du combat des petites unités.) et tant d'autres activités malgré
tout assez importantes pour l'avenir.
Est-ce à dire que je vais, à
l'exemple du Capitaine Gaudu* (*capitaine Gaudu : officier de réserve,
briochin, ancien combattant de 14-18 où il avait été comme aspirant, grièvement
blessé à la face, ce qui lui valait son nez rapiécé. Poète à ses heures.), me
féliciter d'avoir été prisonnier et d'avoir connu ces heures inoubliables ?
Prisonnier, n'être plus qu'une unité
qu'on compte.
Un numéro sans grade et sans
autorité,
Une chose qui vit
et, disons le sans honte,
Qui mange et boit et qui
doit se déculotter,
Prisonnier
! Se ronger ainsi qu'un lion en cage
Et, pour calmer sa faim ou pour
dompter sa douleur,
Arpenter à grands pas le
sol poussiéreux...
C'est vivre
intensément, replié sur soi-même,
Et pour peu que l'on
pense et pour peu que l'on aime,
Vivre, c'est encore
le bonheur
Non, je dois avouer humblement que je
m'associe aux premières images en me désolidarisant de l'homme au nez rapiécé
pour ce qui est de l'intensité...
J'ai vécu certes, pendant ces années,
mais d'une vie anormale et artificielle, en faisant beaucoup plus de cas des
velléités que du vouloir, et en dédaignant par trop d'agir au profit de
cogitations d'intérêt douteux. On ne peut pas dire que j'ai perdu mon temps,
mais si c'était à refaire, je crois que je me forcerais à plus de travail
effectif et à moins d'agitation.
Il n'y a guère qu'au point de vue
physique que je puis dire sans paradoxe que la captivité m'a apporté quelque
chose de solide. Car j'ai pu me
mesurer et me peser, me jauger et me tâter, connaître jusqu'où je puis
aller et quelles sont les limites que je dois me fixer. Je laisse de côté
évidemment toute la question du domaine spirituel, car elle est si importante
que je m'en voudrais de mélanger torchons et serviettes. Je dis simplement que
dans ce domaine, ces quatre ans ont sans doute plus de poids pour moi que le
reste de mon existence, et que sans la captivité, je n'aurais sans doute jamais
eu le temps ni peut-être le désir d'approfondir ma religion et ma vocation.
Une foule de pensées m'assaillent encore, et c'est
dans la joie que je longe le sentier qui sépare la porte de l'Aussenlager du
petit bois...
Samedi 17 Février
Pedibus cum jambis...
Nous appréhendions beaucoup cette
première étape car nous nous rendions compte de notre état physique déficient.
Nous avions perdu considérablement du poids et je ne pesais plus que 58 à 59
kilos. Aussi nous fûmes surpris de constater que nous marchions normalement à
bonne allure avec un sac très lourd. Le Colonel Leclerc, qui devait plus tard
s'illustrer à Benndorf, commandait notre colonne et prétendait s'y connaître en
marche, étant lui-même fantassin. De fait, 11 se mit en tête de nous imposer la
méthode dite de "l'heure 50" : cinquante minutes de marche et dix
minutes de repos. Les deux premières pauses se passèrent très bien. Tout le
monde tenait le coup et la route goudronnée permettait un échelonnement normal
sans que les chariots ne gênent trop la marche des biffins intégraux. Quelques
kilomètres après le départ, le premier malade tomba dans le fossé. Un de ses
camarades resta avec lui et la colonne défila
comme si de rien n'était. 11 dut sans doute regagner le camp.
Empruntant la route n°96, nous longeons
un moment la voie ferrée, puis nous atteignons la région Industrielle de Lauta.
Nous contournons l'usine Lautawerk dont .nous constatons l'état de
non-fonctionnement consécutif au bombardement récent. C'est notre premier
aperçu du "cramé" (nous avons ainsi baptisé les vestiges des
incendies). Nous sommes assez satisfaits de l'aspect des ruines plus ou moins
fumantes ainsi que des entonnoirs presque jointifs mais de faible calibre.
C'est également là, prés de l'usine, que nous voyons les premiers barrages
anti-chars que les Volksturms* (*corps d'auxiliaires composé de réservistes que
l'âge ou l'état de santé rendait inaptes aux unités opérationnelles.) édifient
avec des troncs d'arbres et beaucoup de peine.
Aucun incident ne se produit avant
l'arrivée à l'étape. Nous devons cantonner à Hosena En principe, la colonne est
fractionnée par le Colonel à rentrée du village, et les différentes fractions
sont dirigées sur les cantonnements. Ceux-ci consistent principalement en
granges, où de la paille en quantité variable permet de reposer assez bien.
Comme nous sommes en queue de colonne depuis le départ, notre groupe se voit
attribuer une salle de cinéma avec pour tout potage le parquet nu ; l'espace
est très restreint, nous devons y tenir à trois ou quatre cents. De plus, les
premiers entrés se sont installés royalement, avec tables et chaises, de sorte
que nous nous trouvons sans place, même pour mettre nos sacs. Nous attendons
quelques instants, espérant que les chefs de baraque* (*pour les relations avec
les Allemands chaque baraque dispose d'un "chef" qui est en général
l'officier le plus ancien dans le grade le plus élevé.) vont faire une
répartition de l'espace vital. Mais en faisant du regard le tour de la salle,
nous les avisons, affalés dans un coin, trop fatigués pour faire quoi que ce
soit, il faut dire que ces officiers, âgés, portant le sac comme tout le monde, ne peuvent pas, dans l'état physique où
ils sont, exercer leurs fonctions de
chefs. Aussi décidons nous de chercher une place ailleurs, et nous en trouvons une dans une grange mal éclairée
- mais éclairée - et où la paille ne
manque pas. Nous devons évidemment faire pas mal de gymnastique pour accéder à nos places, et la
sécurité la plus élémentaire exige
quelques aménagements divers, comme de boucher les trappes dissimulées sous la paille et par où nous
pourrions facilement tomber à l'étage
en dessous. Toujours est-il que nous nous installons tous dans un même coin, et, laissant là nos sacs, nous prenons
avec nous le matériel de cuisine et
entreprenons aussitôt de faire à manger. Nous aurons appris pas mal de choses en captivité, en particulier à faire
la cuisine dans de mauvaises
conditions. Ce n'était déjà pas drôle au camp, où nous disposions pourtant de quelques récipients et de
poêles fabriqués avec des boîtes de
conserve. Mais pendant la route nous dûmes nous contenter du feu de plein air et d'un fait-tout, celui-là même que
je reçus dans un de mes premiers colis
et qui aurait mérité lui aussi d'être rapatrié pour être exposé sur la cheminée et servir d'édification
aux générations futures ! Le sort des
armes en a voulu autrement : il a été porté disparu à l'ennemi sous le
bombardement de Zeithain. Me sentant de par mes antécédents scouts tout désigné pour cet office, j'entrepris
d'allumer le feu. Je dois dire que si j'ai
toujours excellé dans cet exercice, même sous la pluie, j'ai pu constater par la suite qu'il n'y avait pas besoin pour cela d'avoir fait
du scoutisme et que les autres se
débrouillaient - heureusement - aussi bien !
Pendant ce temps on nous annonce une
soupe à percevoir individuellement à une cuisine à l'autre bout du village. Le
temps de me retourner, les autres sont partis, sauf Job, qui reste à faire sa
tambouille, en l'espèce, des nouilles. Ce
qui fait que je gagne par mes propres moyens l'emplacement de la
cuisine, me promenant seul dans le village dont j'effectue la traversée avec l'Impression inconnue depuis si longtemps d'être mon maître dans un pays civilisé. Il y a des
civils, quelques boutiques sont
ouvertes encore, et, bien qu'il n'y ait rien aux devantures, je suis tenté d'y entrer, pour voir... Mais je n'en
fais rien, et je parviens au lieu de
distribution de la soupe, où une louche unique sert pour toute la colonne, soit plus de neuf cents officiers ! De
plus, soit qu'il y ait eu des resquilleurs,
soit que les premiers aient été trop bien servis, il ne reste plus de sucre quand j'arrive (!) et la soupe
d'orge lactée, très bonne, est un peu
trop liquide à mon goût. Je regrette presque ma petite virée, lorsqu'au retour, je trouve les nouilles... presque
froides. A ce moment il fait déjà pratiquement
nuit et nous songeons à prendre un repos bien gagné lorsque nous apprenons qu'on peut faire du commerce avec
les civils. Aussitôt Magadur, notre
interprété', muni de quelques morceaux de savon, entreprend de pourvoir à notre ravitaillement.
Malheureusement le marché est bouché et
nous sommes sur le point de renoncer quand paraît un prisonnier français, qui est lui aussi évacué avec les
allemands de sa ferme où il travaille. Comme c'est un breton de pure
race, la connaissance est vite faite, et,
voyant notre détresse, il va à la boulangerie et en revient avec un magnifique pain de deux kilos. La journée se
termine sur cette bonne aubaine, et
c'est pleins d'un optimisme confiant que nous gagnons notre paille.
En passant sous le porche j'aperçois
le toubib, médecin-lieutenant Fontan, déjà
assailli de malades dont la plupart souffrent de coliques et de dysenterie-, et il n'y a rien de tel pour mettre
son homme à plat. On lui demande s'il faut ou non manger - il déclare
que peu importe, mais qu'il faut porter une
ceinture de flanelle. Ce n'est pas de ce moment que j'ai compris toute la simplicité de la thérapeutique
militaire à laquelle je tiens à
rendre tout l'hommage qu'elle mérite et que je citerai certainement encore plus d'une fois au cours de ce récit comme
un exemple de tout ce qu'on peut
faire avec pas grand chose ou même rien du tout !
Quand nous gagnons nos places sur la
paille il fait nuit, il existe une lampe dans la grange à l'étage au dessous et
nous décidons de nous y rendre tous. Le déménagement me fait perdre ma paire de
moufles de laine. Nous nous couchons enfin et passons notre première nuit
vagabonde dans de bonnes conditions.
Dimanche 18 Février
Chassez le naturel,
il revient au galop,
(Destouches, Le Glorieux 111,5)
Bien que ce soit Dimanche, nous ne
faisons aucune différence avec les autres jours. D'ailleurs, tant que nous
serons sur la route, nous ne saurons ni le jour ni la date.
Le réveil matinal nous trouve reposés
et à peine courbatus, riais, dans la paille, je trouve le moyen de perdre mon
carnet et mon quart ! Grâce à un hasard extraordinaire je les retrouve au bout
de quelques minutes de recherche. Ceci me servira néanmoins de leçon, et, les
jours suivants, je m'arrangerai pour avoir toutes mes affaires dans mon sac ou
dans des poches pouvant se boutonner i
Notre petit déjeuner se compose de
café noir non sucré, auquel nous ajoutons sur nos réserves personnelles un peu
de sucre, et un sandwich au pâté américain ou à la confiture solide. Pendant
ces étapes nous marchons au sucre. J'en ai toujours quelques morceaux dans ma
poche et j'en croque de temps en temps. Au début le pain ne nous fait pas
défaut car notre ration de route est théoriquement de 500g par jour. En fait
nous avons touché cette ration les trois ou quatre premiers jours. Par la suite
le ravitaillement se fera plus irrégulier et
il nous arrivera même de partir le matin
sans avoir rien touché. Mais nous n'en sommes pas encore là...
Nous nous mettons rapidement en
colonne, mais nous devons stationner un bon moment à la sortie du village,
derrière la gare, le long de la vole ferrée. Nous y sommes comptés. Ces
histoires de compte ont toujours été ridicules et je reste persuadé, que pas
plus au départ qu'à l'arrivée les Allemands n'ont jamais su combien nous
étions. Pendant que nous stationnons nous entendons un chœur de jeunes filles
donner une aubade fleurie à un train de soldats en partance pour l'Est. Il
y a aussi des wagons de matériel comportant des chars légers et des canons de
DCA et de DCB. Nous sommes surpris de voir l'état de ces engins qui contraste
avec le souvenir de nos visions de 1940 : c'est du matériel fatigué et on voit
qu'il n'est plus entretenu. Tous les canons sont recouverts de boue séchée.
Beaucoup ont des pièces très rouillées et les chars donnent l'impression de
ferraille. Les soldats eux-mêmes ne sont plus les fiers guerriers qui nous
capturèrent jadis. Ils sont pour la plupart sales et déguenillés. Leur mine est
hâve et leurs traits sont tirés. Cinq ans de guerre ont transformé la belle
armée de la campagne de France en une bande de va-nu-pieds assez lamentable.
Vers neuf heures nous démarrons et
nous gagnons assez rapidement le village de Hohenbocka où nous faisons halte et
où nous trouvons de l'eau. !? fait une bonne température mais le soleil
commence à chauffer et nous nous
débarrassons de nos cache-nez et de nos chandails.
Dès la sortie de Hohenbocka la route
pénètre dans un bois assez touffu et se transforme rapidement en une piste
forestière pleine d'ornières ensablées et quasi impraticable pour les chariots.
La colonne s'étire considérablement, et comme nous sommes cette fois en tête de
la deuxième partie de la colonne, nous venons constamment buter dans la queue
de la première partie, ce qui provoque des à-coups très fatigants pour le
marcheur pédestre. Alors que la veille, sur la route goudronnée, tout le monde marchait régulièrement à bonne
allure, aujourd'hui les chariots ont
beaucoup de mal et doivent faire route chacun pour soi. Les haltes horaires, que les piétons continuent à
respecter, n'existent plus pour les chariots qui profitent des pauses
pour remonter la colonne et gagner du temps
en prévision d'un accident. Cela occasionne une belle pagaille et tout le monde rouspète...
La traversée du bois dure jusqu'à
Gutehorn où nous faisons encore une petite halte, et elle reprend aussitôt
après dans des chemins encore plus difficiles. On commence à voir des équipes
s'arrêter au bord du chemin pour réparer les avaries. Nos gardiens, qui suent
aussi, ne sont pas très virulents, sauf quelques uns, vite repérés.
L'Interprète allemand, un grand sous-officier à moustaches qui circule à vélo,
en entend de vertes chaque fois qu'il remonte la colonne. L'officier allemand
qui est en tête de notre fraction, un type assez apathique et très sanguin,
fume sa pipe tranquillement sans se soucier de nos récriminations. Nous
voudrions en effet faire une grande halte pour laisser la colonne de tête
prendre du champ, de manière à pouvoir ensuite marcher sans ces à-coups, mais
il ne veut rien savoir. Nous fatiguons beaucoup. Nous traversons quelques villages agricoles perdus dans les bois :
Hernsdorf, Jannowitz, Kroppen. Ce sont
tous des villages-rues : les habitations, des fermes pour la plupart, ont une façade avec une entrée principale sur la
rue unique du village ; par derrière on distingue les communs, les étables et
les granges, qui donnent directement
sur les champs. Beaucoup de volaille : des oies, des canards, des pigeons, des poules naturellement en
quantité. Mais, dans l'ensemble, pays
d'élevage assez pauvre. Terre trop légère, beaucoup de landes.
Après Kroppen nous traversons la voie
ferrée et nous gagnons les lisières nord-ouest de la ville d'Ortland que nous
croyons être le terminus de l'étape, en réalité nous n'entrons pas dans
la ville dont nous ne faisons que traverser un faubourg, et nous sortons, assez
inquiets sur le lieu de notre cantonnement car il est déjà tard. L'étape a été
longue, nous avons marché lentement dans les bois et nous sommes en retard. Au
sortir de la ville nous voyons de chaque
côté de la route, maintenant très belle, de grandes prairies où nous tremblons un moment de passer la nuit.
Cependant nous avançons toujours et
nous passons sous l'autostrade Berlin-Dresde. Nous grimpons une petite côte et nous découvrons avec soulagement une série de petits villages à peu de distance.
Comme la veille, la colonne est fractionnée
à l'entrée du village et nous sommes dirigés, avec un contingent de neuf cents, dans une grosse ferme où
deux granges, sans lumière cette
fois, nous sont attribuées.
Hier nous avions paille, lumière et
eau (trois robinets dans le jardin). Cette
fois pas de lumière, peu de paille, et pas d'eau, sauf celle du ruisseau qui coule dans la cour de la ferme. On peut s'y
laver, mais pour faire la cuisine, rien à faire. D'ailleurs il est tard, nous
sommes fatigués et assez mal
installés. Nous décidons de profiter au maximum de la nuit, et aussitôt après avoir touché notre ration de soupe - une
louche de flocons d'avoine assez
consistante - nous nous couchons...
Nous avons su par la suite que tout
le monde ne nous avait pas imités. La ferme était dirigée par une allemande,
mais, en l'absence des hommes, la main d’œuvre était fournie par des
Polonaises. C'étaient elles qui nous avaient fait la soupe. Or, elles étaient
d'un physique agréable !... L'abbé Cambier, ayant envie de dire sa messe, se
mit à la recherche d'un petit coin tranquille, et, comme par hasard, tomba en
plein sur celui qu'avaient choisi avant lui quelques camarades Impatients de
contrôler l'efficacité d'une virilité
depuis si longtemps en veilleuse... Devant le spectacle de ces croisements internationaux, notre curé battit en
retraite, à la fois scandalisé et
désespéré de voir le peu de résultats qu'une prédication pourtant véhémente avait obtenu au bout de cinq
ans !
Je ne connais pas toutes les suites
de l'aventure, mais je sais que le lendemain quelques uns quittèrent la ferme
la musette bien garnie de lard et de bon pain. Aussi, dans les circonstances
que nous traversions, nous nous gardâmes de nous en tenir à un jugement
rigoriste, et, ma foi, nous pensâmes que c'était peut-être une solution à
envisager dans les cas désespérés... Je dois ajouter que nous n'avons jamais dû
aller jusque là i
Lundi 19 Février
L'habitude est une seconde sature...
Il y a des manquants au départ ce matin : le
chef de bataillon Le Bras,
le capitaine François, le couple Daniélou-Harburger*
(*il ne faut pas voir dans le terme de "couple" que j'utilise à
propos de ces deux camarades une allusion de quelque nature que ce soit ! Mais
ces deux PSM ne se quittaient jamais et formaient d'ailleurs une popote à eux
deux.). Rien que pour notre baraque.
Nous sommes nous-mêmes assez
fatigués par l'étape d'hier, mais nous
pensons qu'une fois échauffés cela Ira mieux. Les pieds ont bien tenu le coup. Ce sont les muscles qui sont trop durs.
Mes points sensibles sont le genou
(déjà!) et la tête du fémur.
Enfin, après le rituel matutinal,
nous nous rassemblons et nous partons. On traverse Grosskünchlen où une partie
du détachement a semble-t-il cantonné, puis nous nous engageons sur la route de
Grossenhain.
La route est meilleure qu'hier, bien
qu'en certains endroits assez raboteuse. Le parcours en tout cas est très
accidenté. La région que nous traversons est monotone et les croquis
panoramiques sont très simples : amples vallonnements de pénéplaine, quelques
moulins à vent. Toujours des villages-rues : Blochwitz, Folberg. Avant
d'atteindre ce dernier village nous sommes témoins d'un fait curieux : au
passage a niveau qui se trouve là, le train s'arrête pour nous laisser passer
!...
Nous faisons route depuis le départ
du camp avec des colonnes de réfugiés allemands. Aujourd'hui, en traversant les
bois de Raschitz, nous doublons un convoi dont tous les occupants ont mis pied
à terre ; la carriole est arrêtée, le cheval est mort d'épuisement... Tous ces
gens sont désemparés, mais nous pensons au calvaire de la pauvre bête et à la
somme de; travail qu'elle a dû fournir pour en arriver là. Pour moi
le récit de Saint-Exupéry dans 'Terre des Hommes" me revient à la mémoire
: " ce que j'ai fait Aucune bête ne l'aurait fait ", L'homme
est le plus solide des animaux, non à cause de ses muscles mais de sa volonté.
Après Folbern nous longeons une
rivière très propice au lancer léger. Puis nous entrons à Grossenhain : c'est
une grosse ville très propre et assez bourgeoise. Après quelques détours nous
arrivons en vue d'une caserne qui me
fait penser à l’École de Cavalerie de Saumur mais en plus grand et en plus moderne. Notre colonne longe en
effet des écuries et .des carrières
avant d'arriver devant de grands bâtiments très modernes. Nous nous réjouissons
déjà de coucher dans des dortoirs aménagés et nous regardons d'un air faussement détaché les
évolutions des amazones dans la carrière...
Car ici il n'y a que des écuyères. Certaines, paraissant avoir un certain âge, font du dressage sous la surveillance
d'un vieil officier à monocle, très représentatif du type classique de
l'officier de cavalerie allemand. D'autres,
toutes jeunes au contraire, font de l'école de conduite sur des breaks et même des fourragères. Quelques
sous-officiers semblent avoir la
haute main sur tout cela, ils considèrent en tout cas les biffins qui nous servent de gardes du corps comme de la petite
bière, car les traditions dans la cavalerie sont les mêmes dans toutes
les armées du monde !
Après une attente assez longue
pendant laquelle les officiers allemands chargés de notre colonne parlementent
avec les cavaliers pour obtenir un cantonnement : on nous dirige derrière le
grand bâtiment vers un manège* Toute la colonne doit y passer la nuit. Coucher
sur la sciure humide ne nous sourit guère mais il faut bien y passer.
Personnellement j'ai souffert toute la journée d'une fluxion et je suis assez
fatigué. Quand je me vois dans la grande glace du manège avec ma figure enflée,
je m'effraie moi-même. De plus je me sens fiévreux, et, de fait, en prenant ma
température, je m'aperçois que j:ai 38'6. Je vais faire un tour au
toubib, mais devant l'affluence des éclopés,
et dont certains sont mal en point, je me
retire. Pour le moment nous sommes bloqués dans le manège. C'est paraît-il le plus grand d'Europe et je n'en ai
jamais vu de pareil : il fait bien
150 métrés de long sur 50 de large : il est très haut de charpente et celle-ci
est métallique. Très bien éclairé par d'immenses baies vitrées, le manège est décoré tout, autour par des fresques
immenses représentant soit des champions contemporains en action, soit les
différentes positions correctes aux trois allures, soit enfin quelques scènes
humoristiques. Le pare-bottes en
bois est très haut. 11 n'y a pas de tas de sciure dans les coins, il n'y a pas non plus de piliers ni de
matériel d'obstacles, il semble bien
uniquement destiné au galop ou aux reprises d'écuyers.
Devant l'impossibilité de sortir,
beaucoup de camarades décident de faire du feu à l'intérieur du manège et de
faire leur cuisine ainsi. Le combustible est fourni par tout ce qui est en
bois. Au bout de quelques minutes l'atmosphère est irrespirable malgré les dimensions
du manège. Nous pouvons enfin sortir, et les feux à l'intérieur
disparaissent. Les abords immédiats où nous pouvons aller consistent en un
robinet à petit débit où il faut faire la queue pour avoir un peu d'eau et en
feuillées que des prisonniers russes
viennent de creuser. C'est la première fois que nous voyons des Russes. Ils
nous apparaissent sous un jour sympathique, mais nous nous heurtons avec eux au
mur de l'incompréhension, impossible d'attribuer
un sens à leur jargon. Nous leur donnons des nouvelles, de l'avance russe. Ils semblent ignorer le nom du
Maréchal Koniev mais sont très
contents de savoir que la fin approche, ils sont d'ailleurs assez fatalistes et attendent avec patience le dénouement.
L'officier au monocle trônait pendant
ce temps dans le poste de police où plusieurs affiches murales rendaient compte
des Jeux Olympiques qui avaient eu lieu à Berlin en 1936. Le capitaine de
Renan-Chabot, qui était parmi nous, avait participé à ces Jeux et y avait même
gagné la médaille d'or d'une des disciplines d'équitation. A ce titre le
chancelier Hitler lui avait serré la main. Notre ami en fit part à l'officier
au monocle et lui montra la photo qui relatait ce fait ; son interlocuteur, très
impressionné, se mit au "garde à vous" en claquant des talons et
salua gravement - en portant la main droite à la visière de sa casquette et non
pas en tendant le bras à la mode nazie - et il déclara : " je n'ai pas eu
cet honneur ".
La nuit est déjà proche quand on nous
annonce la soupe : elle est à la fois abondante et excellente, aussi nous
présentons-nous pour le rab ; dans notre honnêteté nous prévenons les gens qui
arrivent encore à la fin de la queue que nous avons déjà eu de la soupe, mal
nous en prit, car tout le monde n'eut pas cette délicatesse et finalement tout
le monde passa devant nous !... Ce qui est pire c'est que certains reprirent
aussi des boîtes de conserves, ce qui eut pour résultat de frustrer une
vingtaine de camarades de leur ration. Toujours est-il que, nous présentant
dans les derniers, nous eûmes une ration énorme de soupe, lactée et sucrée, qui
nous fit le plus grand bien.
Ce qui fait que c'est presque repus
que nous nous allongeons sur la sciure pour dormir. Avant le couvre-feu
l'alerte est donnée, nous sommes donc privés de lumière avant l'heure.
Certains., surpris avant d'avoir terminé leurs préparatifs, allument des
allumettes ou des torches, ce qui soulève un tollé général, car les allemands
ont la gentille habitude d'éteindre ces lumières à coups de pétoire, et
personne ne tient à se faire démolir le portrait.
Aussi, ce soir Ià3 c'est
parmi les cris de "à l'assassin" et "au fou, arrêtez-le" que je m'endors, en espérant que
ma fluxion se résorbera dans la nuit.
Mardi 20 Février
Trans Rhenum Germani incolunt... (Tacite,
Histoires)
C'est avec un soupir de soulagement
que nous évacuons ce matin le fameux manège qui restera célèbre dans les
annales de notre randonnée. Pour ma part j'y ai passé une des meilleures nuits
de la route, mais beaucoup n'y ont pu dormir. Certains n'ont pas voulu
s'allonger sur la sciure humide et sont restés assis. D'autres, pour ne pas
risquer de s'endormir, ont passé la nuit à faire du thé et à boire.
La température est aujourd'hui
nettement plus forte que les jours précédents. Comme la route est de plus en
plus accidentée et que c'est le quatrième jour que nous marchons, la fatigue se
fait sentir. Pour comble de malheur nous faisons maintenant route dans un pays
assez hostile, la Saxe, et les habitants poussent quelquefois la barbarie
jusqu'à refuser de nous donner de l'eau à boire.
Plusieurs incidents ont eu lieu durant l'étape.
A Wildenhain, où nous avons fait
halte, un enfant par nous sollicité nous apporte un seau d'eau : survient sa
mère qui commence par nous traiter de Schweinerei*(*injure que l'on peut
traduire approximativement par "bande de cochons"...), flanque
une tournée au gosse et renverse le seau par terre. Pourquoi aurions-nous
aujourd'hui Pitié d'elle si sa maison a cramé et si les Russes l'ont violée ?
Quand nous passons à Glaubitz il fait déjà très chaud et nous essayons de nous
ravitailler en eau. Certains y parviennent mais d'autres se voient refuser
l'eau par les femmes. Les gosses eux-mêmes semblent nous marquer. Beaucoup
d'entre eux ont le poignard au côté et la croix gammée au bras.
A Zeithain des femmes veulent bien
nous donner accès à leur pompe et nous aident à remplir nos bidons : mais
survient alors un vieux tout, blanc, coiffé d'un bizarre petit chapeau à plume
et armé d'une canne qui se met à vitupérer dans sa langue si harmonieuse et
prétend interdire aux femmes de nous donner à boire. Celles-ci ne semblent pas
s'émouvoir d'ailleurs, mais le vieux est furieux et gesticule encore longtemps
après notre passage...
C'est là qu'un Hongrois m'a donné son
quart de jus à boire, voyant que je ne pouvais pas me procurer d'eau dans !e
pays. De pareilles scènes ne sont pas prés de s'effacer de notre mémoire, et
les Saxons peuvent compter sur nous pour répandre partout où nous irons le
récit des traitements inhumains qu'ils nous ont Infligés.
Nous avons traversé ces régions à
nouveau après notre libération par les Russes. Devant le spectacle des villages
détruits, des silos ouverts, des caves pillées, des femmes violées et des
hommes déportés ou fusillés, nous avons pensé à la Justice immanente... Le
Glaive de Dieu s'est abattu, laissez passer la justice du Roi !
Après Zeithain l'étape se fait
vraiment pénible. Chez nous Job accuse nettement le coup. La chaleur, la soif,
sa poussière, et cette route interminablement droite, finissent par nous
accabler. Nous traversons l'Elbe au pont de Riesa que les allemands sont en
train de miner. Ce pont nous semble d'une longueur démesurée. L'Elbe n'est pas défendue
militairement si ce n'est par des Panzerfaust embusqués dans des trous
individuels. D'ailleurs les abords du fleuve sont plats et les barrages qui sont établis sur quelques routes ne sont d'aucun
intérêt par suite des facilités que
présente le terrain à la progression des chars.
Après la traversée dû pont on nous
impose celle de la ville. Nous n'en finissons plus de tourner, de longer des
avenues et des rues. La ville semble pleine de militaires aux uniformes variés
et dont beaucoup sont éclopés. Nous passons à coté de casernes, mais nous ne
nous arrêtons pas. Enfin, après un parcours de plusieurs kilomètres, qui furent
pour certains d'entre nous un dur calvaire, nous pénétrons dans la cour d'un
quartier d'artillerie motorisée, il est déjà tard mais on nous annonce que nous
ne faisons que toucher la soupe ici et que notre cantonnement est encore à huit
kilomètres ! C'est un coup dur pour le moral... Nous sommes véritablement sur
les genoux. Néanmoins nous cassons la croûte et nous allons toucher la soupe qui,
heureusement, est bonne. C'est là que Bébert tombe dans les pommes, aussitôt
imité par deux ou trois autres. Grésil Ion s'appuie sur moi pour ne pas en
faire autant. C'est le passage de l'air libre à l'atmosphère de la cuisine qui
est fatal. Après avoir mangé la soupe nous retournons au rab mais nous n'en
avons pas. Nous n'insistons pas, trop fatigués pour refaire la queue encore une
fois. Je vais voir le toubib pour essayer de mettre le sac de Job sur la
voiture. Il me déclare que, vu le nombre de camarades fatigués, il va essayer
de prendre une mesure générale. En effet, on
nous annonce que seuls ceux qui se sentent capables de marcher encore pendant huit kilomètres
rejoindront le cantonnement prévu,
les autres passeront la nuit dans un cantonnement de fortune à Riesa et feront le lendemain une petite étape de huit
kilomètres au lieu d'avoir un jour
de repos complet comme prévu. Nous décidons de partir le soir même, sauf Job qui est avec les malades. Nous
partons alors qu'il fait déjà nuit et nous trouvons cela très agréable.
A peine avons-nous fait quelques centaines de mètres que Job nous rejoint,
n'ayant pas voulu risquer de passer la nuit à la belle étoile ! Il parait
en effet que rien n'était prévu pour les malades, et en fait ils passeront la
nuit dans un hangar ouvert à tous vents et dont une partie du toit manque.
Comme ils sont trois cents ils n'ont guère de place. Pour comble d'infortune il
pleuvra la nuit et ils devront encore se
resserrer sous l'averse qui tombe du toit percé. En somme, ils ne pourront pas dormir. Quand on songe
que ce sont des malades à qui les
allemands ont infligé ce traitement après bien d’autres exactions, on ne peut plus avoir pitié des
colonnes de prisonniers qui défilent
a présent sous nos fenêtres et qui pourtant ne sont pas beaux à voir*(*ceci a été écrit, je le rappelle, à Bunzlau
vers 1945.)
Pour nous, maintenant au complet,
nous sommes très en forme pour cette marche de nuit. On apprend de plus que
nous ne ferons pas huit kilomètres mais seulement trois, une ferme ayant
accepté de nous héberger à la sortie du village de Pausitz.
La traversée du village est marquée
par un incident assez cocasse et propre à édifier la postérité sur les
mœurs des femmes allemandes ! Un groupe de jeunes filles précédait de peu notre
colonne en jacassant, lorsque l'arrivée d'un convoi militaire de quelques
camions les força à se ranger sur le trottoir. Au lieu de le faire calmement,
elles se mirent à pousser des cris perçants et s'égaillèrent dans nos rangs en
recherchant le contact... L'une d'elles se jeta même dans nos bras, la poitrine
en avant, et se camarade qui encaissa le choc affirma en avoir eu plein les
mains !.... Ceci n'a rien d'étonnant, nous en avons appris bien d'autres
depuis...
Au sortir du village de Pausitz nous
prenons un sentier qui nous conduit devant une grange immense dont une
extrémité est occupée par un tas de paille. Nous occupons les lieux et, grâce à
la lumière qui existe, nous pouvons étendre la paille par terre. Nous nous
couchons très tard mais dans de bonnes conditions et avec la perspective
souriante d'un jour de repos bien gagné: il y a bien quelques rouspéteurs, il y
a aussi les pieds fatigués, mais nous sombrons aussitôt dans un sommeil d'une
profondeur certainement Insondable comparable seulement avec le degré de
barbarie des allemands que nous portons ce soir là particulièrement dans notre cœur...
Mercredi 21 Février
Après l'effort, le réconfort!,
(locution proverbiale)
Bien que nous ayons envie de faire
pour une fois la grasse matinée, le souci de faire la cuisine nous sort des
couvertures dès sept heures et demi environ, sauf pour les plus fatigués qui
resteront la plus grande partie de la
journée sur la paille. Le temps est désagréable, il pleut, et le sol argileux est transformé en boue. Nous sommes dans
une ferme dont le propriétaire ou le
gérant est du Parti. C'est ce qui explique qu'il y a encore quelques hommes. Un prisonnier français qui
travaille aux champs nous dit même que le propriétaire est mort sur le
front de l'Est et que le parti a adjoint sa veuve un intendant qui fait son
petit chef. Toujours est-il qu'il nous
refuse de nous donner accès au point d'eau. Notre seul recours sera d'aller en
corvées organisées à l'étable où il y a une pompe. Nous ne savons si l'eau est potable, mais, comme elle ne sert
qu'à la toilette ou à la cuisine pour
faire la soupe ou des boissons chaudes, peu importe au fond.
Dès le matin nous Installons un feu
dehors avec des cailloux. Les sentinelles font d'ailleurs quelques difficultés,
prétendant que le Bauer ne veut pas de feux. Le fait est que, vers dix heures,
un énergumène arborant un superbe insigne à croix gammée fait retentir la
campagne environnante de ses éclats de voix. Après avoir copieusement
interpellé la sentinelle qui n'en peut mais, il prétend aller chercher
l'officier allemand pour lui faire enlever les feux. Nous assistons à une
engueulade en règle. Ce n'est pas la dernière. Mais nous tenons ferme nos
positions et nos feux.
J'ai compris ce jour là le campisme.
Faire du feu sous une pluie battante avec du bois vert ou mouillé, c'est du
sport ! Mais faire sur ce même feu la cuisine pour un groupe de sept jeunes
gens affamés, c'est une vraie gageure... Pourtant nous avons fait ce jour là du
jus le matin en une heure, y compris l'allumage, puis des haricots plein la
galtouse, puis du jus pour midi, puis des patates en quantité industrielle pour
le soir, et encore du jus i Nous avons bien
mangé et nos malades avaient pour le soir repris du poil de la bête. Nous n'avons pas lésiné sur les patates car elles provenaient du silo de la ferme. J'avais bien
repéré la veille au soir ce grand tas
de terre et de paille qui s'étendait devant la grange, mais nous étions
las, et ma proposition de monter une expédition n'eut pas de succès. Le lendemain au contraire, pendant que je faisais
cuire les fayots, les autres se
débrouillèrent pour soutirer des réserves du grand Reich quelques kilos de pommes de terre. Ce légume divin, comme
chantait notre poète*(*il s'agit bien entendu du capitaine Gaudu qui écrivit un
poème à la gloire de la pomme terre
et de Parmentier, son "inventeur'".), fut vraiment une bénédiction pour nous, non seulement à l'aller
mais même au retour, et à l'heure actuelle
il forme encore la base de notre alimentation.
Un épisode saillant de cette journée
fut pour moi la douche que je pris sous la gouttière pour procéder à ma
toilette. Je pus aussi me raser, ce qui ne
m'était pas arrivé depuis le départ ! Ainsi, du triptyque routier eau-air-soleil, j'eus au moins les deux premiers
termes.
Nous avons appris par la suite que le
propriétaire de la ferme était en prison et non pas mort sur le front de l'Est
comme nous l'avions cru la veille, et que sa femme était sous la coupe du Parti
qui la faisait surveiller par un intendant nazi.
Ô beautés du régime national-socialiste !...
Jeudi 22 Février
Oui, je viens dans Son temple adorer l’Éternel.
(Racine, Athalie,
Acte I, scène 1)
La journée de repos n'en fut pas une
pour moi. Mais dans la paille de la grange modèle je dormis comme un
bienheureux et c'est, frais et dispos que je me réveillai le lendemain matin.
Nous reprenons notre marche vers
l'Ouest. Après quelques kilomètres de route goudronnée nous bifurquons dans un
chemin de terre et c'est une nouvelle épreuve pour les pauvres chariots. Nous
atteignons enfin Naundorf où nous retrouvons la bonne route. C'est le moment
que choisissent plusieurs chariots pour lâcher leurs propriétaires. Nous
assistons là à quelques curées, dont celle d'un lieutenant-colonel qui voit
partir avec désespoir sa réserve d'oignons
et de farine ! Le spectacle est un peu écœurant
car beaucoup de pillards n'attendent même pas que les malheureux sinistrés soient partis pour se partager
leurs dépouilles et il faut même que
le pauvre colonel intervienne pour sauver ce qui lui restait de chocolat...
Nous arrivons le soir à Mügeln où un
certain nombre d'entre nous trouvent asile dans un cinéma. Quant à notre
popote, elle fait partie d'un autre
détachement qui continue jusqu'à Altmügeln où les autorités locales nous font généreusement don du temple. Ce temple,
muni de stalles inamovibles, n'a
jamais été prévu pour coucher qui que ce soit. Néanmoins nous réussissons à nous installer tant bien que
mal et plutôt mal que bien.
A peine y sommes-nous que nous
assistons à un spectacle peu banal : au milieu de gens couchés sur le moelleux
tapis qui couvre tout le chœur se dresse un autel où trône une Bible aux
proportions respectables ; de chaque côté une petite table, destinée sans doute
à recevoir les offrandes comme dans le temple de Salomon. Sur chacune de ces
tables un prêtre catholique dit sa messe sous l’œil paternel de Luther qui, du
haut de son portrait gigantesque, contemple la scène sans rien dire, et pour
cause !
Tout autour du temple les murs
portent des couronnes funèbres à la mémoire
des enfants d'Altmügeln tombés au champ d'honneur pour leur Führer et leur Vaterland. Nous en comptons 94 ce
qui n'est pas mal pour un aussi petit village.
Une rivière coule en bas de la montée
au temple. Une minoterie y est installée où nous trouvons moyen de chiper un
peu de farine et de mouture. Le commerce avec les habitants ne rend pas si ce
n'est dans la soirée où Magadur, toujours à l'affût, nous procure une potée de
lait où nagent quelques grumeaux de je ne sais quel produit, mais c'est bon
quand même.
Ce soir là nous avons fait notre
cuisine au cimetière parmi les tombes. Nous avons démoli quelques entourages en
bois pour faire le feu. D'autres ont été contraints d'utiliser ce lieu de repos
pour satisfaire leurs besoins naturels, en sorte que le pauvre pasteur de
l'endroit n'a cessé, paraît-il, de fulminer contre ces cochons de Français qui
ne respectent même pas les morts ! C'est ainsi qu'on écrit
l'Histoire...Mais comment faire autrement ? Nous étions mille cinq cents
enfermés dans le temple et son cimetière, et il
fallait bien se déculotter quelque part I
La concierge du cimetière sut tirer
parti de la situation en vendant au prix fort un stock de patates du voisinage
sous l’œil paterne du Hongrois de garde qui
touchait une commission !
Il fut question un moment d'aller
chercher la soupe au village voisin. Finalement ce fut la minoterie qui servit
de cuisine et nous n'eûmes qu'à traverser la route. La femme qui servait la
soupe refusa de nous donner du rab alors qu'il en restait pas mal. Elle a dû
nourrir ses cochons avec notre ration ! Ceux du village voisin vinrent du
cinéma en corvée chercher leur soupe. Ils furent chemin faisant attaqués par
des inconnus qui barbotèrent la soupe, et nos camarades l'attendirent vainement
ce soir là.
La nuit fut franchement mauvaise à
cause de l'impossibilité de s'allonger, même par terre. Car les stalles étaient
disposées de telle sorte qu'on ne pouvait utiliser ni le banc ni le prie-Dieu
ni l'intervalle entre les deux. C'est certainement de ce temple que je garde le
plus mauvais souvenir du voyage.
Naturellement il n'y avait pas d'eau.
Comme nous ne pouvions pas sortir pour en chercher, il a fallu recourir aux
enfants du village qui nous rapportèrent nos récipients remplis. C'était
d'ailleurs une belle pagaille, car, pour se reconnaître dans cette foule,
c'était toute une histoire, et 11 y a eu bien des "mégardes".
Enfin, dernier détail, nous
nous sommes éclairés grâce au lutrin qui était
muni d'une puissante ampoule, remplaçant probablement le chandelier à sept branches de l'Ancien Testament.
Vendredi 23 Février
Tout royaume divisé contre lui-même
périra. (Luc 11,17)
L'étape d'aujourd'hui a été dure,
car, à la longueur elle joignait la difficulté : terrain très accidenté,
mauvaises routes malgré la carte.
Nous atteignons la vallée de la Mülde
que nous traversons. C'est une rivière
importante au cours capricieux mais très agréable et qui semble favorable à la
pêche... Les berges sont pittoresques et attirent le campeur. Le canotage doit
u être passionnant à cause des quelques rapides qu'on trouve sur le cours.de la
rivière. De nombreux moulins s'alimentent à cette eau vive et transparente qui
laisse deviner un fond de sable et de cailloux.
De chaque côté les coteaux sont
couverts de forêts et encaissent une vallée verte et riche où des villages
importants s'étalent au bord de Veau. Nous nous arrêtons à Marschwitz, un de
ces villages que l'on découvre soudain derrière un vallonnement au confluent
d'un petit ruisseau. Nous ne descendons pas au village même, mais nous restons
sur la hauteur dans une grosse ferme. Le fermier est un ancien officier du
Kaiser ; il se présente très correctement au colonel et propose de nous faire a
manger, il a des patates et quelques légumes, du lait frais et une installation
permettant de faire de la soupe rapidement à tout le détachement.
L'officier allemand refuse et nous
assistons à une prise de bec entre la nouvelle
armée et l'ancienne.
- " De mon temps on savait se
conduire envers les officiers français " conclut notre
vieux bonhomme, qui s'en va dans la cour bavarder avec les hôtes de sa ferme.
Il paraît qu'il aurait dit pas mal de
choses, mais il faut toujours se méfier des bobards. Ce qui est certain c'est
qu'il a prétendu être antinazi et qu'il a annonce que le parti n'était plus
suivi par les allemands depuis Stalingrad. Il a dit aussi que c'était Himmler
qui était le vrai patron et qu'il tenait les rênes grâce à la police d’État.
Là nous avons fait du feu dans la
cour. J'ai cassé la lame de mon couteau en fendant du bois. Je l'ai ensuite
perdu car la poche de ma vareuse était percée. Nous avons mangé sur le timon
d'une charrette en guise de table et nous nous sommes couchés de bonne heure.
J'ai essayé de faire du commerce avec les femmes polonaises de la ferme mais
elles étaient idiotes et il n'y avait rien à en tirer.
Des silos de pommes de terre nous
tentaient derrière la grange mais nous étions trop fatigués ce soir là pour
monter une expédition. Nous avons eu une soupe quand la nuit tombait mais
personne n'est resté attendre le rabiot car les jambes flageolaient et le temps
fraîchissait. C'est là que Doussot s'est foulé la cheville et que Villain a
lâché. Ils ont été très bien soignés par le fermier et ont pu rejoindre la
colonne à Benndorf où ils nous contèrent leur odyssée.
Un travailleur français charriait du
fumier mais ignorait tout de la situation et ne savait pas le premier mot du
communiqué. Il était gras à souhait et paraissait en excellente santé. En
dehors du menu du prochain repas rien ne semblait l'intéresser si ce n'est les
appas d'une petite Polonaise, qui, de son côté, appréciait ses robustes
épaules...
Encore un qu'il a sans doute fallu aller chercher de
force, à moins qu'il ne soit toujours là-bas !...
Samedi 24 Février
Si le pardon est possible, l'oubli ne peut l'être.
(Nacht und Nebel)
Nous commençons ce matin à en avoir
marre. Mais il faut partir encore. Nous marchons dans la boue du chemin
tortueux qui traverse une nouvelle fois la vallée. Boue - des montées et des
descentes - des à-coups terribles à cause des chariots et des traînards, car
aujourd'hui il y en a. Kerdreux lui-même rame lamentablement, d'ailleurs il
devra ce soir abandonner avec 39 de fièvre.
Enfin Colditz et ses pavés. Nous
voyons ce fameux château qui sert de camp à nos camarades "de l'armée de
Gaulle". Certains d'entre nous y retourneront d'ailleurs dans quelques
semaines pour y attendre les Américains et la forteresse volante qui les ramènera
un mois avant les autres.
Nous traversons la ville sans nous arrêter. Une autre colonne
s'y arrêtera et devra passer une nuit entière
sous la pluie battante en attendant
que s'ouvre la porte de leur nouvelle prison. Pendant ce temps la population manifeste ses sentiments haineux.
Nous pilions au passage un silo.
Hélas, c'étaient des choux-raves. Mais nous les mangeons tels que, en tranches
crues. C'est rafraîchissant. Ce soir nous en ferons une soupe succulente.
Les Allemands ne savent pas ou nous mettre.
Il n'y a pas de place prévue pour nous ! On
nous dirige enfin sur le camp de déportés qui se trouve de l'autre côté de la rivière (c'est toujours la Mulde) sur une
colline.
Dans ce camp travaillent des juifs
hongrois de six heures du matin à huit heures du soir, sans arrêt, ils sont
sous les ordres d'un bagnard, un condamné de droit commun. Pour la plupart ce
sont des intellectuels, des médecins, des chirurgiens renommés, " des
avocats célèbres, quelques commerçants, quelques Industriels. Tous sont juifs,
et pour cela les Allemands les ont arrachés à leur famille et envoyés au bagne,
ils n'ont jamais reçu de nouvelles des leurs qu'ils savent seulement déportés
comme eux. Ces cerveaux sont maintenant des épaves : hâves et titubant, ils
vivent dans la terreur, ils attendent chaque soir le lendemain avec angoisse,
car ils savent que la chambre à gaz les engloutira un jour. Pour toute
nourriture ils ont à midi un quart de jus de ruta et quelques pommes de terre
cuites à l'eau, ils ont aussi deux cents grammes de pain. Réduits à travailler
dur sans manger, ils n'ont plus que sa peau sur les os. Beaucoup sont
complètement abrutis, mais quelques uns luttent encore et soutiennent les autres.
Malgré nos faibles ressources, nous leur donnons des biscuits, du chocolat, du
pain, du sucre. Ils se cachent pour grignoter ces maigres cadeaux, ils en
mettent dans leur poche malgré leur faim, pour les donner plus tard à ceux qui
meurent dans leur baraque sans soins. Nous nous estimons bien heureux à côté de
ces misérables qui ont tout perdu même l'espoir. Quand ils meurent à la tâche
leurs bourreaux récupèrent leurs habits en loques et les transportent nus dans
une charrette jusqu'à un trou creusé n'importe où dans un champ. Là, on les
jette pêle-mêle dans la fosse, qui par les pieds, qui par les cheveux, comme
des charognes, sans autres témoins que les quelques passants qui, par on ne
sait trop quelle aberration de toute humanité, s'arrêtent pour ricaner et
parfois crachent dans la tombe et y font
cracher leurs enfants ...
" Ce sont des choses vues et
consignées sur un rapport officiel contresigné du colonel Lacroix que je
rapporte ici pour que mes enfants sachent ce qu'est un nazi et de quoi sont capables
ceux qui oublient que les hommes, sont frères... "
Nous ne sommes restés que quelques
heures en compagnie des déportés juifs, le temps pour les allemands de nous
trouver un cantonnement dans un coin de ce vaste camp. M s'agissait de baraques
du modèle courant. Elles ne comportaient pas de bloc sanitaire et nous dûmes
donc nous contenter de feuillées, aménagées assez hâtivement semble-t-il, en
contre-haut de la route sur laquelle défilaient les promeneurs du samedi.
Ceux-ci ne s'attendaient sans doute pas au spectacle de ces postérieurs à l'air
!... La poutre sur laquelle nous devions nous asseoir vint d'ailleurs à casser
sous le poids de trop nombreux usagers dont certains chutèrent dans ce qu'il faut bien appeler la merde...
Décidément, nous n'aurons gardé de
Colditz que de bien mauvais souvenirs.
Dimanche 25 Février
Les chiens aboient mais la caravane passe...
(Proverbe arabe)
C'est avec un serrement de cœur que
nous quittons Colditz à la pensée des pauvres gens que nous laissons derrière
nous. Kerdreux n'a pu nous suivre à cause de sa fièvre. 11 sera baladé
d'infirmerie en infirmerie et nous rejoindra à Benndorf.
Nous partons sans avoir touché de
ravitaillement. Les allemands nous l'avaient promis pour hier soir, puis pour
ce matin. Us nous disent qu'on nous le fera
suivre et que nous le toucherons en route. Comme nos réserves commencent à diminuer après huit jours de marche,
nous ne sommes pas très "fiers.
''Néanmoins nous partons.
Nous entrons dans un bois touffu où
la route est longée sur chaque côté par un layon forestier que nos sentinelles
utilisent comme chemin de ronde. Nous passons devant la Kommandantur du IV D, un palace où, derrière les
immenses baies vitrées, nous apercevons des paperasses entassées et quelques
dactylos, il paraît que c'est là que va s'installer le général allemand avec
son état-major et aussi le bureau français. Nous toisons du haut de notre
misère ce luxueux palais et notre colonne s'enfonce dans le bois.
Au moment de la halte, des camions de
pain nous doublent : c'est le ravitaillement attendu. On nous met en colonne
par cinq et on nous distribue un pain pour cinq et une boîte de singe pour dix.
C'est une manière élégante de faire l'appel et nous avons su gré aux Allemands
de cette formalité simple.
En sortant du bois nous
traversons Bad-Lausick, un village-rue, interminable, où nous défilons gaiement
à la grande fureur d'un membre du parti dont l'intervention intempestive n'a pour
résultat que de redoubler nos clameurs.
Encore un petit effort et nous voilà
à Flössberg, à la sinistre mémoire : trou infect aux ruelles boueuses et à
l'atmosphère empuantie par ses tas de fumiers nauséabonds, ce village rural
restera pour nous le symbole de la sauvagerie saxonne. La fermière qui eut
l'honneur d'héberger ce soir là mille
officiers français, refusa à peu prés tout ce qu'on lui demanda : défense
de faire du feu, défense d'allumer la lumière, pas de paille. Cette furie
assista aux côtés du capitaine allemand à notre repas, c'est-à-dire qu'elle eut
le cœur de contempler le défilé des mille PG, la gamelle à la main, devant le
distributeur d'une maigre louche de soupe aux pois.
La nuit que je passais dans la grange
fut épique. Sans lumière on ne voyait rien. Je réussis à trouver un
poteau sur lequel j'arrimai mes affaires à l'aide des pitons que je
porte toujours sur moi : ils se vissent très facilement et on peut accrocher
pas mal de choses ainsi. Je fis ensuite mon lit, mais ma place se trouvait
juste au changement de niveau du tas, car ce tas, dans lequel les gerbes
n'étalent pas toutes dans le même sens, avaient dû fournir la paille à ceux
d'en bas, de sorte que la surface n'était plus horizontale ni unie mais au
contraire présentait une forte pente et des trous assez considérables. Toujours
est-il que dans la nuit je tombai dans un de ces trous ! La paille me recouvrit
en partie et la pente naturelle du tas fit glisser sur moi mon camarade voisin
qui se trouva ainsi au-dessus de moi. Pendant ce temps je continuai à glisser
avec ma paille vers l'avant, c'est-à-dire que le matin je me trouvai au dessus
du vide avec la moitié du corps coincé sous mon camarade. Malgré cela j'ai dormi
profondément...
C'est à cette étape que se place
l'histoire du fait-tout. Au cours d'une halte horaire je découvris un fait-tout
en alu abandonné dans le fossé. Je le récupérai
et l'amenai jusqu'à l'étape. Là, après inventaire du contenu, nous le trouvâmes garni de sel et de margarine. Le
casse-croûte du soir fit d'ailleurs appel à cette margarine. Le lendemain
matin je posai mes affaires dans un
coin pour aller au jus, et, quand je revins à ma place, le fait-tout avait disparu ! Nous le retrouvâmes plus
tard en propriété des ordonnances* (*
on appelait "ordonnances" les hommes de troupe français, prisonniers
comme nous, qui étaient utilisés au camp par les Allemands comme hommes de
corvée et qui naturellement firent partie
de notre colonne lors de l'évacuation du camp), ce qui coupa court a l'histoire car nous n'avons pas voulu entrer en litige avec eux.
.
Lundi 26
Février
Vers toi, Terre promise...
(Cantique pour le temps de l’Avent)
Aujourd'hui petite étape de huit
kilomètres qui nous mène à Benndorf. Nous
voyons enfin le bout de la route.
Notre nouvelle résidence est un
château du XV siècle, genre rococo, sans style bien défini d'ailleurs, mais
d'aspect cossu. Quoiqu'il soit de dimensions respectables, je le comparerais
volontiers au château de Coat an Noz en Belle-lsle-en-Terre. Pour nous faire
tenir à neuf cents là-dedans c'est du travail, ce n'est pas évident à priori!
Les locaux qui nous serviront de chambrées sont tirés
au sort. Nous tombons assez bien : la pièce
où nous allons nous installer est spacieuse et bien éclairée ; elle donne sur le palier du premier étage qui est
desservi par un escalier monumental.
Nous disposons nos affaires et nous explorons les lieux : il n'y a pas
d'eau, ni de lumière, guère de paille non plus, aucun moyen pour faire la cuisine, pas de WC... Comme dégagements, un modeste
parc derrière le bâtiment, si exigu que nous y tenons à peine pour
l'appel.
C'est le château de la misère et de la faim.
C'est aussi la maison des courants d'air
Nous sommes tellement fatigués que
nous tombons sur notre maigre lit de paille
et le sommeil nous emporte aussitôt...
DEUXIÈME PARTIE
Enfin Staline vint...
(Parodie de l'Art poétique de Boileau, Chant 1er, vers
131)
Des
profondeurs je crie vers toi Seigneur,
Écoute mon
appel,
Que ton
oreille se fasse attentive
Au cri de ma
prière...
(Psaume 130)
Nous devions désormais vivre
entassés les uns sur les autres dans le domaine d'un hobereau chasseur. Le
mobilier en avait été entièrement retiré, il ne subsistait que des trophées de
chasse accrochés aux murs en grand nombre.
Naturellement rien n'avait été
prévu pour nous recevoir et il fallut occuper les premiers jours à tout
organiser.
L'officier allemand qui était
chargé de ce nouveau camp ne se souciait pas beaucoup de notre sort, il
commença, il est vrai, par s'occuper des hommes de garde pour lesquels rien non
plus n'avait été prévu.
De son côté le colonel
français, notre doyen, mit sur pied assez rapidement un certain nombre de
services, et, en premier lieu, la cuisine. Celle-ci fut installée dans les
caves du château où existait déjà une buanderie, ce qui facilita l'installation
des feux de popote.
Malgré la précarité de nos
moyens, nous fûmes prêts à faire la cuisine bien avant que nous ayons reçu de
quoi la faire ! Aussi, ce fut dans le petit parc une floraison de feux de
popote, construits avec trois briques posées à même le sol humide. Il n'était
pas facile de faire à manger dans ces conditions, d'autant que, nos provisions,
déjà maigres au départ du camp, avaient subi pendant nos étapes de forts
prélèvements. Il ne nous restait que des haricots secs.
C'est ce qui fut à l'origine
de nos mésaventures...
Après l'effort physique que
nous venions de fournir, il nous eût fallu en ces jours là une nourriture
substantielle. Nous avions tenu grâce à notre volonté et soutenus par l'espoir
de voir bientôt finir nos malheurs. Mais maintenant que nous étions à nouveau
cloîtrés et que notre esprit pouvait penser, notre ressort moral avait besoin
d'un réconfort matériel, il ne vint pas.
La première semaine, aucun
ravitaillement. Par la suite, quelques pommes de terre, 240 grammes de pain,
quelques grammes de margarine ou de miel synthétique. De plus, nous voyions
chaque jour passer devant nous des tombereaux de belles pommes de terre qui
étaient destinées à la distillerie*(* cette, distillerie faisait partie du
fameux plan de Hitler de fabrication de combustible de substitution pour ses
moteurs), et nous entendions tout le jour la basse-cour de la ferme du château,
fournie et grasse à souhait, comme un nouveau supplice de Tantale.
Le résultat ne se fit pas
attendre...
Cela commença par les jambes.
Le matin nous avions les jambes en coton. Pour aller è l'appel, ceux des étages
supérieurs mettaient un temps infini. Chacun marchait è petits pas comme des
vieux. Puis ce furent les vertiges, Pour passer de -la position couchée è la
station debout, il nous fallut passer par des intermédiaires de plus en plus
nombreux. Parfois on oubliait une étape, on voulait aller trop vite, c'était
alors le vertige, la chute, parfois la syncope. Nous formions un étrange asile
de jeunes vieillards affaiblis. Les plus touchés étaient ceux qui nous avaient
auparavant étonnés de leurs prouesses sportives. Les champions du camp
faisaient pitié : leur organisme avait sans doute de plus grands besoins et ils
accusaient le coup plus fortement. Pour certains d'entre eux les suites furent
fatales. Le premier mort que nous eûmes à déplorer à Benndorf fut le champion
du 110 mètres haies, athlète complet, excellent, lanceur de disque. Évacué par
le médecin français, il décédait peu après. D'autres après lui moururent, tous
des hommes jeunes et forts.
Vers la troisième semaine, les
cas d'œdème famélique devinrent fréquents. C'était une enflure du visage au
réveil, qui persistait plus ou moins. Les chevilles et les genoux enflaient
aussi. Cela faisait d'étranges silhouettes où le mollet était mince et la
cheville énorme. Le docteur nous avait prévenus. Ce n'était pas grave, c'était
une maladie par carence. Nous savions bien qu'il nous manquait des vitamines !
Mais quelques cas furent néanmoins mortels... comme celui de Lebon, ce cher
camarade, qui pendant cinq ans n'eut que des amis tant étaient grands sa
simplicité et son bon cœur. Atteint d'œdème il lui vint une grosseur au dessus
de l'œil gauche et un beau jour, le docteur l'évacua à l'hôpital, de Leipzig.
Il y eut plusieurs syncopes et l'une d'elles l'emporta. Peu avant notre départ
la tuberculose commençait à faire de sinistres incursions et nous ne reverrons
plus le sympathique visage de notre basketteur Quignard qui s'est doucement
éteint là-bas petit à petit, faute de quelques pommes de terre... Cependant
notre popote s'était peu à peu organisée.
Pour économiser nos forces,
nous faisions notre cuisine deux par deux et nous avions fabriqué un réchaud à
bois facilement maniable et plus pratique que le feu en plein vent. Nos plats
de campement et le fait-tout nous suffisaient amplement. Notre menu ne variait
pas beaucoup. Le matin nous dormions. A midi, le plus souvent c'était une
heure, nous mangions la soupe de la cuisine. C'était un brouet clair. Pour
corser le repas nous récupérions des épluchures de rutabagas et nous en
faisions, après lavage et grattage, un hors d'œuvre fort apprécié. L'après-midi
se passait généralement en sieste ou en palabres... Le sujet de la conversation
était la gastronomie. En évoquant les innombrables recettes que la cuisine
française a élaborées au cours des siècles, nous goûtions rétrospectivement nos
agapes d'antan. Cela nous faisait patienter jusqu'au soir. J'ai même copié là
un ouvrage consacré au choix des vins qu'il convient d'associer aux différents
plats : un programme et un symbole...
L'appel avait lieu vers seize
heures. Après cette cérémonie burlesque qui mettait généralement notre officier
allemand en fureur, nous remontions les escaliers à pas comptés. Nous en
profitions pour monter notre repas du soir que nous avions préparé dans un
réduit abrité du vent. Ce repas était invariablement un potage dont voici à peu
prés la recette : on commençait par faire bouillir quatre à cinq litres d'eau.
Dans l'eau bouillante on versait une pâte obtenue en râpant consciencieusement
des pommes de terre lavées, à l'aide d'un couvercle de boîte de conserve percé
de trous avec une pointe. L'eau bouillante épaissit considérablement, et la
mixture prend une consistance propre à remplir un estomac affamé. Le goût de pomme
de terre crue subsiste et procure un écœurement très économique. Tant que nous
avons eu des potages Maggi et autres bouillons Kub nous avons amélioré notre
plat, mais nous avons dû souvent nous contenter du goût de patate crue... Après
avoir rempli notre estomac nous terminions la journée par un lait chaud. Grâce
à quelques boites de lait en poudre nous avons pu, en économisant, nous offrir
ce luxe pendant notre séjour à Benndorf.
Pour suppléer à la carence du
ravitaillement officiel tout un commerce clandestin s’organisa, dont les
principaux bénéficiaires furent nos gardiens. On pouvait troquer des vivres
contre des bijoux, montres, stylos... Des échanges avaient lieu aussi à l'aide
des cigarettes et du tabac. Les Allemands appréciaient le café et le Nescafé.
En retour, c'étaient des pommes de terre qu'ils allaient voler la nuit à la
distillerie ! Lorsque nous sûmes d'où provenaient nos pommes de terre nous
n'eûmes de cesse que nous eussions trouvé le moyen de nous les procurer nous
mêmes... Parfois un tombereau était pris d'assaut au moment où il passait
devant le château. Moyennant quelques coups de crosse on avait deux poignées de
pommes de terre... Puis, un jour, nous fûmes autorisés à célébrer la messe dans
une grange située à huit cents mètres du château. En y allant, tout doucement
et avec de nombreuses haltes, nous pûmes repérer un immense silo déjà ouvert.
C'était la source des tombereaux de la distillerie... Des expéditions nocturnes
furent entreprises. La difficulté était de revenir avec un sac tyrolien plein
de pommes de terre. Elles donnèrent néanmoins des résultats substantiels. Mais
nous n'eûmes pas le temps d'en profiter, car sur ces entrefaites nous fumes
désignés pour un autre camp.
Par suite de je ne sais quel
tour de force, une équipe de camarades avait réussi à transporter avec eux un
récepteur de TSF*(* il s'agissait bien entendu de poste à galène). Nous étions
ainsi au courant de l'avance américaine, du franchissement du Rhin, et nous
étions persuadés que nous allions bientôt être libérés. Les projets allaient
bon train.
Souvent des vagues d'avions
alliés survolaient la région, en route pour une mission. Nous avons ainsi
assisté à quelques combats aériens où les Allemands, en trop petit nombre,
avaient le dessous. Ces combats ne déroutaient même pas les escadrilles. Une
nuit, peu après notre arrivée, nous fûmes réveillés par un proche bombardement.
Les coups semblaient tomber si prés que certains montèrent au grenier dans
l'espoir de voir le spectacle. Économes de nos forces nous nous maintînmes sur
nos positions.
Tout à coup trois explosions
successives de plus en plus proches se font entendre.
La troisième est suivie de la
chute des vitres et des fenêtres du château. Un instant de panique fait
descendre à la cave les plus timorés. Les autres, rassurés par l'absence d'une
nouvelle explosion se mettent en demeure de réparer les dégâts et doivent, pour
ce faire, allumer briquets et bougies puisque l'électricité est coupée depuis
le début de l'alerte. Aussitôt retentissent les cris de "Licht aus",
appuyés de quelques coups de feu. Nous poursuivons dans l'obscurité la
réfection de nos fenêtres, après quoi nous continuons notre somme.
Le lendemain nous eûmes
l'explication par le truchement de nos gardiens. Un chapelet de trois bombes de
fort calibre, qu'un avion, sans doute en difficulté, avait lâchées au petit
bonheur dans la campagne, était la cause de nos mésaventures nocturnes (la
troisième bombe était tombée à deux cent cinquante mètres du château). Les
dégâts étaient si considérables que les allemands durent nous donner des
panneaux de carton pour remplacer les fenêtres détruites. Le toit avait
souffert aussi, et les camarades des combles, déjà défavorisés par les étages
qu'il leur fallait gravir, demandèrent qu'une relève soit faite périodiquement.
Cette proposition souleva de telles difficultés de réalisation qu'elle fut
rejetée.
Quelques jours avant notre
départ de l'Oflag IV D, les 13 et 14 février, eut lieu le bombardement de
Dresde par environ 250 Lancaster de la R.A.F. et 450 B17 de l'U.S. Air Force,
les célèbres "forteresses volantes". Ce fut le plus terrible
bombardement de l'histoire. Les bombes incendiaires mirent le feu à la ville.
Nous étions à environ 60 Km au nord de Dresde, et nous vîmes dans la nuit du 13
au 14 l'horizon s'embraser. Ce fut aussi le plus meurtrier de tous les
bombardements, y compris celui du 6 août 1945 où la fameuse première bombe
atomique fit à Hiroshima environ 110.000 victimes, alors qu'à Dresde les
estimations varient entre 130.000 et 200.000 morts... Les rescapés durent
quitter la ville et c'est ainsi que nous vîmes arriver à Benndorf une horde de
réfugiés tout affolés, en proie à la panique la plus complète. Ils furent
hébergés dans les caves du château pendant quelques jours.
Les pommes de terre - objet de
nos convoitises - étaient distillées pour fabriquer de l'essence synthétique
dans une usine proche qui fut détruite une nuit par un bombardement. Il s'en
dégagea une fumée noire si dense que le ciel s'obscurcit pendant plus de 24
heures.
La châtelaine, qui était
paraît-il comtesse, et dont le mari se battait courageusement en Russie pour le
grand Reich, nous surprit par son attitude arrogante : elle avait en
particulier l'habitude de se promener avec l'officier allemand parmi les
groupes d'officiers prisonniers, en tenue de cheval et la cravache à la main.
Elle poussait même l'impudence jusqu'à visiter... les latrines !...
Nos gardiens se rendaient
compte de la gravité de notre situation. Le manque d'hygiène, joint à cette vie
d'animaux à l’étable, risquait de faire naître une épidémie que rien n'aurait
pu arrêter. Les Allemands prirent donc des mesures pour desserrer le château de
Benndorf. Un premier contingent fut dirigé sur le camp de Königstein. Il
comprit surtout les plus âgés, car le bruit courait que la vie y était plus
confortable. Des listes furent dressées par le commandant français et il put
les faire accepter par les frisés. Après ce premier départ la situation n'était
pas beaucoup meilleure. Aussi un second contingent fut constitué en vue d'un
nouveau desserrement.
Je ne sais pas exactement pour
quelles raisons, le chef français désigna les plus jeunes d'entre nous pour
partir.
En ce temps là il était de
coutume dans l'armée française de désigner les plus jeunes pour les taches les
moins prisées. C'est ainsi qu'en Juin 40, lorsque je fus fait prisonnier avec
le groupement que commandait le général Basoche, les Allemands lui déclarèrent
qu'ils avaient d'autres choses à faire que de garder des prisonniers, et, qu'en
conséquence, il devait désigner des otages qui répondraient sur leur vie du bon
comportement de l'ensemble.
Et c'est ainsi que je fus
désigné comme otage par mon général !...
Cette fois encore je faisais
partie des plus jeunes.
Cela fit toute une histoire,
car une question de partage du ravitaillement entrait en jeu. La veille du
départ, une sorte de manifestation de protestataires eut lieu dans le parc
après l'appel. Le colonel français maintint ses positions avec raison car notre
expédition allait bientôt se révéler de nature à nécessiter un tempérament
jeune et résistant.
Et c'est dans la fièvre des
derniers préparatifs que nous sommes montés nous coucher.
Grâce à une fraude nous avions
pu figurer tous sur la même liste. Un système de remplacement avec échange des
plaques d'identité avait permis à Job, notre aîné de peu, de prendre la place
d'un jeune camarade désigné qui ne voulait pas quitter sa popote dont il était
de loin le benjamin.
Aussi nous envisageons ce
départ avec optimisme, d'autant que la vie en commun que nous menions depuis si
longtemps avait eu pour résultat de souder étroitement notre petit cercle et
aussi de nous créer en bloc des antipathies, rares mais solides, dont quelques
unes avaient été placées par le sort dans notre chambre de Benndorf...
Le soir venu, nos sacs bouclés
étaient plus légers qu'au départ d'Elsterhorst. Pourtant nous partions vers un
inconnu redoutable et nos forces amoindries nous faisaient appréhender cette
nouvelle équipée. Enfin, nous avions l'impression que ce départ nous libérait
un peu, tant nous avions pâti de ce séjour d'un mois à Benndorf. Un
fractionnement du détachement en petits groupes d'une vingtaine nous fit
espérer un voyage en chemin de fer. Il rendit nécessaire aussi de nouveaux
échanges de plaques d'identité, et, de notre petit groupe, deux seulement sur
six partaient sous leur véritable identité. Nous avions décidé de nous appeler
par nos nouveaux noms, mais nous nous trompions sans cesse, et finalement c'est
à notre bonne étoile que nous nous sommes fiés...
Celui qui sème le vent récolte la tempête...
Le jeudi 29 mars il faisait à
peine jour lorsque nous quittions nos camarades
de chambrée.
Dehors, déjà tout était prêt pour nous recevoir, depuis les
gardes hongrois avec leurs chiens jusqu'aux Posten qui devaient nous
accompagner.
Bien
entendu, on ne nous fit grâce d'aucune
des formalités d'usage en pareil cas. Comme il faisait nuit, l'appel et la
vérification d'identité se passèrent
sans difficultés. D'ailleurs, depuis le jour lointain où le service
anthropométrique avait pris nos photographies, nous étions devenus méconnaissables... La fouille non plus ne
souleva pas d'incident. Elle était faite par les spécialistes habituels à
l'aide de torches électriques. Pressés par l'horaire, car il ne fallait pas que
nous manquions le train, nos gardiens firent
diligence.
Vers sept
heures et demie nous quittions le sinistre château et empruntions à nouveau la route tortueuse par laquelle nous étions
venus un mois plus tôt. Les soldats qui nous accompagnaient semblaient de bonne
composition. Leur chef, un adjudant, avait l'air pénétré de l'importance de son
rôle. Il ne refusa pas de nous donner les grandes lignes de notre programme.
Conformément à ses déclarations, nous arrivâmes après deux heures de marche à
la station de Borna. Les civils qui prenaient le train nous considéraient avec
un air las et blasé... Un wagon nous était réservé dans le train de Leipzig,
qui ne s'arrêta que le temps réglementaire. Nous étions à l'aise et nous
pouvions même regarder le paysage par les quelques vitres qui n'avaient pas
encore été remplacées par du bois. Il ne nous fallut pas longtemps pour
constater les ravages faits par les bombardements dans les gares. Notre train
devait souvent ralentir fortement, et parfois même s'arrêter en pleine
campagne. Des équipes de vieillards ou de gamins semblaient travailler à la
réfection des endroits les plus endommagés.
Néanmoins c'est vers dix heures que nous parvînmes au
terme de notre première étape, c'est à dire Leipzig. La station où nous
débarquâmes n'avait pas l'allure d'une grande gare internationale. Aussi ne
fûmes-nous pas surpris lorsque notre guide nous annonça que nous allions gagner
à pied la gare de Leipzig avec laquelle la
communication était interrompue par suite d'un récent bombardement. Nous
avions débarqué dans une petite gare de banlieue et nous devions maintenant
traverser une bonne partie de la ville pour nous rendre à la gare centrale
Hauptbahnhof.
Nous
savions que Leipzig avait souffert des bombardements mais nous étions loin de nous imaginer l'état dans lequel nous
voyons la grande cité allemande... Nous circulons entre des monceaux de pierres
grossièrement arrangées entre lesquelles on devinait des ruelles d'où sortaient
quelques rares habitants. Ceux-ci semblaient mener une vie souterraine dans les
abris que de grosses pancartes signalaient. Ce qui restait des rues était
inutilisable en général. Ça et là des automobiles à la carcasse toute rouillée
gisaient abandonnées. Les becs de gaz étaient tordus, les arbres morts. Aucun
immeuble n'était intact, il semblait qu'un récent cataclysme avait ravagé cette
immense ville désormais réduite à l'état de ruines.
Les
rares passants semblaient familiarisés par ce chaos. Autour de la grande entrée de la gare qui avait aussi bien
souffert. Une certaine animation régnait. Ce qui dominait de beaucoup c'étaient
les uniformes des nombreux éclopés dont certains ne pouvaient se mouvoir
qu'avec l'aide d'une infirmière. On se serait cru dans une nouvelle Cour des
Miracles tant était atroce la vision de ces êtres amoindris, résultat des
campagnes de l'Est.
Malgré notre joie légitime de
constater de nos yeux les malheurs de nos ennemis, nous ne pouvions nous
empêcher de penser à l'inutilité de tant de sacrifices... et surtout, nous
prenions contact avec la réalité en évoquant ceux
des nôtres que la lutte menée en notre absence avait dû mettre dans le
même état. Nous, que le sort avait réduits à l'état de spectateurs, nous
pouvions conclure à l'absurdité de cette nouvelle plaie de l'humanité qu'on
appelle avec orgueil la guerre moderne ...
Dans la
gare la même vision nous attendait, car
les trains qui stationnaient étaient presque tous des trains de blessés. Après
s'être renseigné, notre adjudant nous apprit que le train que nous devions
prendre n'était pas encore formé et que nous avions deux heures d'attente.
Comme il était l'heure de déjeuner nous tentâmes à plusieurs reprises de le convaincre que nous pourrions avoir de la soupe
dans la cantine militaire qui venait
d'ouvrir ses guichets à l'entrée de la gare. Mais notre mentor n'était
pas facile à persuader et seulement deux ou trois parmi nous purent aller chercher
la pitance commune. Ils revinrent assez penauds, car on avait bien voulu leur
servir plein leur gamelle de soupe à l'orge, à condition qu'ils la mangent tout
de suite, ce qu'ils avaient d'ailleurs fait. Malgré cet exemple convaincant,
notre garde chiourme ne voulut rien savoir pour nous laisser aller manger notre
ration à la cantine, et, comme l'heure s'avançait, il nous dirigea vers le quai
d'embarquement. Chemin faisant, tout en maugréant contre la bêtise de notre
teuton qui nous privait ainsi d'une bonne pâtée, nous pûmes constater les
formidables effets du bombardement de la gare.
Le grand
hall de cet énorme carrefour international
avait été complètement détruit par les bombes de quatre à six tonnes. Sa voûte
de béton armé, qui faisait pourtant plus d'un mètre d'épaisseur, avait cédé, en
ensevelissant dans les abris recouverts par les décombres plusieurs centaines
de personnes que le sort avait placées
là.
D'après les dires de l'adjudant, que notre feinte pitié
avait amené à faire ce récit, on entendit longtemps les cris des blessés et des
mourants qui retentissaient encore plusieurs
jours après le bombardement... Les équipes de sauveteurs étaient
impuissantes car les morceaux de la voûte constituaient des obstacles beaucoup
trop considérables pour leurs moyens, et ils
durent se résoudre à assister impuissants à l'agonie de leurs malheureux
compatriotes. Des ordres supérieurs leur enjoignirent d'ailleurs d'employer
leurs efforts à remettre en état les voies et les quais avant même que les cris
des victimes aient cessé... Et la discipline de cette race maudite est telle
que tous obéirent à ces inhumaines injonctions.
Pendant
que nous écoutions ce récit, le train
avait pris place le long du quai. Il avait aussitôt été pris d'assaut par la
foule des voyageurs qui, pour aller plus vite, entraient dans les wagons par
les fenêtres ! Rappelé à la réalité par le vacarme qui en résultait, notre chef
de file commença à s'inquiéter des places qui devaient nous être réservées. Il
mit un certain temps à trouver le wagon, et, lorsque nous y parvînmes,
il était déjà archicomble. Nous avions déposé sur le quai nos bagages en
attendant une solution, lorsque notre gardien, vexé de voir ses démarches
rendues vaines et craignant d'avoir à attendre longtemps le prochain convoi,
prit une résolution énergique : aidé de quelques militaires du voisinage, il
expulsa les voyageurs du wagon bon gré mal gré et nous y fit ensuite entrer.
Les dépossédés se livrèrent alors à des exercices d'une périlleuse acrobatie et
se juchèrent, qui sur les marchepieds, qui sur les toits, renonçant eux aussi à
l'attente problématique du prochain départ. Tous ces gens, hommes ou femmes,
portaient le même costume genre ski et avaient sur le dos le sac tyrolien, sans
doute leur seule fortune. Ils avaient l'air harassés.
Il était à peine une heure de l'après-midi lorsque le
train démarra lentement. Durant tout le trajet nous ne vîmes que trous de
bombes, immeubles démolis, rails enchevêtrés... Ce qui restait des usines
fumait encore et, malgré tout leurs ouvriers semblaient acharnés à poursuivre
leur travail.
Nous
atteignîmes Riesa, où nous avions
connu quelques semaines auparavant un assez rude calvaire. Le fameux pont nous
parut moins long cette fois. Les mêmes ouvriers y travaillaient toujours à la
pose de mines, en vue sans doute d'une éventualité proche.
Et nous débarquâmes à la station suivante, celle de Zeithain,
village que nous avions aussi traversé à pied, et dont les murs portaient
nombre d'inscriptions fanfaronnes en faveur de la proche victoire allemande.
D'autres
graffitis disaient "Plutôt la mort
que la Sibérie" ("Sieg oder Siberien"), ce qui ne laissait aucun
doute sur les préoccupations du moment...
En
quittant la petite gare vers seize heures notre gardien nous dit qu'il nous restait huit kilomètres à faire à pied. Cela ne nous souriait guère !
Pourtant il nous fallut reprendre le sac au dos et suivre nos aimables guides
qui étaient aussi furibonds que nous. Personne ne nous attendait à la gare, et
nous commencions à craindre pour la soupe du soir. Nous ne suivions pas une
route mais des sentiers à travers champs, et, de chaque côté, de temps à autre,
un alignement de baraques nous signalait dans le lointain la présence d'un
camp. Chemin faisant nous ramassions des pissenlits magnifiques...
Enfin
nous stoppâmes devant une porte
monumentale garnie des derniers raffinements du barbelé. Après renseignements,
notre gardien nous fit contourner le camp, qui nous parut immense, et, c'est
tout à fait au bout du dernier alignement de blocks qu'on nous fit signe d'entrer dans notre nouvelle prison. Elle nous rappelait un peu le IV
D mais elle avait un air sinistre. Cela venait de l'état de délabrement des baraques
inachevées, sans portes ni fenêtres... L'une d'elles nous fut affectée, garnie
de lits de bois en blocs de six à trois étages. Familiarisés
avec ce mode de couchage, nous prenions dé]à nos dispositions pour nous
installer lorsqu'on nous annonça la fouille. Elle eut lieu selon toutes
les règles : il ne manquait même pas la fenêtre ouverte par où on pouvait
passer aux camarades du dehors les objets compromettants...! Pour ma part,
débarrassé de la sorte de mes cartes et de mes
outils, je n'avais plus rien à craindre. Hélas, mon fouilleur découvrit
des massacres de cerf que j'avais pris en souvenir de Benndorf. Ils me furent
confisqués et mes protestations ne réussirent qu'à me priver au surplus de quelques pointes et morceaux de fil de fer qui traînaient
dans mes poches ! Au fur et à mesure le censeur jetait tous ces objets par
terre derrière lui... Pour arrimer mon sac, je m'arrangeai pour passer aussi
derrière lui, et je récupérai sans difficulté tout ce qu'il m'avait confisqué !
Pendant ce temps, le sac contenant le poste de TSF était passé par la fenêtre !
Deux autres postes qui ne marchaient pas furent laissés en pâture aux censeurs
ébahis... Faute grave, qui devait faire les jours suivants confisquer aux
nouveaux détachements des postes qui marchaient bien.
La nuit
tombait lorsque nous pûmes regagner notre baraque et
nous répartir les couchettes. Ensuite, la fatigue aidant, il ne fut question
que de dormir pour remplacer les repas que nous n'avions pas eus. On nous
promit le café pour le lendemain avec un appel à neuf heures seulement.
Et, sur
ces bonnes promesses, la baraque des jeunes s'emplit de sonores ronflements...
Plus ça change, plus c'est la même chose!...
Nous sommes arrivés à Zeithain
le 29 Mars au soir. C'était un Jeudi, c'était
même le Jeudi Saint.
Je
voudrais m'attarder un peu sur la coïncidence entre les phases de notre périple et le temps du Carême.
En effet,
cette année là le Carême a commencé le
14 Février, c'est-à-dire trois jours avant notre départ du camp le Samedi 17
Février.
Nous
avons donc pratiqué dans le "château de la
misère et de la faim" un carême un peu renforcé... à mon avis ce carême le
vaut pour le restant de nos jours. Ce que j'en dis n'a probablement aucune
valeur canonique, encore que la question mériterait d'être posée au Père
Pucel*. En tout, cas je n'ai jamais senti l'immanence de la Providence comme
dans ce château.
Le
Dimanche où nous avons eu droit à une messe dans une grange obscure à environ huit cents mètres du château,
comme c'était après l'appel de dix heures et que j'avais envie d'aller à la
communion, j'étais resté à jeun. Je vacillais
chemin faisant. La liturgie me parut d'une grande richesse :
" Le Seigneur est proche, voici qu'Il
vient..."
" II va nous tirer des mains du méchant...
" Je te sauverai, dit le
Seigneur,
Car tu as eu confiance en
Moi."
C'est aussi là que nous avons pu éprouver la solidité
de notre amitié, encore renforcée
par les épreuves des neuf étapes parcourues et par des incidents comme celui
qui a opposé Boëdec à l'infâme Cuvillier*( le Père Pucel était l'un des plus
jeunes prêtres de l'Oflag IV D. il s'était maintes fois signalé par un corn
portement "progressiste", en particulier il détenait le record absolu
de la messe basse, qu'il expédiait
en moins d'un quart d'heure !...Je n'ai gardé aucun souvenir de cet incident et
Boëdec non plus d'ailleurs.) et à propos duquel nous avons tous fait bloc avec
notre camarade. Nous avons décidé que cette amitié survivrait, quoi qu'il
puisse arriver.
Et, après ce Carême, voici que notre équipe se retrouve à
Zeithain pour le Jeudi Saint.
Le
lendemain matin nous touchons une bonne ration de blé noir et de flocons d'avoine. C'est un heureux
présage, et cela compense un peu l'impression sinistre que nous a faite ce
camp. Il nous paraît immense et nous sommes les seuls Français. Le block voisin
est plein de prisonniers russes qui ont l'air en plus mauvais état que nous. Ce
jour la se trouve donc être le Vendredi Saint., et quelques camarades m'ont
demandé d'organiser la célébration du Chemin de Croix traditionnel pour marquer
l'événement. C'était une bonne idée.
Nous nous sommes rendus dans
une pièce assez spacieuse, ouverte à tous
les vents, et j'y ai en quelque sorte "officié",
c'est-à-dire que j'ai suivi les indications du missel de Dom Lefebvre que
j'avais conservé tout au long de nos pérégrinations. Ce n'était d'ailleurs pas
le mien mais celui de Gaston, il m'en avait fait cadeau au moment du départ du
IV D et je l'avais pris à la place du mien qui n'était plus en très bon état.
J'avais aussi gardé le crucifix, fabriqué au camp en coulant dans un moule de
l'étain récupéré sur les soudures des boites de conserve que l'on avait fait
fondre. H avait reçu du Père Bru (s.j.) toutes les bénédictions possibles et
imaginables !...
Je crois
me souvenir que c'était Gaston qui le tenait
pendant que je lisais, les prières de station en station. Il figurait ainsi
chacune des quatorze stations en se déplaçant de quelques mètres chaque fois et
en faisant ainsi le tour de la pièce dans le sens des aiguilles d'une montre
comme on le fait dans une église où les stations du Chemin de Croix sont fixées
au mur*(*Je ne suis pas sûr qu'il y
ait un sens réglementaire pour suivre les stations du Chemin de Croix...).
L'annonce
de la célébration s'était propagée
parmi notre détachement et c'est une assistance assez nombreuse qui y
participa. Mais je dois dire que les répons n'étaient pas très assurés...
Le Samedi
nous fûmes rejoints par deux autres
groupes, dans lesquels deux prêtres, le Père Genevoix (O.P.) et l'abbé Boudon.
Nous avons eu ainsi une grand messe le jour de Pâques, le Dimanche 1er Avril.
Une amorce de chorale s'est spontanément
formée, ce qui nous 8 permis de chanter la séquence traditionnelle de la messe
de ce jour :
" Victimae pascali, laudes "
" Immolent Christiani..."
Il y a eu
de nombreuses communions* (* aussi bizarre que cela puisse paraître, les prêtres catholiques n'ont jamais manqué d'hosties ! Mais il
arrivait qu'ils les fractionnent...). Après l'appel du soir nous nous réunissons
pour chanter les Complies" :
" C'est ici le jour que le Seigneur a fait "
" Passons-le dans la joie et l'allégresse... "
Le Lundi de Pâques nous avons
eu la messe le matin et nous apprécions l'humour
de l'Introït qui nous fait dire, ô ironie :
" Le Seigneur vous a introduits dans une terre "
" Où coulent le lait et le miel..."
Et la vie
du camp s'est organisée peu à peu selon son rythme
immuable : appel, soupe, appel, soupe, et dodo...
Nous n'étions pas très serrés dans les baraques où tous les
lits n'étaient pas tous occupé s. Pour ma
part j'ai eu la place intermédiaire d’un
bloc de six où nous n'étions que trois.
Tu m'as dressé la table d'un merveilleux festin :
Tu es mon berger ô Seigneur
Rien ne saurait, manquer où Tu me conduis...
(Psaume 23)
Les débuts à Zeithain furent des plus pénibles en raison du
manque de ravitaillement. On sentait à divers indices que c'était vraiment pour
les allemands le commencement de la fin...
Pour les
prisonniers russes du block voisin c’était plus dramatique encore. Certains d'entre nous avaient pu leur rendre
visite assez rapidement. Il faut dire que la
surveillance se relâchait un peu. Nos gardiens étaient préoccupés par
d'autres problèmes qui les intéressaient directement. Ces pauvres Russes étaient dans un état physique
lamentable. Quand on leur offrait une cigarette, ce qui de notre part était
vraiment un acte de charité car il ne nous en restait pas beaucoup, ils avaient
du mal à la fumer. On en a vu s'évanouir
d'avoir avalé la fumée. Chez ces gens épuisés la mortalité était très élevée.
Tous les matins nous assistions à un défilé de cadavres qui n'avaient plus rien
d'humain. Ils étaient portés en terre sur des civières et balancés dans une fosse commune sans autre forme de procès...
Pas question évidemment de cérémonie, ni militaire ni religieuse. Un jour j'en
ai compté vingt-trois ! J'évoque pour eux le Psaume 88 :
" Tu m'as mis dans le tréfonds de la fosse, "
" Dans les ténèbres et dans les abîmes tu m'as jeté, "
" Ma compagnie c'est désormais la Ténèbre..."
Nous étions parfois autorisés
à une promenade le long des barbelés du camp. Nous en profitions pour faire
ample provision de pissenlits, orties et autres herbes moins nobles ou plus
vulgaires, que nous utilisions ensuite au mieux p o u r confectionner
d iv erse s soupes o u salades. C ' e s t à c e
tt e occasion q u e le génie culinaire de Job nous
apparut dans toute son ampleur. Il arrivait à rendre appétissantes des
préparations où n'entraient finalement que bien peu de composants avouables mais
qui constituaient quand même une "nourriture terrestre "...
Certains
se moquaient de nous
et d'autres nous désapprouvaient ouvertement, prétendant que les lieux de
nos cueillettes recouvraient les fosses où avaient été enterrés les prisonniers
russes morts du typhus l'année précédente. C'était sans doute vrai. En tout
cas, s'ils mangeaient les pissenlits par la racine, selon l'expression
consacrée, nous étions très heureux de nous contenter des feuilles pour
le moment ! D'ailleurs nous n'avions cure de ces propos pessimistes ou envieux,
car nous considérions avoir subi assez de vaccinations diverses depuis cinq ans
pour être immunisés de toute maladie contagieuse pendant longtemps encore ...
Cependant,
malgré les prouesses de Job, nous risquions
fort de nous retrouver bientôt dans le même état que lorsque nous étions à
Benndorf si rien ne venait améliorer notre maigre pitance... En effet, nous
n'avions plus aucune réserve de vivres et il ne fallait pas compter sur les
colis car nous n'en avons jamais reçus après notre départ du IV D. Nous avions
pourtant économisé au maximum pendant tout ce temps, mais tout avait été
consommé.
C'est
alors que, vers le milieu de la deuxième semaine, alors que le camp avait atteint son effectif définitif à la
suite d'autres arrivages, il se produisit un événement fabuleux qui bouleversa
à point nommé le cours des choses, à telle enseigne que le fameux Introït du
Lundi de Pâques me parut a posteriori comme une prémonition à laquelle j'eus du
remords de ne pas avoir prêté plus
d'attention.
Nous vîmes en effet arriver au camp un beau matin un camion
blanc qui nous parut gigantesque. Il portait les marques de la Croix
Rouge suédoise. Ce camion providentiel
contenait des vivres de grande valeur nutritive
sous un faible volume : lait concentré, confiture solide, chocolat, fruits confits, biscuits et bonbons vitaminés,
rations de combat. Le tout était
agrémenté de cigarettes et de papier hygiénique ! Il y avait aussi des produits en poudre que nous ne connaissions pas,
en particulier du café soluble. Un
comité "ad hoc" fut constitué sur le champ, avec pour mission d'assurer la répartition équitable de ces vivres,
ce qui ne posa aucun problème. C'est
probablement grâce è cette véritable manne céleste que nous pûmes
récupérer assez de forces pour surmonter les efforts qui nous attendaient par la suite. Fidèles à notre
système, nous avons tout mis en commun.
Ainsi pas de gaspillage : chaque matin chacun avait droit à sa barre de chocolat ou à sa ration de confiture solide.
Job prit tout de suite le coup pour
faire du bon café. Gaston garde évidemment la haute main sur le chocolat au lait, qui était depuis longtemps sa
spécialité... Un de mes meilleurs
souvenirs du IV D c'est le chocolat au lait qui m'attendait tous les Dimanches matins au retour de la messe. Je dois
dire qu'en ce qui concerne le café, il y eut des tâtonnements dans certaines
popotes ! Dans l'ignorance des
choses on en arrivait parfois à des concentrations exagérées, causes de troubles
plus ou moins graves. Il y eut des accidents à la suite de l'absorption inconsidérée de ces aliments très
concentrés. Étant donnée la précarité de notre état physique, il fallait
évidemment prendre certaines précautions,
suivre le mode d'emploi et "ne pas dépasser la dose prescrite" !
Sinon le
résultat était déplorable, pouvant entraîner des malaises, de la diarrhée, des crises de
tachycardie ou des tremblements convulsifs. Il paraît même qu'il y aurait eu
des syncopes mais je n'ai pas pu le vérifier. En ce qui me concerne c'était plutôt
l'euphorie...
Je n'ai pas noté la date
exacte de la venue du camion blanc ; ce doit être entre le 10 et le 15 Avril.
Nous sentions confusément,
d'après le peu de nouvelles qui nous parvenaient, que le dénouement était proche.
Cependant, au camp, la vie
quotidienne poursuivait son petit train-train habituel...
Et, par Saint Georges, vive la cavalerie !
Le 22
Avril, c’était un Dimanche, le
troisième après Pâques*(* il s'agit de la
liturgie en vigueur en 1945). Traditionnellement, dans nos paroisses, le
curé célèbre ce jour la messe pour ses paroissiens. Aussi le Père Genevoix
célébra-t-il la messe pour les prisonniers
du camp de Zeithain.
Dans l'introït nous chantons :
" Acclamez Dieu, terre entière. Alléluia "
" Chantez la gloire de Son nom. Alléluia "
Et c'est dans l’Évangile de ce Dimanche que Jésus dit
à ses disciples :
" Encore un peu de temps et vous ne me verrez
plus, "
" Encore un peu de temps et vous me
verrez..."
Le matin même nous nous étions aperçus que les allemands étaient
partis dans la nuit ! Nous en avions déduit que les Russes ne devaient pas être
loin. Si nous étions restés à
Elsterhorst, nous serions déjà libérés probablement. Mais enfin, c'est à
Zeithain que nous sommes...
La première conséquence du départ de nos gardiens fut que nous
fîmes plus ample connaissance avec nos voisins les prisonniers russes. Mais
tout ce que nous pûmes en tirer se réduisit à des' " Nie Poniemaï ",
c'est-à-dire " Moi y en a pas comprendre "... Alors on tâcha de
s'expliquer par gestes. Ce n'est pas facile. D'ailleurs ils ne semblaient pas
s'intéresser du tout à la situation. Pour eux l'arrivée de leurs compatriotes
ne signifiait sans doute pas la même chose que pour nous.
En
second lieu nous assistâmes à des scènes curieuses.
Certains de nos camarades prirent la place des sentinelles dans les miradors et
dans les postes de garde. J'ignore à quelles motivations ils obéissaient ?
C'était paraît-il une tentative d'organisation de notre block devant la
nouvelle situation où nous nous trouvions. Mais cette tentative n'eut pas de
suite...
Enfin - ce
qui me parut plus astucieux - une équipe s'empara de la cuisine et réussit à la faire fonctionner avec ce qui
s'y trouvait encore, ce qui fait que nous eûmes le jus, la soupe et la bibine
habituelles. Naturellement nous n'avions pas
de renseignements précis sur les positions respectives des Allemands et
des Russes. Les nouvelles de la radio faisaient
bien état du déclenchement d'une grande offensive russe sur Berlin par
les armées du maréchal Koniev. D'autre part les armées alliées auraient atteint
la Mülde. Qu'allions nous devenir ?
Nous étions pris entre deux
feux ...
Qui, des
Russes ou des Américains, allaient nous
délivrer ? Certains proposent de quitter le camp et de tenter de gagner la
Mülde que nous connaissons bien pour l'avoir déjà traversée au mois de Février.
Mais notre passage à Colditz ne nous
a pas laissé un très bon souvenir... Finalement l'après-midi se passa en
palabres stériles où les supputations les plus folles se donnent libre cours.
Du haut
des miradors cependant, nos guetteurs scrutent l'horizon vers l'Est : le terrain est bien dégagé et très plat, des champs s'étalent jusqu'à
l'infini, entre lesquels on devine des routes.
Vers la
fin de la journée il nous semble distinguer
des théories de charrettes diverses marchant vers l'Ouest. La route qu'elles
suivent passe à quelques kilomètres au sud du camp. Nous pensons qu'il s'agit
des civils allemands fuyant devant les
Russes en évacuant leurs villages et leurs fermes. Cela nous rappelle
l'exode de l'été 40 chez nous. C'est donc dans une certaine angoisse que nous
nous préparons pour la nuit, sans savoir encore que ce sera la dernière que
nous passerons derrière les barbelés...
Cette
nuit sera une des plus mouvementées de notre captivité. En effet, une canonnade se fait entendre vers le
Nord. Un combat doit donc se dérouler prés de nous. Nous pensons que l'enjeu en
doit être la possession d'un passage sur l'Elbe. Tout à coup nous assistons à
un feu d'artifice extraordinaire. Des gerbes de fusées de toutes les couleurs
s'élèvent dans la nuit au nord du camp. Nous
pensons d'abord qu'il s'agit de projectiles traceurs, mais bien vite nous nous rendons compte qu'il s'agit sûrement
de l'explosion d'un important dépôt de munitions. Est-ce le résultat de la
canonnade russe, ou bien les Allemands l'ont-ils fait sauter pour qu'il ne
tombe pas aux mains des Russes ? Impossible de le savoir, mais, quelle que soit la bonne hypothèse, cela ne peut être
que bon pour nous ! Cela dure longtemps, certainement plusieurs heures. Nous
sommes tous sortis des baraques pour contempler le spectacle. Finalement nous
allons quand même nous coucher, mais sans vraiment dormir, tellement nous sommes
dans l'expectative de ce qui va nous arriver !
Le
lendemain matin 23 Avril, la messe des scouts était prévue à dix heures, car c'était la Saint Georges.
"
Saint Georges des scouts, de ta foi éclaire-nous !..."
Mais
Saint Georges est aussi le patron des cavaliers (rien à voir avec la "cavalerie de Saint
Georges" !...).
Quelle
n'est pas notre stupéfaction lorsque vers huit
heures nous entendons nos guetteurs crier : " Les voilà, les voilà, ils
arrivent !"
Nous
nous précipitons tous pour occuper
les postes d'observation les meilleurs et nous découvrons un spectacle
hallucinant. Une nuée de cavaliers a surgi de l'horizon. Ce sont des cavaliers
d'un autre âge, montés sur de petits chevaux rapides à crinière et à longue queue.
Ils ont la lance au poing. Ils la tiennent
horizontalement.
On les
dirait sortis de l'imagerie du "Malet et Isaac" qui en donne une description à propos de la campagne de Russie de Napoléon. Je me
souviens très bien de cette image du Cosaque* (* Cette image du cosaque est en
réalité un croquis de Orlowski de 1812 conserve à la Bibliothèque Nationale.). Quand ils sont plus prés, nous
reconnaissons des faces de mongols avec des moustaches tombantes. Ils sont
coiffés d'un drôle de bonnet de fourrure sur le devant duquel on distingue une
étoile rouge. Ces cavaliers sont accompagnés d'artilleurs qui, très rapidement,
prennent position et mettent leurs pièces en batterie. Le camp est submergé par
les nouveaux arrivants. Ils se rendent compte que nous ne présentons aucun
intérêt pour eux. Malgré tout, leur "intendance" suit, et nous avons
droit à une ration d'une mixture bizarre à puiser dans un grand récipient genre "roulante".
C'est intermédiaire entre le pot au feu et la choucroute, mais c'est quand même
meilleur que la soupe de ruta ! Les Russes ne s'attardent pas et poursuivent
leur mission. Toutefois, un ami d'une popote voisine nous raconta comment il
venait d'assister à une exécution sommaire à l'entrée du camp des prisonniers
russes. Le gardien allemand était resté à son poste. Dieu sait pourquoi !
Lorsque les cosaques sont arrivés, les
prisonniers russes se sont plaints de l'attitude de leur gardien et celui-ci a
été abattu sur le champ d'une rafale de mitraillette tirée par le cosaque
pointant son arme entre les oreilles de son cheval...
De ce fait
nous avons l'impression d'être
vraiment libérés. Aussi nous sortons du camp dès le début de l'après-midi, sans
but précis, mais pour voir un peu ce qui se passe dans les environs. Nous
atteignons sans encombre la route qu'empruntaient les colonnes de réfugiés
allemands. Leurs impedimenta sont abandonnés, les propriétaires ont dû s'enfuir
dans la nuit. Naturellement c'est un pillage
en règle de ce qui reste, mais il n'y a plus grand chose de valable car
les Russes sont passés avant nous. Nous apercevons non loin de là un village,
ou plutôt une grosse ferme du genre coopérative, avec de grands hangars.
D'après la pancarte c'est Jakobstahl. Nous allons voir s'il n'y a rien à
manger. Pour ma part je tombe sur une réserve phénoménale de sucre : des tas
immenses de sacs de cinquante kilos et des montagnes de pains de sucre !...
Je ne
suis pas le seul mais il y en a pour tout le monde. Je remplis mon sac de sucre et, comme la
journée s'avance, je rentre au camp
avec les autres. Enfin, avec presque tous les autres, car quelques uns ont
décidé de tenter leur chance et ne sont pas rentrés. Je n'ai jamais su ce
qu'ils étaient devenus. J'espère pour eux qu'ils s'en sont sortis.
En
rentrant au camp je trouve Gaston et Job qui ne sont pas bredouilles non plus et qui sont tout fiers de me montrer le butin
de l'expédition dont ils ont fait partie
avec d'autres camarades dans une des fermes du village : deux canards et trois lapins ! De quoi envisager avec
optimisme nos prochains repas... Au
bout d'un certain temps nous commençons à nous inquiéter, car Magadur,
Kerdreux et Rivière ne sont pas là.
Nous avons
eu droit à une nouvelle ration de
bortsch. Vers dix-huit heures un rassemblement est ordonné. Il ne s'agit pas
d'un appel, il s'agit de nous informer que, pour ne pas gêner les opérations en
cours, nous devons nous préparer à évacuer le camp d'un moment à l'autre. Nous
devrons faire mouvement sur Gröditz, village situé à une dizaine de kilomètres
au nord-est. Les préparatifs du départ se font d'autant plus rapidement que nos
artilleurs russes du matin ont déjà commencé à tirer par dessus le camp, Nous voyons ainsi en action pour la première
fois les fameuses "orgues de Staline" : ce sont des genres d'obusiers
constitués de six tubes lance-fusées accolés en une seule pièce. Au départ des
coups, la flamme qui sort de l'arrière des tubes est impressionnante. Sans
doute pour ne pas être en reste, ceux d'en
face en font autant, et notre camp est bombardé par leur artillerie.
C'est alors que nous voyons
arriver nos trois lascars, passablement éméchés, pour ne pas dire complètement
saouls ! Ils ont le képi de travers et leur démarche est louvoyante... Nous
leur demandons ce qui leur est arrivé et ils nous racontent leur histoire. A
Jakobstahl ils sont entrés dans une cour de
ferme, attirés par le piaillement d'une basse-cour. La ferme était
occupée par un détachement russe, et une sentinelle montait la garde. Ils lui
ont exposé tant bien que mal le but de leur visite, qui était de s'emparer de
quelques poulets, et, joignant le geste à la parole, ils se sont mis à courir pour essayer d'attraper les volatiles. La
sentinelle les a arrêtés aussitôt, et leur a fait signe de se garer,
puis elle s'est mise à tirer à la mitraillette dans la volaille, après quoi
elle a autorisé nos camarades à ramasser les victimes, ce qu'ils se sont
empressés de faire aussitôt. Mais la pétarade avait attiré sur le pas de la
porte un officier russe de taille gigantesque du grade de commandant. C'était le chef du détachement qui occupait
la ferme, et il se mit à enguirlander copieusement la sentinelle qui tenta
évidemment de s'expliquer en montrant l'opération en cours. Le commandant russe
reconnut aussitôt qu'il s'agissait
d'officiers français et il les invita à pénétrer
à sa suite, dans la maison où la table était mise. C'est ainsi que nos trois
compères partagèrent le repas des Russes, servis par une accorte polonaise. Le
colosse russe était intarissable. C'était un champion d'haltérophilie et il
montrait avec fierté ses énormes biceps, il n'en finissait pas de porter des
toasts à tout bout de champ, en particulier à la gloire de " de Yole
", et chaque fois il fallait vider son verre de vodka "cul sec"
!... Pas étonnant qu'a ce régime les idées de nos amis ne se soient quelque peu
troublées ! Heureusement pour eux, le téléphone sonna et le message que prit le commandant devait être
assez grave, car il mit fin sur le champ aux agapes. C'est ainsi que nos
camarades, bardés de poulets, purent nous rejoindre à temps !...
Le départ a lieu dans une certaine pagaille. Notre popote
au grand complet se met en route vers dix-neuf heures.
A peine
sommes nous sortis du camp que je m'aperçois que, dans ma précipitation, j'ai
oublié de prendre mon plus cher trésor : c'est une boîte en fer, genre boîte à gâteaux, avec un
couvercle, qui est ensuite utilisée comme boîte de sucre quand on a mangé tous
les gâteaux. C'est là que je renferme, mes
plus chers souvenirs, ceux qui me tiennent le plus à cœur : il y a la
grenade de mon casque de Saint-Cyrien avec le ruban "École Spéciale Militaire",
il y a mes insignes de routier : le flot de rubans d'épaule, jaune couleur de
soleil car je dois remplir de soleil les âmes que je rencontre, vert couleur
des blés qui mûrissent, car on attend beaucoup de moi, rouge couleur du sang
versé car un routier ne doit pas en être économe pour ses frères, et l'insigne
qui montre à tous que je suis un "routier parti". Il y a enfin les
dernières lettres de mes parents. Cette boîte se trouve au pied de mon lit sous
la paillasse. Je décide de faire demi-tour pour aller la récupérer. C'est déjà
le crépuscule. Comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, je conserve avec
moi tout mon barda. Quand j'arrive au camp il est presque désert. Quelques
camarades attardés se dépêchent de terminer leurs préparatifs, il y a aussi des
prisonniers russes en quête de quelque rapine. Le camp a déjà subi des dégâts.
Je perçois quelques éclatements d'obus qui font
voler en éclats les constructions légères qui nous servaient de
baraques. J'arrive en hâte à celle que j'occupais et j'y pénètre pour récupérer ma
fameuse boîte, lorsqu'un projectile traverse la baraque de part en part
vers le milieu, heureusement sans éclater. Je réalise alors que je suis en
train de risquer de graves ennuis pour pas grand chose et je renonce à mon
expédition hasardeuse. D'ailleurs le fond de la baraque où se trouve mon lit s'est effondré en raison de l'ébranlement
causé par l'impact, et il me faudrait du temps pour fouiller à la recherche de
ma boîte... Je sors du camp et prends place dans la colonne, mais j'ai perdu le
contact avec les autres...
La nuit
commence à tomber. Chemin faisant je
vois sur le bord du chemin des pains, abandonnés sans doute par des camarades
trop chargés. J'en récupère trois ou quatre que j'attache à mon ceinturon avec
des ficelles. Je force un peu l'allure pour doubler la colonne et essayer de
rattraper mes camarades. Nous rentrons dans un bois. Il y a déjà des éclopés
qui s'arrêtent au pied des arbres. C'est là
qu'est mort le lieutenant Picard, officier de chars, victime d'une crise cardiaque. Il est assis, adossé à un
arbre et soutenu par deux camarades qui demandent s'il n'y a pas un médecin à
proximité. Je
ne vois d'ailleurs pas Ce qu'aurait pu
faire un médecin en pareil cas. Cette image est restée gravée dans ma mémoire. Son visage était très pale,
ses yeux révulsés et sa bouche tordue par un rictus douloureux. Je ne me suis
pas attardé car je voulais rejoindre les miens.
Au bout d'une heure ou deux je
les ai retrouvés qui faisaient la pause, probablement pour m'attendre. Je leur
ai raconté mon aventure et c'est la que Magadur m'a dit : "Écoute Jojo, tu
n'en rates pas une, mais cette fois j'espère que tu as compris !".
Évidemment il avait raison...
Nous sommes restés à nous
reposer quelques instants, heureux d'être à nouveau ensemble. Les combats
avaient l'air de persister. Nous voyons des fusées éclairantes soutenues par
des parachutes, sans savoir si elles étaient allemandes ou russes. Nous nous
sentions à l'abri dans notre bois. Puis nous sommes repartis et avons marché de
nuit, traversant des agglomérations détruites où brûlaient encore des
incendies. Nous ne savions plus très bien où nous étions, mais nous suivions
toujours la colonne.
Après environ trois heures de
marche nous sommes arrivés à Gröditz. Il était environ minuit. La place du
village était éclairée par les incendies. Dans un grand déploiement de forces
un général russe est arrivé au milieu de nous et nous a harangués de façon fort
civile sans que nous comprenions un traître
mot de son discours. Néanmoins il nous fut résumé sur le champ et il en
ressortait que la glorieuse et invincible armée de libération du valeureux
peuple russe était heureuse d'avoir pu nous soustraire à l’ignoble tyrannie du monstre nazi, mais qu'elle devait poursuivre sa
mission jusqu'à la victoire complète. Autrement dit, le général n'avait
pas l'intention de s'occuper de nous pour le moment et nous ne devions pas
l'encombrer de notre inutilité !...
Après toutes ces émotions nous
ne demandions qu'à dormir et nous avons finalement trouvé refuge dans un bureau
où nous avons fini de passer la nuit.
C'était notre première nuit de
liberté, du moins théoriquement, car nous n'allions pas tarder à nous
apercevoir que nos libérateurs nourrissaient à notre égard des sentiments somme
toute assez mitigés !
Pour ma part. Je me
souviendrai toute ma vie de cette journée de la Saint Georges, 23 Avril 1945 *.
(* et depuis je me suis toujours efforcé de marquer l'anniversaire de ce jour
d'une manière ou d'une autre.)
TROISIÈME PARTIE
Mardi 24 avril
O fortunatos nimium, sua
si bona norint, Agricolas !
(Virgile,
Georgiques II, 458-459)
Je n'ai pas bien dormi cette nuit, contrairement à mon habitude. Les événements de la veille défilaient sans cesse dans ma
tête.
Qu'est-ce qui m'avait pris de faire demi-tour, de
quitter mes camarades, pour aller récupérer une malheureuse boite de fer qui ne valait quand même pas que.je
risque de perdre la vie pour ce qu'elle contenait. Si c'était là tout ce que
j'avais retenu des "trois D " !... (le routier doit être Dévoué à ses
frères, Dévoré par son idéal, Détaché des choses contingentes).
Je ne suis pas fier de moi. Sans compter que mes
camarades auraient pu légitimement s'inquiéter. Ne s'étaient-ils pas arrêtés pour m'attendre ? Et,
en s'arrêtant, ils prenaient eux aussi des risques, car, après tout, les
combats faisaient rage dans le secteur. Non, vraiment, je n'ai pas de quoi être
fier, et mon ancien, Magadur, a bien eu raison de me morigéner !...
Et puis nous étions installés
dans ce bureau de façon bien inconfortable.
Enfin bref, je n'ai pas bien dormi du tout et je me
suis réveillé de mauvaise humeur. Je me suis levé, comme on
dit, "du pied gauche".
Il faisait déjà grand jour
quand nous avons repris nos esprits après toutes ces émotions. Quand nous avons
mis le nez dehors, nous avons revu la grande place où le générai russe nous
avait harangués. Il y avait un certain nombre de chars rangés au fond de la
place. D'après leur aspect et ce que j'avais retenu du cours Chevalier, c'étaient
des "T34», engins redoutables qui
avalent fait leurs preuves. A l'opposé, il y avait un attroupement de
Russes qui semblaient ignorer les principes élémentaires de ce que nous
appelons "l'ordre serré", discipline en laquelle les Allemands sont
par contre passés maîtres. Cela ressemblait plutôt à un genre de
"meeting" comme ceux que Maxence van der Mersch a si bien décrits
dans son roman "Lorsque les sirènes se taisent". Ce spectacle nous
laissait quelque peu perplexes. À un moment donné, sans que nous n’ayons perçu
aucun signal du genre coup de sifflet ou aboiement de Feldwebel, nous avons vu
les Russes se précipiter sur les chars en
courant. Cela faisait penser au départ des 24 heures du Mans, où celui
qui prend le premier possession de son véhicule et parvient à le faire démarrer
avant les autres, conquiert dès le départ un avantage certain.
À notre grande stupéfaction les
Russes se sont donc rués sur les chars et les premiers arrivés y ont pris
place, alors que les derniers en ont été pour leurs frais. Nous en avons
conclu, soit qu'il n'y avait plus assez de chars pour tout le monde, soit qu'il
y avait des équipages en surnombre.
Par la suite, nous n'avons pas eu l'occasion
d'assister à ce genre d'exercice, ce qui fait que pour moi le
mystère reste entier... Quoi qu'il en soit, les chars ont démarré et sont
partis, laissant derrière eux tous ceux qui n'avaient pas pu embarquer.
Après cet intermède, nous nous
sommes enquis du programme de la journée, car la canonnade persistait, et ça
cramait toujours un peu partout. D'après ce que j'ai pu voir, Gröditz a l'air
d'une petite ville industrielle, reliée par un canal à Elsterwerda qui est un
port fluvial plus important. Les combats de la veille avaient laissé des
traces. Mais ce qui nous importait était de savoir ce qui nous attendait. En
fait, dès cet instant, nous mesurions tout ce que notre nouvelle situation
avait de précaire et d'aléatoire. Tant que nous étions une colonne de
prisonniers, il y avait bien sûr les Posten et leurs chiens, mais il y avait
aussi un encadrement français (après tout, le colonel Leclerc et lé colonel
Lacroix ne s'étaient pas si mal comportés) et il y avait surtout un encadrement
allemand, dont les officiers avaient reçu des ordres qu'ils exécutaient. Si
nous ne savions pas en général où nous allions, eux ils le savaient. Au
contraire, à partir de notre départ en catastrophe du camp de Zeithain, rien de
tel : plus de Posten, plus de chiens, plus d'Allemands, partant, plus de colonne !
Malgré tout, au bout d'un certain temps, nous avons
appris que la consigne était de rejoindre le camp situé à Sagan, c'est-à-dire
à plus de cent kilomètres à vol d'oiseau vers l'Est, d'où nous serions
rapatriés. Et nous avons eu aussi le sentiment que la consigne était : "
Démerden Sie sich ! "...
Sur la place de Gröditz, en ce matin
du 24 Avril, nous nous sommes donc sentis un peu perdus, quoique libres !... En
fait nous n'étions pas au bout de nos peines...-
Il devait quand même y avoir
quelque part des gens qui s'occupaient de nous, car, vers huit heures, nous
avons eu droit au fameux Bortsch ! Pas de distributeur, pas de louche, chacun
puise avec son quart et c'est au petit bonheur la chance que l'on pêche dans la
mixture. Comme "j'ai des gamelles anglaises * (* les gamelles
anglaises sont un ensemble de deux récipients s'emboîtant l'un dans l'autre et
munis de poignées rabattables. J'en ai conservé un spécimen. Cela fait 16x13x6,
soit environ 1,25 litre), je pioche carrément avec, c'est quand même
plus rentable... Le regroupement occasionné par ce ravitaillement nous permet
de connaître notre itinéraire : il s'agit de gagner Elsterwerda, d'où nous
prendrons la route de l'Est qui longe le canal. Nous partons donc vers neuf heures
et quittons Gröditz qui crame toujours...
La route est bonne. Elle franchit le canal et nous mène à Prösen, petit village qui crame aussi. Nous y récupérons un chariot
qui va nous servir de "voiture d'allégement". C'est un engin en bois
à quatre roues, dont deux sont fixées
à un essieu mobile actionné par un timon qui permet de tracter et de diriger
l'ensemble
La caisse a une section trapézoïdale, évasée vers le
haut, avec des ridelles à
claire-voie. En somme, c'est tout à fait ce qu'il nous faut et il a l'air assez
robuste. Nous reprenons la route qui traverse un canal plus large avant
d'entrer à Elsterwerda. C'est une ville importante qui a dû être l'enjeu de
récents combats : il y a des immeubles en flammes de part et d'autre de la
route et on entend crépiter encore quelques rafales. Nous sommes à peu prés
bien groupés, sinon tout à fait en colonne, mais, en sortant de la ville, nous
constatons une certaine dispersion. De petits groupes se constituent, en
général par popotes. Nous en faisons autant et prenons notre autonomie, que
nous garderons par la suite durant toute notre randonnée.
A midi nous atteignons Plessa. Nous commençons à avoir faim ! Ne comptant pas trop sur les Russes, et, d'ailleurs,
n'appréciant qu'assez médiocrement leur ratatouille, nous délaissons le village
qui, naturellement, crame encore un peu, et nous avisons une ferme peu éloignée
de la route, que nous investissons avec précaution. Elle est inoccupée, comme
le seront d'ailleurs celles qui par la suite nous serviront de gîte. Mais les
habitants n'ont pas dû la déserter depuis longtemps. Nous y trouvons des bocaux
de viande en conserve. La cuisine étant en état de marche nous faisons chauffer
notre butin. Pendant ce temps nous explorons un peu les autres pièces et nous
trouvons une caisse de sable où sont conservés des œufs. Nous en faisons
d'abord une bonne omelette, et, avec le reste, on fait des œufs durs qui nous
serviront par la suite. Nous n'avons pas non plus consommé tous les bocaux.
Maintenant que nous avons un chariot, nous pouvons nous permettre de ne pas
lésiner sur les bagages comestibles. Le moral est au beau fixe. Nous voyons que nous pouvons "vivre sur le pays" et
sans doute aussi régler nos étapes à notre guise.
Après ce bon déjeuner nous
reprenons la route et nous arrivons bientôt à Mückenberg, qui a l'air d'être le
terminus du jour, car nous voyons d'autres groupes
qui .cherchent un refuge pour la nuit. Nous décidons d'en faire autant.
Malgré tout nous avons bien marché. Certains souffrent des pieds. Nous avons un
peu perdu l'entraînement pendant notre séjour à Benndorf et à Zeithain.
Délaissant le centre ville qui crame, nous atteignons une cité ouvrière qui
semble correspondre tout à fait à ce que nous cherchons, car il y a des
clapiers avec des lapins ! Cette cité ouvrière a dû être construite à l'usage
des travailleurs des usines proches. Le Grand Reich et les Nazis avaient aussi
des préoccupations sociales dont feraient bien de s'inspirer nos deux cents familles ! Tout ne devait pas être si mal à
l'ombre de la croix gammée...
Nous entrons dans un immeuble et sommes étonnés de constater qu'il y a encore des habitants. C'est ainsi que nous sommes
hébergés par un couple dans un appartement
genre HLM, assez confortable. Ces gens sont assez coopératifs puisque la femme va même
jusqu'à laver les pieds de ceux, qui ont des problèmes ! Pendant ce temps je
descends avec Kerdreux pour visiter les clapiers. J'ai toujours eu un faible
pour le civet de lapin, que ma mère réussit à merveille. Généralement je me
dispute avec mon père pour savoir qui aura la
tête ! Par convention tacite - les fameuses lois non-écrites des
Grecs...- nous l'avons à tour de rôle. Mais il s'agit de savoir qui l'a eue la
dernière fois !
Après avoir fait le tour des
cages, je m'empare du plus gros lapin que j'ai pu trouver. J'ai bien précisé
lapin, car les lapines sont à part avec leurs petits. Il est vraiment très
fort, il tape des pattes sur son plancher tandis que j'ouvre la porte, mais je
le saisis par les oreilles pour le sortir de sa cage, et puis par les pattes de
derrière pour lui donner le coup du lapin avec le plat de la main comme je l'ai
vu faire si souvent par mon grand-père. Je crois que je l'ai assommé du
premier coup. Je ne néglige pas de lui appuyer sur le ventre pour lui vider la
vessie. Ensuite nous nous installons tranquillement et je le dépiaute sans
difficulté. Il suffit d'avoir un couteau bien aiguisé...
Nous plaisantons Kerdreux et moi sur les vertus de la
vie à la campagne. Lui, il est plutôt du genre pêcheur. Il
me raconte comment il prenait des douzaines de tacauds. Je lui réplique que moi
j'étais le champion de la pêche au chènevis et qu'il rn ‘arrivait de revenir à
la maison avec mon frère après un après-midi
passé au bord de la Loire en ayant de quoi nourrir tout le quartier en gardons,
chevesnes et dards !... Pendant notre échange de vues, le lapin a été
proprement dépiauté.
Nous revenons triomphalement à l'appartement et la femme se propose de le faire cuire. Nous acceptons
sans méfiance. Job est fatigué et ne proteste pas. Quel dommage ! Hélas, trois
fois hélas !... Elle n'y connaît rien en cuisine ! Elle fait bouillir le lapin comme un vulgaire jarret de veau ! Cela gâte
un peu notre plaisir, mais enfin, nous faisons contre mauvaise fortune bon cœur
et nous mangeons quand même à notre faim. Nous passons la nuit chez ces gens.
Magadur discute avec eux. Naturellement ils n'ont rien à voir avec les nazis !
En tout cas ils vont même jusqu'à nous céder leur lit ! Évidemment nous ne
coucherons pas tous dans un lit, mais il y a des fauteuils, des canapés, etc.
Cela vaut mieux quand même que de dormir par terre.
Par mesure de précaution et sur
l'ordre de Magadur, qui de plus en plus s'avère comme notre "chef de
guerre", nous décidons de monter la garde à tour de rôle, on ne sait
jamais ! Mais nous pouvons nous déshabiller, ce qui ne nous était pas arrivé
depuis Zeithain ni d'ailleurs durant les neuf étapes de notre précédent trajet.
Somme toute, cette première nuit se passe
très bien et laisse augurer favorablement de la suite de nos aventures. Nous
verrons que nous aurons quand même
quelques surprises très désagréables...
Mais, comme on dit : " inch Allah ! "
Mercredi 25 Avril
Pour vivre heureux, vivons
cachés.
Après une excellente nuit nous
pouvons, le lendemain matin, faire notre toilette, nous raser, et prendre un
petit déjeuner préparé par notre hôtesse.
Le café était de l'ersatz mais nous n'avons
pas voulu la vexer en lui révélant que nous avions, nous, du café américain
soluble bien meilleur !
Grâce à Magadur la glace avait
été rompue et nous avons cru comprendre la raison de cet accueil somme tout
assez hospitalier : le mari, sans doute inapte au service ou réformé, devait
être plus ou moins le responsable (on dirait casernier) de la cité ouvrière et
c'est pourquoi il était encore là avec sa femme. Mais ce n'était peut-être
après tout qu'un apparatchik du régime national-socialiste ? Les Russes étaient
passés par là quelques jours auparavant et s'étaient livrés paraît-il à
quelques exactions qui avaient terrifié nos braves Allemands. Eux-mêmes
semblaient n'avoir pas eu à souffrir, mais leurs voisins en avaient pâti. Les
appartements avaient été pillés. Les femmes violées. Les hommes passés à tabac.
Ce qui fait qu'en nous voyant, malgré nos mines patibulaires et nos penn-baz,
ils s'étaient dit: " Au moins avec ceux-ci nous n'avons rien à craindre,
alors autant leur faire bonne figure
!..." ils avaient l'air d'espérer que nous resterions quelques
jours. Mais nous n'en avions pas l'intention. Nous avions perdu le contact avec
le gros de la troupe et nous ne voulions pas
nous attarder davantage. Nous nous sommes quittés bons amis, non sans avoir cru déceler dans leur regard
comme une petite lueur de désespoir ou de terreur ... Après tout, chacun son
tour, n'est-ce-pas ?
Nous avons repris la route et, comme la veille, nous avons traversé des villages désertés où se voyait encore la
trace des récents combats. De temps à autre, nous rencontrions des groupes de
camarades, comme nous en quête de nourriture. On se communiquait de bons tuyaux
et aussi d'autres nouvelles plus ou moins rassurantes sur les agissements de
nos nouveaux amis... La route suivait en gros la vallée de l'Elster, que nous
remontions. Cette belle rivière est canalisée et elle doit être en temps normal
fréquentée par de nombreuses péniches. Nous sommes passés par la gare de
Naundorf dont le nom nous rappela celui qui se fit passer pour Louis XVII. Nous
avons ensuite traversé une forêt de sapins jusqu'à Schwarzheide, gros village
qui ne semblait pas avoir trop souffert. Puis Wandelhof, encore un autre
Naundorf, où nous faisons d'ailleurs
halte pour décider de la route à suivre. En effet, arrivés au carrefour de
Ruhland, nous avons hésité à traverser encore une fois le canal. Nous nous
sommes donc arrêtés pour déjeuner dans une ferme à proximité du village de
Naundorf, qui n'est qu'un hameau, mais un important nœud routier entre la voie ferrée
et le canal.
Des camarades qui passaient par là avaient l'air mieux renseignés que nous car ils nous ont appris qu'un
regroupement était prévu à Senftenberg d'où nous n'étions plus éloignés que
d'une dizaine de kilomètres. Nous sommes donc repartis, après avoir déjeuné,
vers l'Est, ou plutôt le Nord-est. La route suivait toujours le canal. Cela me
rappelait une phrase d'un manuel de géographie de mon enfance : " la route
et la voie ferrée suivent la vallée ".
Nous traversons Brieske, petit village sans intérêt, et nous arrivons, en fin d'après-midi,
à Senftenberg. Nous y retrouvons d'autres groupes qui nous confirment les
informations de midi. Il s'agit en fait pour les "responsables " de
faire le point avant de nous laisser poursuivre plus avant. Ce n'était pas
inutile, car nous étions égaillés dans la nature depuis le départ de Gröditz.
Et si nous avions quant à nous fait environ cinquante kilomètres en deux jours,
d'autres groupes étaient très attardés.
Nous nous sommes donc mis en quête d'un gîte. Nous avons fini par jeter notre dévolu sur une maison de
belle apparence dans laquelle nous avons pénétré... à notre grande surprise
nous y avons trouvé une femme d'un certain âge qui s'occupait d'un bébé.
Magadur lui a exposé notre problème et nous avons commencé à nous installer.
D'abord méfiante, la femme nous a observés sans rien dire tout en feignant
d'être très occupée par les soins à donner au bébé. Magadur continuait de temps
en temps de parlementer avec elle. Au bout d'un certain temps s'est posée la
question de la tambouille ! Il semble que nous ayons réussi notre examen de
passage car la femme n'a fait aucune difficulté pour accepter de nous faire la
cuisine tout en insistant sur le fait qu'elle n'avait rien à nous proposer,
mais que, si nous lui fournissions le nécessaire, elle ferait le reste !...Or,
nous avions ce qu'il fallait car nous avions chemin faisant grappillé quelques
victuailles en route. Cela n'avait pas été difficile car nous savions
maintenant que les Allemands avaient l'habitude de planquer leurs bocaux de
conserves dans leur cave. Ces bocaux contenaient soit des confitures, soit des
plats cuisinés à base de viande de porc et de haricots. Avant de quitter leur
maison, provisoirement pensaient-ils sans doute, ils enterraient les bocaux
dans la cave. C'était une bonne cache car il y faisait sombre. Mais lorsque
l'on connaissait la combine, il suffisait de repérer le coin où la terre avait
été remuée pour découvrir le pot aux roses ... Les bocaux n'étaient pas
enterrés profondément et il était facile de les récupérer. Comme nous avions le
chariot, nous ratiboisions tout ce qui nous tombait sous la main. Nous avions
donc de quoi dîner largement en arrivant à Senftenberg. Nous avions aussi des
pommes de terre car les silos allemands n'avaient plus de secrets pour nous. Le
repas fut donc copieux. Il a fallu ensuite s'installer pour la nuit. Ce n'est
pas la place qui manquait, le logis était des plus vastes et très confortable.
Nous nous sommes répartis les chambres.
C'est ainsi que j'ai partagé avec Kerdreux une belle pièce du genre bureau-bibliothèque où j'ai eu
droit comme couche à deux fauteuils. J'ai pu m'y installer comme un prince
après m'être déshabillé presque complètement. J'ai dormi dans des draps de soie
recouverts de superbes couvertures de laine, ce qui me donnait une délicieuse
impression de confort... De son côté, Kerdreux, malgré ses goûts ascétiques,
s'est installé sur le canapé aussi royalement que moi. Cette nuit là nous
n'avons pas monté la garde. Nous nous sommes contentés de bien verrouiller la
porte et, naturellement, c'est Magadur qui s'est approprié la clé !...
Le lendemain matin quelle ne fut pas notre surprise de
découvrir la présence d'une jeune femme que nous
n'avions pas vue la veille. C'était la mère du bébé et la fille de l'autre
femme. Il y a eu explication des gravures avec Magadur, d'où il ressortait que
la jeune femme était restée camouflée par précaution dans la crainte que nous
ne soyons pas des gens comme il faut. Notre conduite avait dû rassurer sa mère puisqu'elle
était sortie de sa cachette. L'explication de cette méfiance confirma les
soupçons que nous avions déjà conçus à Mückenberg chez le couple au lapin. Cela
devint d'ailleurs une certitude dans les jours qui suivirent...
Il semble que les Russes n'étaient pas tous occupés par les combats qui se poursuivaient. Ceux d'entre
eux qui, à l'instar des laissés pour compte de Gröditz, ne trouvaient pas place
dans les unités en opération, se livraient au pillage et aux pires exactions
envers les habitants qui n'avaient pas fui. En particulier ils violaient
systématiquement toutes les femmes qui avaient le malheur de se trouver à leur portée, quels que soient leur âge ou
leurs charmes. Ils buvaient aussi plus que de raison tout liquide leur
paraissant ressembler peu ou prou à une boisson alcoolisée... Quand ils étaient
éméchés, ils avaient la gâchette facile. Presque tous étaient dotés d'un
pistolet-mitrailleur dont le chargeur circulaire ressemblait à une énorme boîte
de camembert. Ces "boîtes à fromages", comme nous les surnommâmes
aussitôt, étaient des armes redoutables, tant par leur cadence de tir rapide
que par la contenance du chargeur. Une des facéties des plus inoffensives
consistait à s'approcher de leur victime sans bruit et par derrière, à poser le
canon de leur arme sur son épaule et à lâcher une rafale, histoire de rigoler
un peu. D'autres facéties étalent malheureusement moins anodines...
Ce matin-là nous avons donc
fait la connaissance de cette jeune femme. Par le truchement de Magadur, nous
avons, appris que la proposition faite la veille par la grand-mère tenait
toujours : nous avions le gîte et le couvert assurés dans la mesure où nous
subvenions aux besoins du ménage.
Après le petit déjeuner nous
sommes sortis aux nouvelles. Les "autorités" avaient décidé de
freiner notre marche vers l'Est pour éviter l'engorgement du camp de Sagan où
s'effectuaient les opérations de triage et de regroupement en vue de notre
rapatriement. En conséquence, nous devions rester trois jours à Senftenberg.
Etant données les conditions de notre hébergement, cela n'était pas pour nous
déplaire ...
Jeudi 26, Vendredi 27 et Samedi 28 Avril
Les délices de Capoue...
La perspective de rester trois jours à Senftenberg n'était pas pour nous déplaire étant données les conditions
de confort dont nous jouissions : appartement cossu, hôtesses aimables, paix
royale.
Nous nous sommes organisés en groupes de deux et je fais tout naturellement équipe avec Kerdreux.
Pendant qu'une équipe restait au gîte par prudence, les autres partaient à
l'aventure pour assurer notre ravitaillement. Celui-ci était surtout à base
de pommes de terre que nous allions chaparder là où nous pouvions, généralement
dans les caves des maisons voisines. Nous en avons toujours trouvé à notre
suffisance, pour la plus grande satisfaction de nos cuisinières, avec qui nos
rapports étaient empreints de la plus grande urbanité. Nous consentions même
parfois à faire les pluches. Cela nous a permis d'améliorer l'ordinaire fourni
par l'intendance russe, qui, à notre avis, laissait souvent à désirer. La
distribution avait toujours lieu selon le même procédé de la pêche dans la marmite, mais il y avait maintenant
une femme russe, de proportions colossales, qui présidait à la cérémonie et ne
s'en laissait pas conter. C'est là que j'ai
compris l'importance des cantinières dans les armées du temps jadis.
Nos "explorations patates" nous amenèrent à visiter des appartements et des pavillons qui devaient avoir des
locataires aisés ; ils avaient été pillés, naturellement, mais on voyait bien
que nous étions dans ce qu'il est convenu d'appeler un "quartier
résidentiel". Ma propension à fourrer mon nez partout me conduisit à
regarder de plus prés ce que contenaient les différents meubles et tiroirs, et
c'est ainsi que je mis la main sur une Bible superbe, édition très luxueuse,
tant par la reliure en cuir noir souple que par la qualité du papier
extrêmement fin, ainsi que par la typographie particulièrement soignée. Cette
Bible avait la singularité de comporter à la fois
le texte latin de la Vulgate et sa traduction en allemand, français et
anglais. Chaque langue avait sa colonne, deux par page. Un vrai bijou. J'en ai
fait mon livre de chevet.
J'ai aussi trouvé un exemplaire de
"Mein Kampf", dans l'édition destinée à chaque couple de jeunes
mariés. Leurs noms étaient inscrits sur la page de garde. Le parti nazi offrait
ainsi aux jeunes mariés, en guise de cadeau de mariage, cet ouvrage de Hitler
que nous aurions dû lire plus attentivement avant
la guerre, car ce qui y est annoncé a été point par point appliqué par
la suite par les nazis. Mais ce genre de prophéties ne sont jamais prises au
sérieux par ceux à qui elles s'adressent. Ce n'est pas hélas le seul cas
d'aveuglement collectif !... La Bible en est pleine, et il y en aura encore
d'autres malheureusement, car comme dit le proverbe arabe, " l'expérience
est un livre que tout le monde écrit et que personne ne lit "...
Dans une maison particulière, entourée d'un joli jardin comme celui que nous avions à Saumur, j'ai
découvert par hasard une épée, brisée par le milieu en deux tronçons. C'était
une épée d'honneur qui avait dû appartenir à un dignitaire du régime, si j'en
juge par le luxe de la garde et de la poignée. Cependant, en examinant de plus
prés les gravures dont s'ornemente la lame, on découvre des emblèmes
maçonniques : globe terrestre, équerre, compas, clefs, balances, soleil et ses
rayons, tête de mort, triangles, flambeaux croisés, etc...Il y a aussi une
inscription latine : "Memento mori". (* Le tronçon de cette épée,
astucieusement ouvragé par Mimile à Bunzlau, est devenu une dague que j'ai l'habitude de laisser traîner
négligemment sur mon bureau, ce qui m'a valu à plusieurs reprises la
considération discrète de visiteurs probablement au courant de ce que cet objet
représente...). Je suis très perplexe et je me demande dans quelle mesure le
parti nazi n'avait pas de liens ou d'accointances avec la franc-maçonnerie. Et,
dans l'affirmative, lequel des deux soutenait l'autre * ? Mes investigations ne
sont pas du goût de Kerdreux qui les trouve parfaitement ridicules et inutiles.
Sans doute a-t-il raison. Pourtant nous avons appris par la suite que certains
camarades ont ainsi découvert de vrais trésors, voire des fortunes, en or,
bijoux, timbres de collection, etc.
Personnellement je n'ai jamais rien vu de tel mais il
n'est pas impossible qu'il y ait une
part de vérité dans ces assertions. Après tout, les Allemands
n'ont pas pu tout emporter avec eux dans leur fuite précipitée et il se peut que quelques veinards aient pu
s'approprier ce genre de butin. Quant à savoir s'ils ont réussi à le
rapatrier avec eux, ceci est une autre histoire...
Un jour, dans une vitrine garnie de bibelots divers,
j'ai pris un ensemble de trois petits chiens, du
genre "fox à poils durs». Il y en a un grand et deux petits qui
lui sont attachés par une chaînette reliant leurs colliers, ils vont devenir ma
mascotte. Ils sont minuscules mais très bien sculptés dans du bois dur. Le plus grand doit avoir cinq centimètres
de long.
Au cours de nos pérégrinations,
nous rencontrons des camarades comme nous en quête de nourriture. Nous
apprenons ainsi que deux événements importants sont en cours : la prise de
Berlin, où les Russes seraient déjà entrés, et la jonction entre les troupes
russes et américaines, qui aurait eu lieu tout prés d'ici sur l'Elbe à Torgau
(environ 70 Km dans notre Ouest).
Donc tout va bien. Mais enfin, nous aurions préféré nous trouver du côté américain car ce que nous constatons chaque jour
ne nous rassure guère sur le comportement des "Popov". Passe encore
pour les exactions qu'ils infligent aux Allemands, après tout ils ont sans
doute une revanche à prendre car ceux-ci ne leur ont pas fait de cadeau non
plus au cours de l'opération Barbarossa.
Les guerres du XX ème siècle ne sont plus du genre " fraîche et joyeuse " et les
principes de chevalerie ont évolué vers des "lois de la guerre" que
ne respectent plus les armées modernes. Nous ne sommes donc pas disposés à
plaindre les Allemands qui n'ont que ce qu'ils méritent. Mais ce qui nous
paraît plus préoccupant c'est le comportement des Popov vis à vis de nous. Ces moujiks
sont vraiment des sauvages. On nous a même dit que certains d'entre eux
n'hésitent pas à vous couper le doigt d'un coup de pistolet pour récupérer une
alliance !... ils se conduisent comme des brigands de grand chemin et
dévalisent tous ceux qu'ils rencontrent. C'est assez inquiétant. Heureusement,
aucun d'entre nous n'a eu à subir aucune avanie et nous avons passé de bons
moments chez nos hôtesses.
Mais les meilleures choses ont une fin, et, le 28
Avril, nous sommes prévenus que nous partons le lendemain, toujours en direction de Sagan. À vue
de nez, d'après nos estimations, nous avons fait à peu prés la moitié du chemin
depuis Zeithain. Il doit donc nous rester à parcourir environ une cinquantaine
de kilomètres et nous pensons pouvoir en venir à bout en trois ou quatre jours
sans difficulté. Aussi sommes-nous assez surpris d'apprendre que nous allons
toucher demain matin avant le départ six jours de ravitaillement. Nous nous
perdons en conjectures sur les raisons de cette mesure et nous demandons avec
inquiétude quelle sorte de "ravitaillement" nous allons pouvoir
toucher pour six jours...
En fait, nous n'arriverons au terme de notre randonnée que le 5 Mai. Mais nous ne savons pas qu'il nous reste encore sept
étapes ni que nous irons bien au-delà de Sagan...
Dimanche 29 Avril
Ce qui aurait pu être une fable : La biquette et les pigeons
Le lendemain nous prenons congé de nos hôtesses, qui sont apparemment très déçues de notre départ et
vaguement inquiètes de ce que leur réserve la suite des événements...
Le "point initiai" de l'étape a été fixé
prés de la gare, dans un faubourg appelé Thamm, d'après les pancartes. Nous
nous y rendons pour y percevoir le ravitaillement annoncé la veille, il s'agit
en tout, et pour tout de ... farine !
Il y en a une quantité difficile à
apprécier mais qui me paraît assez considérable. Nous ne pouvons bien sûr
refuser cette manne mais nous nous demandons bien ce que nous allons pouvoir en
faire. Nous ne sommes pas équipés pour faire des crêpes ! Mais Kerdreux nous
rassure tout de suite en nous assurant qu'il se fait fort de nous faire du pain
pourvu qu'on lui fournisse un four. Devant notre air dubitatif il nous affirme
qu'il sait comment faire du pain. Nous en acceptons l'augure et nous voilà
partis avec notre sac de farine...
Instruits par l'expérience acquise au
cours des deux précédentes étapes, nous nous organisons maintenant
différemment. Nous trouvons sans difficulté un deuxième chariot. C'est un
ustensile très répandu dans le pays. Nous en récupérons un autre à la sortie de
Senftenberg sur la route de Rauno.
Toutes les fermes sont abandonnées et il y a du cramé un peu partout. Avec ce deuxième chariot nous nous
répartissons en deux équipes. Dans chaque groupe, l'un tire le chariot par le
timon et les autres poussent derrière. Du coup nous ne portons plus rien sur le
dos. C'est quand même beaucoup moins fatigant. Nous faisons route au Nord et
traversons le gros village de Bückgen. De là nous changeons de direction vers
le Sud-est et, après avoir franchi une nouvelle fois la voie ferrée, nous
atteignons Sedlitz, qui a l'air d'avoir été le siège de durs combats car le
village est complètement démoli. Il est vrai que c'est un carrefour important.
Aussi l'évitons-nous et nous dirigeons-nous vers le hameau de Rosendorf où nous
décidons de faire halte pour le repas de midi. À cet effet, nous entrons dans
la première maison que nous trouvons à l'entrée du village : nous constatons
qu'elle est encore habitable et qu'il y a tout ce qu'il faut pour faire la
cuisine, dont vont s'occuper Job et Gaston. Pendant ce temps les autres vont
faire une petite reconnaissance dans les environs. Avec Kerdreux je me dirige vers le Nord où la campagne nous
semble plus accueillante et nous avisons une belle ferme avec un enclos où il y
a des boxes, ou plutôt des stalles, d'où nous parviennent de plaintifs
bêlements. Nous y découvrons une biquette au pis bien gonflé et qui a besoin qu'on
la traie. C'est Kerdreux qui pratique l'opération comme s'il n'avait jamais
fait que cela toute sa vie, et il recueille le lait dans un récipient "ad
hoc" trouvé sur place. Dans le box voisin il y a un petit biquet bien
mignon.
Nous disputons de savoir si ce n'est pas la Providence
qui l'a mis sur notre chemin, car il y a là de quoi nous fournir
plusieurs repas en viande... Moi je suis
pour l’égorgement. Kerdreux est contre et me démontre que cette
innocente victime est bien trop difficile à dépecer proprement.
- " Ce n'est pas un lapin ! " me dit-il.
N'étant pas très sûr de pouvoir
mener à bien cette opération je me range finalement à son avis et nous mettons
le biquet avec la biquette. Le spectacle est touchant. La biquette nous regarde
de ses grands yeux pleins de larmes. Elle fait fête à son biquet qu'elle lèche
avec affection. Celui-ci le lui rend bien.
Nous pensons que si les fermiers les avaient séparés c'est parce que le
biquet était déjà sevré. Mais ce n'était sans doute pas depuis longtemps. En
tout cas, il y avait du foin en quantité, et j'espère qu'ils auront survécu
jusqu'au retour de leurs maîtres, à moins qu'ils n'aient été victimes de plus
féroces soldats que nous.
Nous regagnons notre groupe, enchantés du lait frais que nous rapportons. Nous racontons l'histoire du petit
biquet et de sa mère, et tout le monde nous donne raison de les avoir laissés
tranquilles. Nous repartons sans nous attarder
après nous être restaurés, et nous traversons encore des villages de
faible importance qui paraissent avoir moins souffert que Sedlitz : Lieske,
Proschim, Gosda. Entre Proschim et Gosda nous traversons encore une voie ferrée
qui nous paraît en bon état. Nous la traversons à nouveau après Gosda avant
d'arriver à Jessen.
À la gare de Jessen nous voyons un groupe important de
civils qui ont l'air de parler russe, à moins que ce ne
soit du polonais. Ils sont en liberté surveillée, il doit s'agir.de
travailleurs employés par les Russes à déblayer les rues encombrées par les ruines provenant des immeubles
démolis. Nous essayons d'entrer en communication avec eux mais sans succès en
raison de l'obstacle de la langue. Comme d'autre part leurs
"convoyeurs" n'ont pas l'air d'apprécier beaucoup notre initiative,
nous n'insistons pas et poursuivons notre
route. Nous entrons dans le village de Jessen qui semble occupé par un
détachement de Popov... Aussi ne tentons-nous pas de nous y arrêter pour la
nuit. Nous avisons une ferme à la lisière sud du village et nous nous y dirigeons
pour nous y installer. Une reconnaissance rapide des lieux nous convainc que
nous y serons bien. Comme il n'est pas tard, je repars avec Kerdreux pour une
expédition de recherche et de ravitaillement.
Non loin de là, prés d'une
ferme importante du genre "manoir", nous repérons un refuge à pigeons
qui semble en service d'après les roucoulements qui s'en échappent. Chez nous
la présence d'un colombier indique l'appartenance de son propriétaire à la
noblesse dont l'un des privilèges consistait
à posséder les refuges à pigeons. A voir l'allure des bâtiments de la
ferme, il n'est pas impossible qu'elle soit le fief de hobereaux locaux. Quoi
qu'il en soit, nous trouvons sans difficulté l'entrée du colombier et nous y
pénétrons. Il est rempli de pigeons qui s'y préparent pour la nuit. Nous
grimpons à l'étage supérieur et commençons une chasse que nous venons
d'inventer. D'abord nous faisons des moulinets avec nos bâtons, mais le seul
résultat est de faire voler quelques plumes ! Nous changeons alors de tactique
: sans faire aucun geste menaçant et le képi à la main, nous nous approchons
par traîtrise d'un pigeon cluché* (* en breton le verbe "klucha"
désigne la position d'un volatile au repos accroupi sur ses pattes repliées sous lui et prêt à
s'endormir, et, d'un seul coup - hop!- nous nous servons du képi comme d'un
filet à papillon et nous attrapons chacun notre pigeon. Nous lui tordons le cou
aussitôt et le mettons dans notre musette. Nous répétons plusieurs fois
l'opération, et, lorsque nous en avons pris une demi-douzaine chacun, nous
arrêtons le carnage. Nous éclatons alors d'un fou rire inextinguible en nous
congratulant mutuellement. Nous rentrons fièrement à notre P.C. avec notre
chasse et sommes naturellement accueillis comme il se doit. De leur côté nos
camarades ont aussi ramené leur part de butin et les patates ne manquent pas.
Tout va bien. Ce soir là nous faisons un repas gastronomique. Je ne sais pas
comment Job s'est débrouillé pour trouver du saindoux, mais toujours est-il que
nous avons eu des frites avec nos pigeons !...
La ferme est spacieuse et confortable. Nous faisons la
cuisine sur les ustensiles trouvés sur place, il y a de l'eau. Par rapport avec ce que nous avons connu en
février, c'est la vie de château !
En effet, si nous nous reportons par exemple à l'étape de Pausitz à la veille du jour de repos du voyage aller, si
bienvenu pour certains d'entre nous qui étaient complètement à bout de forces,
nous pouvons mesurer toute la différence avec notre condition actuelle. Bien
sûr il y a des rumeurs inquiétantes qui se propagent parmi les groupes que nous
rencontrons en chemin, selon lesquelles les Popov auraient parfois tendance à
se conduire en bandits de grand chemin, même envers les Français. C'est ainsi
que nous apprenons que des camarades se sont fait dépouiller de tout ce qu'ils
avaient (montres, bijoux - même les alliances - stylos, couteaux, boutons
d'uniforme, etc...). Mais nous pensons, selon le réflexe bien connu, que cela
n'arrive qu'aux autres... Nous serons effectivement et fort heureusement pour
nous parmi ceux qui n'auront pas eu à subir de telles avanies.
Nous nous installons pour la nuit sans problème.
Il y a des lits pour tout le monde, mais pas de draps.
C'est un détail qui ne nous préoccupe guère. Naturellement il n'y
a pas de lumière. Nous avons bien des bougies mais nous tâchons de les
économiser le plus possible. Aussi allons-nous nous coucher de bonne heure.
D'ailleurs nous l'avons bien mérité, car d'après nos estimations, nous avons dû
parcourir plus de 25 km dans la journée.
Je m'endors en rêvant à la
biquette, à son biquet et aux pigeons...
Lundi 30 Avril
"Aide-toi, le Ciel t'aidera "
(La Fontaine, Le chartier embourbé)
Le lendemain matin nous nous réveillons frais et
dispos. Nous prenons le temps de faire notre toilette et de casser une petite
croûte. Le pain nous manque. Aussi rappelons-nous à Kerdreux sa promesse de
nous faire du pain à la première occasion.
" - Il faut un four " nous
objecte-t-il imperturbablement. Je me
demande "in petto" si au fond il ne souhaite pas de ne jamais
en trouver un !
Il est déjà au moins neuf
heures quand nous quittons Jessen. Nous traversons le petit village de Pulsberg
et arrivons à un autre village, Heinrichsfeld, d'où nous dominons la vallée de
la Spree dans notre Est. C'est une large vallée orientée à peu prés Nord-Sud, sur
les bords de laquelle s'étale une
ville importante : Spremberg. Nous arrivons à un carrefour où les pancartes
nous indiquent en direction du Sud-ouest : Hoyerswerda 16 km, et dans l'autre
sens : Spremberg 1,5 km. La route est fréquentée par des convois russes. C'est
ainsi que nous voyons pour la première fois que la circulation est assurée par
des femmes-soldats qui ont leur mitraillette en bandoulière et au bout de
chaque bras un genre de fanion qu'elles agitent un peu dans tous les sens nous
semble-t-il, ou en tout cas, selon des critères assez abscons pour nous, mais
qui sont malgré tout apparemment assez efficaces car les véhicules circulent
sans incident.
Nous pénétrons dans Spremberg. Nous
y découvrons le spectacle habituel des villes qui n'ont pas dû être déclarées
"ouvertes" en temps utile. Ce n'est plus qu'un tas de ruines que des
corvées de prisonniers allemands s'efforcent de mettre en tas pour dégager les
chaussées. Les ponts sur la Spree ont été détruits mais les Russes ont rétabli
le passage. Là nous perdons beaucoup de temps car il nous faut attendre notre
tour pour nous engager sur un pont de bateaux, les détachements russes ayant
bien évidemment la priorité ! Cela nous permet de prendre contact avec d'autres
groupes et d'échanger quelques informations. C'est ainsi qu'il nous est
confirmé que le rassemblement des officiers français en vue de leur
rapatriement est toujours prévu à Sagan. Il paraît que les Russes sont à Berlin
et que les Américains ont atteint l'Elbe.
C'est là que nous rencontrons
Émile. C'est un Briochin que Job a connu avant la guerre et qui est un peu
perdu dans la cohue. Nous lui proposons de s'intégrer
à notre groupe, ce qu'il accepte. Par la suite il s'avérera le roi des
débrouillards. Pour commencer, il nous demande pourquoi nous n'avons pas de
bicyclette !... Lui en a "récupéré" une, et il nous persuade de nous
en procurer d'autres. Évidemment cela nous tente beaucoup car nous pourrions
ainsi avoir des éclaireurs qui nous renseigneraient sur les gîtes possibles.
Comme on disait à Saumur, l'infanterie est la reine des batailles mais elle est
aveugle sans la cavalerie !... Nous décidons
de suivre le conseil d’Émile à la première occasion.
Il est plus de midi quand nous réussissons enfin à passer le pont. Nous traversons le faubourg de Slamen et
nous entrons dans un bois de sapins. La route est facile et nous atteignons
sans encombre Graustein vers quinze heures. Nous n'avons rien mangé depuis le
départ et nous envisageons de faire étape dans ce village qui est à peu prés intact
car situé un peu au nord de la route. Nous n'avons aucune difficulté pour
trouver un gîte dans une maison confortable peu abîmée et dotée de moyens
culinaires appropriés à nos besoins du moment. Nous réchauffons donc quelques
bocaux et déjeunons... sans pain naturellement !
Comme il n'est pas tard, nous appliquons notre méthode favorite : une équipe va prospecter, l'autre va préparer la maison
pour la nuit car il y a quand même pas mal de rangement à faire. Je fais partie
des prospecteurs. Le village n'est pas bien grand. Par chance, je découvre un
vélo camouflé dans un garage. Il a l'air en état de marche, ce que je peux
vérifier rapidement en faisant le tour du patelin. Cet essai s'avère concluant.
Pendant ce temps Jean et Gaston sont tombés sur une réserve de lard et en
ramènent une bonne quantité à notre cuisinier. Ce soir là nous ferons un souper
à base de patates au lard, ce qui constitue un plat typiquement breton dont
nous nous régalons.
Maintenant que nous avons des bicyclettes nous nous
organisons en deux échelons : les cyclistes iront en éclaireurs pour
repérer tout ce qui peut être intéressant pour nous, ils prépareront aussi la
halte du déjeuner et le gîte d'étape pour le soir. Les autres se chargeront des
chariots qui se révèlent vraiment très pratiques, car on peut à la fois les
tirer et les pousser !
Nous passons une bonne nuit.
" Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front "
(Genèse 3,19)
Le lendemain nous décidons de partir
à huit heures car nous trouvons un peu courte cette étape Jessen-Graustein et
nous voulons rattraper un peu le temps perdu. Nous prenons avant de partir un
solide petit-déjeuner qui est en fait un repas à base de bocaux réchauffés
puisque nous n'avons toujours pas de pain ! Nous faisons aussi du café. Nos
cyclistes partent devant. Il est convenu qu'ils nous attendront à midi quelque
part. La route est bonne et nous faisons une moyenne de cinq à six
kilomètres à l'heure. Vers dix heures nous traversons la voie ferrée à
Wolfshain. La gare est occupée par les Russes. Nous ne nous arrêtons pas. Un
peu plus loin, à Jämlitz, nos cyclistes nous attendent. Ils sont allés jusqu'à
Muskau qui est complètement démoli et où nous ne trouverons rien pour la halte
de midi. Magadur propose de s'arrêter à Berg où il se fait fort de nous
préparer le nécessaire. Il repart avec Rivière et Émile et nous reprenons la
route. Nous traversons un bois de sapins qui garde les traces d'un bombardement
dû sans doute aux combats récents pour les passages de la rivière. C'est la
Neisse. Nous atteignons Berg sans encombre.
Nos éclaireurs ont trouvé une maison avec cuisine équipée. Il est à peu
prés midi. Nous avons des patates, du lard et des bocaux... mais toujours pas
de pain !... Kerdreux supporte sans broncher nos quolibets et maintient son
point de vue : " Il faut un four !" Consigne est donc donnée à nos
éclaireurs de chercher pour le soir une maison avec un four ! Après nous être
restaurés nous reprenons la route.
Nous ne rencontrons pas à Muskau pour
traverser la Neisse les mêmes difficultés qu'à Spremberg la veille pour
traverser la Spree. Il semble que les Russes aient établi un P.C. important à
Muskau et on y circule de façon satisfaisante, toujours grâce aux femmes
spécialisées dans le réglage de la circulation. Après Muskau la route traverse
des bois assez épais. À Kochsdorf nous traversons le Schrot, affluent de la
Neisse. Nous passons à Mühlbach, Eichenwald, et arrivons à Wallisch où nous
sommes attendus. Magadur a repéré à peu de distance du village une ferme assez
cossue. Nous en prenons possession. Au beau milieu de la grande salle trône un
énorme poêle en céramique. Nous voyons tout de suite le profit que nous allons
pouvoir en tirer car il comporte... un four ! Aussitôt nous nous mettons en
devoir de l'allumer. Le bois ne manque pas. Il est à peu prés cinq heures du
soir. Cette fois Kerdreux est mis au pied du
mur, ou plutôt... du four ! Mais il garde son flegme habituel, et, après
avoir examiné de plus prés les possibilités du four il nous déclare avec
assurance que nous allons avoir du pain ce soir... Nous en acceptons l'augure et, tandis que chacun vaque à ses
occupations, il entreprend sans mot dire la confection de la pâte à pain
Dans une sorte de grande écuelle en grès il malaxe la farine, l'eau et le sel. Il le fait
soigneusement, car c'est un méticuleux. Il fabrique ainsi trois boules de la
consistance du mastic, il les aplatit un peu et les introduit dans le four déjà
chaud, il surveille la cuisson avec beaucoup d'attention. Pendant ce temps nous
avons préparé le repas. Les patates sont cuites ainsi que le rata des bocaux.
Vers sept heures notre boulanger sort triomphalement ses pains du four et nous
annonce que nous allons pouvoir nous mettre à table dès qu'ils auront assez
refroidi. En fait de pains il s'agit plutôt...de galettes, assez épaisses mais
bien dorées ! A l'usage elles s'avéreront tout à fait comestibles. Évidemment,
en l'absence de levure ou de levain, la pâte n'a pas gonflé ! Mais enfin, nous
pouvons très honnêtement considérer qu'il s'agit bien de pain. En y
réfléchissant d'ailleurs, je me souviens qu'il est question à diverses reprises
dans la Bible de "pains sans levain". Après tout, il s'agit sans doute d'un retour aux sources ?... En
tout cas ce pain nous permet d'étaler les confitures et autres marmelades que
nous avons récupérées au cours de nos précédentes étapes. Par la suite Kerdreux
améliorera sa technique et, de notre côté, nous nous ferons à ce pain un peu
particulier !
Après le repas il fait encore
grand jour et je vais faire un tour à bicyclette dans les environs, toujours en
quête de victuailles. En sortant du village de Wallisch il y a une route en
ligne droite vers l'Est. Au bout d'un kilomètre je vois un char russe venir
vers moi. Il me paraît énorme et la route n'est pas bien large. Tant et si bien
que je me vois dans l'obligation de me jeter dans le fossé pour le laisser
passer. Après quoi je retourne piteusement à notre ferme, bredouille et vexé.
Dès la nuit tombée nous nous
couchons et nous dormons sans problème jusqu'à l'aube.
Mercredi 2 Mai
Même quand l'oiseau marche, on sent qu'il a des ailes.
(Lemierre,
Fastes, Chant 1)
Ce matin nous prenons un petit déjeuner traditionnel car nous avons du pain pour tremper dans notre café.
Il nous reste en effet du café soluble ainsi que du lait condensé. Nous
reprenons la route de bonne heure.
En arrivant au village de Gross-Selten nous apprenons
que nous ne pouvons continuer à emprunter la route que nous suivons depuis plusieurs jours. On nous
indique qu'il faut nous diriger vers le Nord-est jusqu'à Sorau où nous
recevrons de nouvelles instructions. Il semble que notre point de ralliement
soit toujours Sagan, qui se trouve à une dizaine de kilomètres à l'Est de
Sorau. Nous poursuivons donc notre route et entrons dans une forêt humide. Nous
pataugeons dans la boue. Nos cyclistes ont mis pied à terre. Le chemin est fait
de rondins, ce qui ne facilite pas la progression des chariots ni des vélos. Le
terrain boisé est marécageux et par endroit inondé. A. un moment donné nous
contournons un marigot où nous voyons plusieurs chevaux morts et tout gonflés.
La traversée de la forêt dure plusieurs heures. Enfin nous arrivons dans le
petit village de Raussen où nous faisons halte pour casser la croûte. Il est
déjà plus de midi et nous sommes harassés. Cette progression sur les rondins
nous a fatigués. Nous mangeons, en quelque sorte "sur le pouce", en
tartinant notre pain avec du lard ou de la confiture.
Après une pause d'environ deux
heures nous reprenons notre marche. Au bout d'un kilomètre nous devons
traverser l'autoroute Berlin-Breslau (Wroclaw). C'est assez impressionnant.
Nous n'avons jamais rien vu d'aussi "kolossal". Ces ouvrages, créés
par le régime national-socialiste., avaient un but stratégique : ils
facilitaient les déplacements des unités motorisées de l'armée allemande. En outre leur construction avait fourni du
travail à des centaines de milliers d'ouvriers. Ils constituaient
incontestablement une réalisation
positive à mettre à l'actif des nazis. Nous n'avions aucun équivalent chez
nous. La route que nous empruntons passe sous l'autoroute, mais il y a des
bretelles pour rejoindre le niveau de l'autoroute, ce qui permet de tourner à
droite ou à gauche… Ces bretelles existent aussi dans l'autre sens. Par
curiosité, ce sont ces bretelles que nous empruntons au lieu d'utiliser le
tunnel sous l'autoroute. Quand nous avons traversé l'autoroute, nous n'avons vu
aucune circulation, mais nous imaginons aisément le flot de véhicules qu'elle
pourrait supporter dans les deux sens.
Au nord de l'autoroute notre chemin est plus facile.
Nous laissons à notre gauche le hameau de Ziebern et, prenant à
droite, nous atteignons Ober-Ullersdorf vers dix-sept heures.
Nous décidons d'y faire étape. Il
s'agit d'un village-rue très étiré en longueur. Nous y constatons les traces de
combats récents. La plupart des façades sur rue sont criblées d'impacts et à
peu prés toutes les portes et les fenêtres sont démolies. Il y a aussi beaucoup
de maisons incendiées.
C'est pourquoi nous ne restons pas en bordure de la
route, mais nous nous en écartons pour chercher une ferme qui aurait moins souffert. Nous en
trouvons une sans difficulté et nous l'investissons comme d'habitude avec précaution
au cas où il y aurait encore des occupants. Par bonheur il n'y a personne...
Une rapide perquisition nous convainc qu'elle fera très bien notre affaire et
nous décidons donc de nous y installer. Tout est prêt pour nous recevoir. La
cuisine fonctionne. Une petite visite à la cave nous montre qu'elle est bien
achalandée en bocaux divers. Le poêle comporte un four. Tout va bien. On se
prépare pour le dîner.
Comme il n'est pas tard je vais faire un tour. Non loin de notre ferme j'avise un enclos où s'ébat un troupeau
d'oies. Ce sont des volatiles de grande taille. Je décide d'en capturer une
pour la ramener. Cela représente plusieurs repas... Je n'ai aucune difficulté à
en saisir une par le cou à deux mains. Mais pour en venir à bout c'est
une autre paire de manches ! J'essaie bien de lui tordre le cou mais j'ai
l'impression de lui faire faire plusieurs tours sans que cela la gêne le moins
du monde. Elle se débat furieusement en battant des ailes au point que j'ai du
mal à ne pas être déséquilibré. Je réussis malgré tout à lui rabattre la tête
en arrière en lui pliant le cou et en l'attachant ainsi avec une ficelle, puis
je la mets sur mon dos et je prends le chemin du retour. Elle continue de
battre des ailes mais au bout d'un moment ses mouvements deviennent de moins en
moins violents et elle finit par rendre l'âme. Je la ramène donc triomphalement
à notre gîte où nous nous mettons aussitôt en devoir de lui couper le cou, de
la plumer, de la vider et de la découper
en morceaux pour mieux pouvoir la cuire. Nous trouvons dans la cuisine tout ce
qu'il faut pour cela. Nous aurons donc à dîner des cuisses d'oie rôties et il
nous restera encore de quoi faire au moins deux repas.
Pendant ce temps Kerdreux a fait sa fournée de pain : il y a suffisamment de moyens de couchage pour que nous
trouvions chacun une place confortable pour la nuit.
Jeudi 5 Mai
Donne-lui Seigneur le repos éternel
(Office des défunts)
Nous quittons Ober-Ullersdorf par beau temps.
À la sortie du village nous trouvons un carrefour gardé par les Russes et on nous fait prendre la direction du Nord. Il y a une
pancarte : Sorau 9 km. Nous prenons le dispositif habituel : éclaireurs
cyclistes en avant de l'échelon des chariots. Nous nous donnons rendez-vous à
l'entrée de Sorau. La route suit une ligne de crête d'où nous apercevons des
fumées provenant d'incendies de villages voisins.
Nous traversons Lohs et pénétrons dans
un bois : c'est la forêt de Sorau. Nous en sortons au bout d'une heure de
marche et retrouvons nos éclaireurs à Seifersdorf. Il n'est que dix heures du
matin et nous décidons d'aller plus avant.
Nous mettons une bonne heure à traverser Sorau en ruines. Cela nous
rappelle Spremberg. Nous assistons aux mêmes scènes : des corvées de
prisonniers allemands déblaient les rues sous la férule de soldats russes peu
amènes. Heureusement il n'y a pas de rivière à traverser. A la sortie de Sorau
nous reprenons notre formation. Prochain rendez-vous à Sagan, à dix kilomètres plus loin à l'Est. Mais au bout
d'une heure de route nous retrouvons nos cyclistes à Marsdorf. Il est alors
environ midi et nos camarades nous ont trouvé, à la sortie du village, une
maison bien équipée pour la halte du déjeuner. .
Nous succédons dans cette
maison à une autre équipe qui vient d'y passer la nuit et qui nous raconte une
histoire assez horrible. Quand ils sont arrivés la veille au soir ils ont
trouvé, en entrant dans la maison, un pendu accroché à une poutre du plafond.
Ils se sont mis en devoir de l'enterrer dans le jardin. Puis ils ont préparé
leur repas et, après avoir dîné, lis ont fait l'inventaire des moyens de
couchage. Il y avait plusieurs lits dans différentes chambres. En voulant se
coucher l'un d'eux a trouvé le matelas un peu bizarre. En le soulevant il a
découvert, entre le matelas et le sommier le cadavre d'une femme qui semblait
avoir été assez maltraitée. En y regardant de plus prés, ils se sont aperçus qu'il
s'agissait d'une bonne sœur. Elle avait encore son grand chapelet noir autour
de la taille mais il était cassé. Naturellement ils ont aussi enterré la bonne sœur dans le jardin.
Que s'était-il
passé ?
Nul doute que les auteurs de l'assassinat de la bonne sœur étaient des
Russes en rupture de ban. Cela devait remonter à quelques jours. Quant au pendu, s'agissait-il d'un crime ou d'un suicide ?
Nous n'avons pas résolu le mystère. Toujours est-il qu'en visitant les
lieux du drame j'ai récupéré la croix du chapelet. C'est une très belle croix
noire avec des ornements et un Christ en argent. Chaque fois que je la regarde,
je fais une prière pour le repos de l'âme
de la pauvre bonne-sœur. Cette affaire alimente naturellement nos
conversations, non seulement pendant la pause mais aussi toute la journée. Nous
nous demandons ce que nous aurions fait si une telle aventure nous était
arrivée.
C'était à Marsdorf, à mi-chemin entre Sorau et Sagan.
Nous poursuivons notre chemin vers Sagan que nous
atteignons vers quinze heures. La ville a
beaucoup souffert mais l'itinéraire que nous empruntons
pour la traverser est très bien aménagé et jalonné par les fameuses
femmes-sémaphores. Nous nous renseignons pour savoir où se trouve ce fameux
camp de rassemblement dont on nous parle depuis notre départ de Senftenberg. On
nous indique la direction du Sud. Mous nous engageons donc sur une très belle
route qui a manifestement été remise en état récemment. Quelle n'est pas notre
surprise de voir nos cyclistes revenir très rapidement vers nous en nous
faisant signe de faire demi-tour ! Ils nous disent que le camp est archiplein
et très mal organisé. Il paraît que les rapatriements se font par Odessa
(!? )dans des conditions très inconfortables, et que les autorités françaises
du camp nous conseillent fortement de ne pas nous arrêter et de poursuivre
notre route à l'Est où des mesures sont prises pour nous accueillir à Bunzlau,
qui est une grande ville sur la rive droite de la Bober, affluent de l'Oder. Il y aurait encore dans les soixante
kilomètres à parcourir !... Nous sommes très déçus, mais que faire
d'autre que de poursuivre notre marche en suivant les consignes ?
Nous faisons donc demi-tour et revenons à Sagan où nous traversons la Bober. Nous prenons la direction de l'Est. Au
village de Petersdorf un de nos éclaireurs nous attend. Il nous apprend qu'un
gîte a été reconnu à environ un kilomètre au Nord, à Neuhauser. Ce n'est
même pas un hameau, c'est un lieu-dit, avec une ferme Inoccupée mais très
logeable. Il s'avérera d'ailleurs qu'elle contient pas mal de ces fameux bocaux
de plats cuisinés. Il y a des pommes de terre en abondance et... un four, du
même genre que celui de Wällisch.
La soirée se passe comme
à l'accoutumée, mais nous sommes assez anxieux de ce changement de programme.
Néanmoins nous dînons de bon
appétit et passons une bonne nuit.
Vendredi 4 Mai
Qui ose gagne...
(Devise des S.A.S.)
Aujourd'hui nous partons de bonne heure car nous avons
hâte d'arriver au terme de notre randonnée qui se
prolonge un peu trop à notre goût. Après notre repas du matin nous nous mettons
en route. En rejoignant la route de
Petersdorf, nous rencontrons d'autres équipes qui sont comme nous déçues
de n'avoir pas trouvé à Sagan l'accueil que nous espérions. Nous marchons
depuis le 23 Avril dans des conditions moins précaires, certes, que lors de
notre "randonnée" de février entre le IV D et Benndorf, mais enfin,
nous commençons à être fatigués. Notre condition physique est moins bonne qu'au
départ d'Elsterhorst. Entretemps il y a eu les séjours à Benndorf et à Zeithain
qui nous ont beaucoup affaiblis. Enfin, si Bunzlau est bien le terme de notre
voyage, nous devrions y être dans 48 heures si tout va bien.
Nous prenons la direction de Sprottau qui paraît être une ville assez importante sur la rive droite de la Bober. Nous
sommes attendus à l'entrée par nos cyclistes qui viennent de connaître une
aventure qui aurait pu mal tourner et que nous raconte Magadur : à quelques
kilomètres de Sprottau il y a un passage à niveau gardé par les Russes. Ces
derniers semblent avoir pour mission de confisquer les vélos ! En effet, nos
camarades les voient opérer en arrivant en haut d'une petite cote qui plonge
vers la voie ferrée. Ils font donc mine de
ralentir et, au moment où ils arrivent au passage à niveau, au lieu de
s'arrêter ils accélèrent le plus qu'ils peuvent, sous le regard éberlué des
Popov et aussi de ceux à qui on vient de piquer leurs bicyclettes... La route
comporte un virage peu après le passage à niveau, ce qui fait que nos fugitifs
sont rapidement hors de vue et de portée du poste de garde. " D'ailleurs
", nous dit Magadur, " j'avais remarqué que leurs mitraillettes
étaient dans le fossé, et c'est ce qui m'a incité à tenter le coup ! ". Le coup a réussi, les Russes ont levé les bras
au ciel, et nous avons gardé nos vélos. Nous célébrons comme il se doit cet
exploit et congratulons chaleureusement nos héros.
Nous traversons sans encombre Sprottau et nous tombons
sur une grand route. La pancarte indique en
direction du Nord : Freystadt 22 km, et, en direction du Sud : Bunzlau 35 km. Il est alors
environ onze heures.
Nous sommes tous d'accord pour ne pas essayer
d'atteindre Bunzlau avant la nuit. En effet,
nous devons arriver assez tôt pour trouver un gîte correct car nous savons que nous ne serons pas les seuls.
Il est donc décidé que nous nous arrêterons
pour déjeuner dans le premier patelin qu'on trouvera sur la route, après quoi on avisera pour la suite.
Nous reprenons donc le dispositif habituel et nous
nous mettons en route vers le Sud. La route emprunte
la vallée de la Bober. À droite nous avons la rivière et à
gauche nous longeons un bois de sapins assez touffu. Au bout d'un peu plus
d'une heure de route, nous arrivons à Nieder-Leschen où nous attendent
nos éclaireurs qui ont préparé notre halte dans une maison du village. Nous
nous y arrêtons pour le déjeuner. Ils ont trouvé dans un tiroir de la cuisine
un genre de semoule et ils l'ont mise à cuire sur le fourneau. Ils sont tout
fiers de nous avoir ainsi préparé à manger. Mais, quand nous voulons goûter à
leur semoule, nous nous apercevons qu'il s'agit en réalité .... de colle à
tapisser !!! Cela donne naturellement lieu à quelques plaisanteries, et puis
nous préparons "notre" repas avec "nos" bocaux et
"nos" patates... Généralement la halte du midi dure deux heures
environ. Pendant que nous nous restaurons nous voyons des groupes de camarades
poursuivre leur chemin sur la route. Chaque popote a ses habitudes et son
rythme.
Nous repartons peu après quinze
heures. La route est toujours aussi agréable entre rivière et forêt. Nous
traversons Ober-Leschen qui nous paraît plus important que le village que nous
venons de quitter. Il y a à sa sortie un passage à niveau mais pas de
récupérateurs de vélos ! Nous atteignons vers dix-neuf heures Altöls où notre
détachement précurseur nous attend. Comme de coutume, il nous a trouvé un bon
gîte avec tout ce qu'il faut pour le repas et pour la nuit.
Notre conversation ce soir-là roule sur ce qui nous attend le lendemain... En effet Bunzlau n'est plus
qu'à 17 km et nous y arriverons donc facilement vers midi.
Et c'est sur cette perspective encourageante que nous
nous endormons...
Le barbare est celui qui détruit tout ce qu'il ne comprend pas
(Michel Debré, Mémoires)
Lorsque Kerdreux et moi avons pris possession de la chambre qui nous était
impartie, nous nous sommes mis à la fenêtre pour contempler le paysage qui
s'offrait à nous. La place centrale avait belle allure avec le Rathaus
majestueux qui s'élevait en son centre. Tout autour se répartissaient les façades austères mais harmonieuses des
immeubles qui la bordaient et qui comportaient tous quatre ou cinq étages.
Nous avons bavardé un moment tous
les deux tandis que la nuit tombait. Nous essayions de supputer les chances que
nous avions d'être bientôt libérés pour de bon. Nous avons assisté aux allées
et venues de soldats russes semblant passagèrement éméchés qui s'essayaient à monter
à bicyclette sans grand succès !... Et puis nous nous sommes couchés dans le
grand lit et nous nous sommes aussitôt endormis.
Au milieu de la nuit - je n'ai pas noté l'heure exacte mais il devait être aux environs de minuit - Kerdreux,
comme à son habitude, a éprouvé le besoin de se lever car il avait la vessie
sensible... Pour plus de facilité il se dirige vers la fenêtre restée ouverte
pour satisfaire son envie sans plus de façons. Mais il est saisi aussitôt par
une odeur de fumée, et, en se penchant un peu à l'extérieur, il s'aperçoit que
la maison voisine est en feu. Il revient donc vite vers le lit en me criant :
" Jojo lève-toi vite, il y a le feu à côté ! ". Naturellement je n'ai pas mis longtemps à
obtempérer et je me suis habillé en vitesse. Je suis allé voir à la fenêtre et
j'ai vu en effet de la fumée sortir de l'immeuble voisin. Il y avait au balcon
du troisième étage quelqu'un qui criait " Au secours, à l'aide" et
qui semblait ne pas savoir quoi faire. Je n'ai jamais compris pourquoi il ne
criait pas " Au feu ! ". Nous avons réveillé ceux qui dormaient avec
nous dans les autres chambres et nous avons ramassé nos affaires le plus
rapidement possible. En arrivant sur le palier nous avons rencontré des
femmes-soldats qui montaient nous prévenir d'avoir
à évacuer les lieux de toute urgence. Nous sommes donc descendus par
l'escalier quatre à quatre et nous sommes sortis sur la place où un
attroupement s'était formé. De là nous avons assisté impuissants à l'agonie
de notre pauvre camarade sur son balcon. Il a continué à crier " Au
secours " pendant un certain temps, mais ses cris ont peu à peu faibli. La
fumée se faisant de plus en plus épaisse,
il a dû être finalement asphyxié et il s'est effondré sur son balcon. Nous
avons pu nous rendre compte que l'incendie avait pris au rez-de-chaussée dans
l'officine de la pharmacie. Il y a eu des explosions et les flammes ont alors
pris des proportions énormes. Elles sortaient par les fenêtres du premier étage
et on voyait tout l'intérieur se consumer entièrement. Nous étions tous
fascinés par le spectacle malgré son caractère tragique et nous nous sentions
totalement impuissants devant le drame qui se déroulait sous nos yeux.
Au bout d'un moment nous avons entendu des craquements
: c'étaient les escaliers et les planchers qui
s'effondraient. La chaleur devenait insoutenable.
Toute la place se trouvait éclairée "a giorno". On n'entendait plus aucun cri mais seulement
le bruit que font les matériaux en se consumant. L'incendie a gagné toute la
hauteur de l'immeuble et finalement la toiture aussi s'est effondrée dans le brasier.
Il n'y avait aucun moyen de lutter contre cet
incendie. Au bout de quelques heures nous nous
sommes réfugiés dans le Rathaus. Le colonel Gestin nous a
conseillé de nous coucher par terre dans une pièce. Nous nous regardions les
uns les autres avec un certain effarement. Nous aurions pu en effet choisir cet
immeuble plutôt que le voisin !? C'est la présence de cette officine de
pharmacie qui nous avait fait hésiter. Nous avons vérifié qu'il ne manquait
personne à l'appel, puis nous nous sommes allongés le long des murs et nous
avons fini par nous endormir.
Le lendemain matin - c'était le Dimanche
6 Mai - nous nous sommes réveillés tout courbatus, encore sous le coup de
l'émotion de cette terrible nuit. Les autorités, tant françaises que russes,
étalent réunies en conseil pour analyser les événements et déterminer les
mesures à prendre. En fait l'incendie était dû à l'imprudence de soldats
russes, sans doute ceux-là mêmes que Kerdreux et moi avions vu la veille au
soir déambuler en état d'ébriété. Cherchant à récupérer dans la pharmacie
quelque breuvage alcoolisé, ils avaient mis le feu dans l'amas de détritus de
toute sorte qui encombraient le rez-de-chaussée à la suite du pillage du
magasin. Devant l'ampleur du sinistre, ils avaient fui sans demander leur reste
et ce n'est que lorsque la fumée est montée dans les étages que l'alerte fut
donnée par les occupants. Mais c'était déjà trop tard pour eux car les cages
d'escalier étaient enfumées à tel point qu'il leur était impossible de les
emprunter pour sortir. Certains eurent la présence d'esprit et aussi la force
et l'agilité nécessaires pour s'enfuir par les toits. Les autres périrent dans
les flammes. Le nombre des victimes ne fut jamais établi avec certitude. En
effet on retrouva dans les décombres cinq corps calcinés, mais ils étaient
réduits à un tel état qu'on pouvait imaginer que d'autres aient pu être
entièrement consumés...
On aligna ce qui restait de nos malheureux camarades
et on nous demanda si nous pouvions les reconnaître. Ce fut impossible. Cela ressemblait à des bûches de bois calcinées.
Il n'y avait ni bras ni jambes et la tête ne se distinguait pas du tronc...
Ce dont nous avons pu témoigner en toute certitude, c'était de la mort de
notre camarade Silvy sur le balcon. Etait-il parmi ces moignons noircis ? Je ne
saurais le dire, et encore moins lequel des cinq...
Il y eut une brève cérémonie, sans aucun apparat, en guise d'obsèques. Et
je ne sais pas ce qu'il est advenu des corps.
Ainsi, alors que nous pensions être arrivés au terme de nos tribulations,
cette horrible nuit nous montra à quel point notre sort était encore soumis à
des aléas imprévisibles et dangereux...
En toute chose il faut considérer la fin
(La Fontaine, le Renard et le Bouc)
Dans la journée du 6 Mai nous fûmes
autorisés à regagner nos appartements. Ils n'avaient aucunement souffert de
l'incendie.
Par précaution des dispositions
furent prises pour parer à toute éventualité. C'est ainsi que des cordes furent
approvisionnées pour nous permettre, en cas de besoin, de nous échapper. Ce
n'était pas une vue de l'esprit car nous pouvions descendre du second étage
grâce à ces cordes. Si notre camarade Silvy avait eu une corde à sa disposition
il aurait pu descendre de son balcon à travers la fumée avant que les flammes
ne soient trop fortes. Les femmes-soldats vinrent vérifier que nous ne
craignions aucun danger.
Et la vie reprit son petit train-train habituel. Nous
avions le gite. Quant à la nourriture, celle que nous dispensaient les
Russes ne nous convenait pas tellement. Aussi avons-nous repris nos
explorations et nous avons pu nous procurer sans difficulté quelques
suppléments.
Le 9 Mai nous sommes réveillés par une
pétarade. Nous regardons prudemment ce qui se passe et nous constatons qu'une
espèce de furie s'est emparée des Russes : ils tirent en l'air à tort et à
travers en chantant à tue-tête ! Cela dure toute la matinée et nous n'osons pas
sortir. Cependant, vers midi, nous voyons les autres popotes se rendre à
la roulante et nous faisons comme eux. C'est ainsi que nous apprenons que
l'armistice a été signé dans la nuit. Ce n'est qu'un peu plus tard que nous
saurons que c'est le 7 Mai à Reims que l'acte de capitulation inconditionnelle
de l'ensemble des armées allemandes a été signé et que le 8 Mai, au quartier
général soviétique de Karlshorst prés de Berlin, le maréchal Keitel a
signé l'acte définitif de capitulation.
Dans l'après-midi une
certaine effervescence continue de se manifester. Nous nous en tenons à
l'écart. Mais vers le soir nous recevons la visite des femmes-soldats qui nous
ont aidés à évacuer nos chambres la nuit de l'incendie : elles viennent nous
inviter à participer aux réjouissances prévues pour le soir en vue de célébrer
la fin des combats. Il y aura bal et
elles voudraient que nous allions danser
avec elles ! Cela part sans doute d'un bon sentiment mais nous arguons du fait que nous sommes en deuil de nos amis
qui ont péri dans les flammes et que nous sommes très fatigués. Nous
avons du mal à nous faire comprendre mais enfin elles acceptent nos
explications et nos excuses et s'en vont. En réalité cela ne nous disait rien
du tout. Je crains que notre refus n'ait
porté dans leur esprit un coup fatal à la réputation de libertinage qui
s'attache aux Français !... Mais nous n'avons pas eu à le regretter car un de
nos amis s'étant laissé entraîner a dû être ramené au milieu de la nuit avec
une sacrée biture et une balle dans la cuisse !
Nous sommes restés quinze jours à
Bunzlau après ces événements.
Nous avions organisé notre emploi du temps quotidien de la manière suivante
: le matin nous allions aux nouvelles, l'après-midi nous "visitions" les caves des environs. Le ravitaillement
ne nous a jamais manqué. L'intendance russe nous fournissait le nécessaire
et nos rapines nous procuraient des suppléments
appréciés. Nous avons toujours eu des patates en quantité suffisante qui nous
permettaient de faire du rata avec la viande fournie par les Russes. Nous
avions du café. Nous avions trouvé du café vert dans les environs et nous le
faisons griller dans une poêle à frire. Il y avait un moulin à café. Les Russes nous donnaient aussi du pain et
nous ne manquions pas de marmelade ou de confiture, surtout de rhubarbe.
Les Russes avaient un comportement bizarre, ils
avaient la manie de vouloir monter à bicyclette alors qu'ils n'avalent
jamais appris ! En outre ils n'étaient
pas très doués pour ce genre de sport ! Aussi les bicyclettes hors d'usage
s'accumulaient-elles sur la place de Bunzlau. Il y en avait une vraie
montagne... ils avaient aussi la passion des montres et il n'était pas rare de
voir certains soldats russes en arborer plusieurs à chaque bras ! Les réveils
attiraient leur curiosité et leur méfiance. Ils savaient en remonter le
mécanisme sans savoir à quoi servaient les différents boutons qu’ils
tournaient. Parfois le réveil se mettait à sonner et alors ils le jetaient par
terre et tiraient dessus à coups de mitraillette !
Malgré tout les distractions
étaient assez rares et le temps nous semblait long. Nous cherchions les
occasions de nous changer les idées. Un jour nous avons organisé un match de
football. Il y avait un stade très bien équipé pas très loin de la place du
Rathaus. Nous avons formé une équipe et nous avons affronté une équipe yougoslave.
Nous avons naturellement perdu le match car la condition physique nous faisait
défaut. Au bout d'une demi-heure nous étions sur les genoux...
Un de nos amusements préférés était
d'observer les gesticulations des femmes-soldats qui réglaient la circulation
24 heures sur 24 en faisant les 3x8 par équipes
de deux qui se relayaient. Elles manœuvraient leurs fanions avec beaucoup
d'autorité et toutefois elles mettaient dans leurs mouvements une certaine
grâce. En tout cas elles étaient obéies.
Enfin on nous annonça que le départ
était fixé au 24 Mai et que nous allions rentrer en France par le train. C'est
avec une certaine fébrilité que nous avons
procédé aux préparatifs. Nous voulions emporter avec nous le maximum
d'affaires. Pour ma part j'avais mon sac à dos, une valise de récupération et
diverses musettes. Puisque l'on nous avait dit que nous rentrions par le train,
nous avions l'intention de ramener avec nous le plus possible de
"souvenirs" !
C'est donc dans une certaine euphorie que nous nous
sommes couchés le Mercredi 23 Mai, juste un mois après notre
"libération" par les cosaques...
II ne faut, jamais vendre la peau de l’ours que
l'on ne l'ait mis par terre
(La Fontaine, L'ours et les deux compagnons)
Le rassemblement à la gare de
Bunzlau se fit dans le calme. Un petit déjeuner nous y attendait, auquel nous
fîmes honneur. Il y avait du lait à volonté. Puis nous avons embarqué dans des
wagons de voyageurs où nous avons pu nous installer assez confortablement. Vers
dix heures le train a démarré dans une ambiance des plus gaies...
Nous nous dirigeons naturellement vers l'Ouest.
Nous traversons la Quets, puis nous parvenons à une gare importante, Kohlfurt. Nous continuons vers l'Ouest et
traversons une forêt de sapins, puis nous passons la Neisse. La voie
ferrée emprunte une voie en déblai et nous voyons, sur les talus, de chaque
côté, des pièces d'artillerie détruites sur lesquelles se trouvent encore
les cadavres ensanglantés des servants allemands qui nous paraissent être des
"Volksturm", c'est-à-dire l'équivalent de nos G.V.F.*(* Gardes des
voies ferrées, recrutés chez nous dans ce que l'on appelait le service
auxiliaire, c'est-à-dire une réserve dont l'aptitude opérationnelle était
limitée.)- Nous voyons au passage la gare de Wehrkirsch et nous traversons la
ville de Niesky. Toujours les vieux canons et les vieux canonniers morts de
part et d'autre de la voie ferrée. Nous passons sur le Schwarzer Schops à
Stockteich et sur la Spree à Spreefurt. Chaque fois que nous traversons une
rivière, le train ralentit beaucoup car il doit passer sur des ponts de campagne qui remplacent les ouvrages
d'art détruits au cours des combats. Nous parcourons toujours ce qui a
dû être un champ de bataille récemment.
Vers midi le train s'arrête. Nous sommes arrivés
sur l'Elster noire (Schwarze Elster) à Elsterwerda, c'est-à-dire que nous
sommes pratiquement revenus là où nous étions le 19 Février !...
On nous prévient que le
train ne va pas plus loin car les ponts sur l'Elster ne sont pas encore
rétablis. Nous devrons donc poursuivre à pied en direction de Riesa. La voie
ferrée a été remise en état de l'autre côté de L'Elbe. Nous sommes atterrés ...
Nous savons ce qui nous attend puisque nous avons mis deux jours au mois de
février pour faire à peu prés le même trajet ! Enfin... il n'y a pas à
discuter.
La première des choses à faire est de trier tout ce qu'il y a de superflu dans nos bagages pour ne conserver que ce que
nous sommes en état de porter sur nous. Car il n'est pas question de
faire tout ce chemin avec nos chargements. Nous n'avons plus ni chariots ni
bicyclettes et nous devons tout porter sur
nous comme au départ du IV D. Pour ma part je crois judicieux de
ne garder que mon sac à dos et ma valise. J'ai donc fait une sélection en
étudiant de très prés le rapport utilité/poids. Ce que j'ai le plus regretté
c'est ma Bible. Mais elle est allé rejoindre dans le fossé "Mein
Kampf" et quelques autres souvenirs. Dommage...
Un repas chaud nous est servi. On nous distribue du
pain. Au moment de repartir, Rivière déclare forfait, il souffre d'une grosse angine et il a une forte
fièvre. Il sera évacué sur un hôpital avec les autres éclopés pour être ensuite
rapatrié sanitaire. La séparation est pénible. Nous ne sommes pas du tout
rassurés sur son sort futur... Lui non plus d'ailleurs ne paraît pas très
enchanté de ce qui lui arrive, mais il faut bien faire contre mauvaise fortune
bon cœur...
Nous reprenons la route vers quinze heures, partagés entre le sentiment de frustration que nous cause ce contretemps fâcheux,
et, malgré tout, l'espoir que le moment n'est plus très éloigné où nous allons
toucher au but. D'autant plus que nous avons appris que nous faisons l'objet
d'un échange entre les Russes et les Américains et que c'est chez les alliés
que nous allons. Je n'ai jamais su quel était l'autre terme de l'échange ?
Nous avons repris la formation "en colonne de
pagaille" et notre seul souci
pour le moment est de rester ensemble. Ce n'est pas facile car il y a de la bousculade dans les rangs. Enfin,
au bout de trois heures de marche, nous décidons de nous arrêter pour faire étape dans une ferme sur la
rive gauche de la Röder, qui est une rivière canalisée qui doit relier l'Elbe à
l'Elster. Le village s'appelle Tiefenau. Il est occupé par les Russes. Nous
avons droit à un repas chaud, après quoi nous nous installons pour la nuit.
Le lendemain 25 Mai nous sommes informés par des amis qu'il n'est plus question de poursuivre sur Riesa où il n'y
a rien pour nous accueillir, mais que le
camp de triage est à Torgau, qui se trouve 40 km plus au Nord sur
l'Elbe... Nous prenons donc la direction du Nord. Nous traversons les villages
de Nauwalde puis de Schweinfurth et nous atteignons la grand route de
Bad-Liebenwerda vers dix heures. Poursuivant notre chemin nous bifurquons à
gauche avant la ville, voyant une pancarte : Torgau 30 km.
Vers midi nous nous arrêtons pour manger
dans une ferme à Lausitz. Elle est occupée par un couple allemand. Magadur leur
explique ce que nous voulons. La femme est une mégère qui se met à nous crier
dessus et veut nous interdire d'entrer. Son mari tente bien de la calmer mais
elle ne veut rien savoir. Alors, Magadur s'est fâché tout rouge et lui a dit
qu'elle avait intérêt à se taire,
sinon on allait tout casser dans sa maison sans préjudice des sévices auxquels
elle-même s'exposait, jusques et y compris les derniers outrages, et avec
l'aide des Russes au besoin ! Tout en tenant ce discours il nous entraînait à
l'intérieur de la maison. Sans attendre le résultat de ces "négociations"
nous sommes allés à la cave d'où nous avons remonté deux superbes jambons. Le
mari a compris que nous ne demandions qu'à manger. Il a réussi à calmer sa
femme. Nous avons pris possession de la salle à manger et de la cuisine. Nous
avons fait la popote dans la cuisine, nous avons sorti la vaisselle et nous
avons mangé dans la salle à manger. Puis,
laissant la vaisselle sur la table, nous sommes repartis vers deux heures de l'après-midi.
Il nous restait environ 25 km à parcourir, ce qui nous a demandé un peu plus de cinq heures.
Entretemps, notre ami Rivière s'était échappé de l'hôpital et il nous avait rejoints à une dizaine de
kilomètres de l'Elbe. Il n'a pas su nous expliquer comment il avait réussi cet
exploit. Il était complètement épuisé et se trouvait dans un état d'extrême
fatigue. Il était incapable de faire un pas de plus. Sa volonté, et une sorte
d'instinct de conservation, avaient décuplé son énergie pour nous rejoindre, et
maintenant qu'il se sentait en sécurité auprès de nous, ses nerfs le lâchaient.
C'est alors que Magadur a eu l'idée de réquisitionner une charrette. Il est allé au poste russe pour
demander un bon de réquisition. Il y avait un interprète allemand et il a pu
lui expliquer son problème. Il a obtenu sans difficulté un papier l'autorisant à
réquisitionner une charrette. Une sentinelle l'a
accompagné à une ferme voisine. Il a montré son bon au fermier qui n'a
pu qu'acquiescer. Toutefois il a demandé une demi-heure pour donner à boire et
à manger à son cheval qui allait avoir à parcourir de quinze à vingt
kilomètres entre l'aller et le retour. Cela lui a été accordé et Magadur est
allé récupérer Rivière pendant ce temps. Au bout de la demi-heure ils sont
revenus tous les deux et, au moment où ils entraient dans la cour de la ferme,
le paysan attelait. Ils sont montés
dans la charrette et le fermier les a conduits. Tout le long du chemin les gens
qui étaient à pied faisaient du stop, et la charrette était pleine en arrivant
à Torgau ! Pour le retour, le paysan a demandé une décharge attestant qu'il
avait mis sa carriole à la disposition de prisonniers français malades : " cela me sera nécessaire pour rentrer
chez moi " dit-il. Magadur a donc rédigé cette attestation en allemand et
en français et l'a donnée au paysan
qui est reparti.
Nous étions donc arrivés au complet
à Torgau dans un camp de regroupement organisé par les Américains. Nous étions
enfin cette fois libérés « pour de bon ». En effet, l'Elbe tenait en
quelque sorte lieu de frontière entre les Russes et les Américains. Torgau est
sur la rive gauche.
Nous étions du bon côté...
Tout est bien qui finit
bien...
Lorsque nous sommes arrivés à Torgau au soir du 25 Mai il était environ dix-neuf heures. Nous nous
sommes immédiatement rendu compte que nous avions affaire à des gens organisés.
Nous avons été dirigés vers un réfectoire où le repas du soir nous fut servi.
Nous fûmes ensuite conduits à des tentes très confortables et très bien
aménagées, où nous avons passé une excellente nuit. C'était notre vraie
première nuit de liberté chez des gens civilisés...
Le lendemain matin 26 Mai nous avons pris le petit déjeuner dans la même tente-réfectoire que la veille au soir. Puis nous
avons été pris en main par des équipes bien rodées qui nous ont expliqué très
clairement que ce camp était un lieu de rassemblement, de tri et de passage
d'où, après quelques formalités, nous
allions être rapatriés le plus rapidement possible en France.
La première des formalités
consista dans un épouillage systématique... Cela se passait dans une tente où
l'on entrait à la queue-leu-leu . On commençait par se déshabiller et à faire
un paquet de ses vêtements qui allaient être désinfectés. Puis on passait dans
une cabine où on était soumis à un jet de poudre DDT, à la suite de quoi on
avait droit à une douche chaude. Ensuite on était examiné par des médecins qui
établissaient une fiche sur laquelle étaient consignés tous les renseignements
concernant à la fois notre état civil, notre situation militaire et notre état
de santé. J'ai conservé cette fiche et je ne la regarde jamais sans une
certaine émotion ... En bout de chaîne on récupérait ses affaires et on était
conduits vers nos quartiers qui se trouvaient dans une partie différente du
camp, séparée nettement de celle ou nous avions été accueillis la veille.
C'est à ce moment là que nous avons
eu vraiment l'impression d'avoir accédé à un monde nouveau.
Et le Lundi 28 Mai nous avons quitté Torgau pour entreprendre l'ultime
étape qui devait nous ramener dans notre patrie, que nous avions quittée le 10
Septembre 1940 !..
En juin, jour de la Fête-Dieu, je rencontrerai
la femme de ma vie
Marie Thérèse, alias Mythé
nous nous marions le 18 septembre suivant
Mythé, la résistante à bicyclette
Ironie de l'Histoire : je suis nommé à
Schweningen en Allemagne !
récit rapporté par Barbara JOLIVET, sa fille
http://eolis3.blogspot.com