Le palais Galliera consacre une rétrospective à la grande couturière Coco Chanel, du 1er octobre au 14 mars. Retour sur le parcours de l’incontestable icône du chic français, qui avait aussi sa part d’ombre et ses secrets inavouables… que la légende aimerait bien faire oublier.
Pour sa réouverture après travaux, le palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris, consacre sa première exposition à la grande couturière Gabrielle Chanel (1883-1971). Un tel choix s’imposait, puisque la maison qui porte son nom a financé l’agrandissement du musée. Si cette créatrice d’avant-garde, que ses contemporains disaient insaisissable, a marqué l’histoire du vêtement, il existe aussi une stupéfiante affaire Chanel. Elle commence en juin 1923, au moment où le préfet de police de Paris reçoit une étrange alerte des renseignements militaires. Ils signalent « les agissements suspects d’une certaine demoiselle Tchannen, couturière à Zurich ». Celle-ci séjourne depuis un mois à l’hôtel Meurice, à Paris, « en compagnie d’un prince russe soi-disant prétendant au trône de Russie ». Sa liaison « n’est pas sans intérêt pour l’Allemagne », dont elle paraît être l’informatrice. La lettre précise que « les sœurs Tchannen faisaient partie, pendant la guerre, des services secrets allemands ».
Coco Chanel, la face cachée derrière le mythe
Un tel choix s’imposait, puisque la maison qui porte son nom a financé l’agrandissement du musée. Si cette créatrice d’avant-garde, que ses contemporains disaient insaisissable, a marqué l’histoire du vêtement, il existe aussi une stupéfiante affaire Chanel. Elle commence en juin 1923, au moment où le préfet de police de Paris reçoit une étrange alerte des renseignements militaires. Ils signalent « les agissements suspects d’une certaine demoiselle Tchannen, couturière à Zurich ». Celle-ci séjourne depuis un mois à l’hôtel Meurice, à Paris, « en compagnie d’un prince russe soi-disant prétendant au trône de Russie ». Sa liaison « n’est pas sans intérêt pour l’Allemagne », dont elle paraît être l’informatrice. La lettre précise que « les sœurs Tchannen faisaient partie, pendant la guerre, des services secrets allemands ». Après enquête, les Renseignements généraux établissent qu’il s’agit de « Chanel, Gabrielle, née à Saumur (Maine-et-Loire), le 21 août 1884 ». Elle exploite « un important magasin de couture » et « rien ne permet de la considérer comme suspecte au niveau national ». Erreur sur la personne, sans doute. Le dossier Chanel est clos. Provisoirement.
Gabrielle Chanel est bien née à Saumur, mais le 19 août 1883. Elle a passé une enfance triste dont on sait peu de chose. Sa mère est morte douze ans après sa naissance (six ans, selon certaines sources). Son père, un colporteur ou marchand de vin sans le sou, l’aurait placée dans un orphelinat catholique corrézien mais, selon une autre version, elle aurait été recueillie par ses tantes à Thiers. Vers 17 ou 18 ans, elle aurait appris la couture dans une pension de jeunes filles à Moulins. Un jeune officier fortuné, Étienne Balsan, l’emmène à Paris. La petite brune s’épanouit dans la capitale. Elle est de toutes les fêtes et plaît aux hommes. On la surnomme « Coco ». Pour les uns, c’est parce qu’elle se lève au chant du coq. Pour sa biographe et amie Edmonde Charles-Roux (1920-2016), on l’appelle ainsi car avec sa sœur elle chantait sans cesse dans les cafés de Moulins Qui qu’a vu Coco dans l’Trocadéro ?
En 1908, elle s’éprend d’un ami de Balsan, le jovial Arthur Capel, alias « Boy », un riche Anglais qui possède des mines de charbon. « Coco est intelligente », dit-il à son amie la comtesse de Gramont, mais elle souffre d’oisiveté. « Quand elle a fini de se polir les ongles, de 2 à 8 c’est le néant ; naturellement, je n’aime pas qu’elle traîne. […] Je l’ai installée dans un petit commerce de chapeaux, mais ça n’a pas bien marché. Cependant elle est active, elle a des qualités de businesswoman. » Alors, en 1912, Boy Capel l’aide à ouvrir une boutique à Deauville. En écoutant ses clientes, elle a un pressentiment de génie : l’avenir est au sport. En voyant des maillots de marins, elle décide de tailler des vêtements dans du jersey, dont elle acquiert tout un stock. En 1914, les riches Parisiennes, fuyant l’avance allemande pour la Normandie, s’en entichent. La paix revenue, elle achète un à un les immeubles de la rue Cambon, à Paris, près de la place Vendôme, en commençant par le 31. Jusqu’à vingt-huit mille pièces de vêtement par an en sortiront.
Sus au corset !
L’orpheline devient la reine de la mode, l’un des rares domaines où les femmes peuvent se faire remarquer dans une société qui ne les écoute pas. Elle a compris que leur corps avait soif de liberté. Pendant la Grande Guerre, elles ont pris la place des hommes partis au front, et elles entendent bien la garder. Fini les corsets comprimant la taille et les jupes entravées obligeant à marcher à petits pas. Une robe droite, un grand cardigan, une marinière : un vêtement Chanel donne « de vrais bras, de vraies jambes, des mouvements sincères et le pouvoir de rire et de manger sans, pour cela, se trouver mal ». Adoptée par les garçonnes aux cheveux courts, son chic désinvolte est facile à fabriquer. « Chanel est elle-même sa modéliste, raconte la comtesse de Gramont. Pendant deux mois, elle s’enferme, la bouche pleine d’épingles et les cheveux fous elle coupe, taille, ajuste et crée des modèles dont les femmes raffolent. » Elle y ajoute des bijoux fantaisie qu’elle drape en écharpe ou noue comme du textile.
En 1926, Chanel impose la petite robe que l’on porte toute la journée, et même en sortant le soir. Elle est conçue pour le siècle de la vitesse et de l’efficacité. Une seule couleur : le noir. « De qui donc êtes-vous en deuil ? » lui demande le couturier Paul Poiret (1879-1944). « Mais de vous, monsieur », lui réplique-t-elle, cinglante. Tout le monde copie « la Ford T de Chanel », comme l’appelle le magazine Vogue. Loin de s’en alarmer, elle en est fière. Mi-admiratif, mi-moqueur, l’écrivain Paul Morand (1888-1976) trouve les mots justes : avec sa « pauvreté pour milliardaire », Chanel est « l’ange exterminateur d’un style XIXe siècle ».
Un parfum “artificiel comme une robe, c’est-à-dire fabriqué”
On porte du Chanel sur les scènes des théâtres et dans les films américains. Sa créatrice s’entoure d’artistes. Elle lance le poète Jean Cocteau, soutient les Ballets russes de Serge de Diaghilev. Généreuse, elle octroie des bourses à de jeunes écrivains. Dans son hôtel particulier aux boiseries XVIIIe, elle invite le peintre Pablo Picasso, le compositeur Igor Stravinsky.
En 1921, elle se met au parfum. À Grasse, le chimiste Ernest Beaux lui propose quelques essais de « jus ». Elle choisit le cinquième. Il ne sent ni la rose ni le jasmin, car Chanel le veut « artificiel comme une robe, c’est-à-dire fabriqué ». Pour le produire, elle s’associe avec Pierre Wertheimer (1888-1965), qui possède avec son frère Paul la maison Bourjois. Ils auront 70 % du capital des Parfums Chanel. Vingt pour cent iront au fondateur des Galeries Lafayette, Théophile Bader, et la couturière devra se contenter de 10 %. Après tout, elle ne fait qu’apporter son nom.
Dans son flacon géométrique et minimaliste, le No 5 est un succès mondial. Les Américaines s’en aspergent. L’argent coule à flots. « La Grande Mademoiselle », considérée comme la femme la plus riche de France, s’estime pourtant lésée. Selon Bruno Abescat et Yves Stavridès, auteurs d’une enquête parue dans L’Express en 2005, cette « atroce emmerdeuse » traite Pierre Wertheimer de « bandit » et « entre dans un délire que fortifie son antisémitisme d’époque ». Pour défendre ses intérêts, elle rémunère un jeune avocat, René de Chambrun (1906-2002). En 1935, il épousera Josée Laval, la fille de Pierre Laval, le président du Conseil. Fils de général, « René est intime avec Pétain, qui le tutoie », écrit l’historien Renaud Meltz dans sa biographie de Laval. Lequel « profite des réseaux de son gendre pour atteindre un milieu qui lui est inconnu et toucher le maréchal Pétain ».
Coco, elle, n’a pas de chance en amour. Son amant Boy Capel a épousé une héritière anglaise avant de se tuer au volant de sa voiture de sport, entre Fréjus et Monaco, en 1919. Après l’épisode du grand-duc Dimitri Pavlovitch, elle a une liaison avec Hugh Grosvenor, duc de Westminster, dit « Bendor », mais renonce finalement à l’épouser. La légende lui attribue ce jugement : « Il existe vingt ducs en Angleterre, mais il n’y a qu’une Chanel dans le monde. »
Une patronne pas vraiment sociale
Avec Paul Iribe (1883-1935), le défenseur du luxe à la française, elle croit enfin accéder au bonheur. Dessinateur, créateur de meubles, joaillier, cinéaste pour Hollywood, cette figure de l’Art déco sait tout faire. Il dirige même une petite revue d’extrême droite, Le Témoin. En février 1935, il fait placarder dans Paris des caricatures du radical-socialiste Édouard Daladier et du socialiste Léon Blum arborant les insignes maçonniques et portant une cagoule noire. Avec ce slogan : « Si vous n’aimez pas ça, lisez Le Témoin. » Selon un mensuel de l’époque, Notre Temps, le couple adhère à la ligue antiparlementariste du lieutenant-colonel de La Rocque : « Mme Chanel étant croix-de-feu — le commerce de luxe a ses exigences —, M. Iribe ne l’est pas moins. » La presse annonce leur mariage. Hélas, Iribe meurt d’une crise cardiaque pendant une partie de tennis en septembre 1935. Nouveau drame, nouvelle solitude.
Pendant quelques mois, « la reine sans roi » se mêle de politique. En 1936, elle lance un éphémère hebdomadaire, Futur, qui passe cette fois pour progressiste et proclame : « La République sera réformatrice ou ne sera plus. » Chanel y critique l’hypocrisie des libéraux, qui rejettent l’État mais l’appellent au secours à la moindre difficulté. Elle propose sa solution : une « économie ordonnée ».
Avec la victoire du Front populaire au printemps 1936, la France laborieuse se met joyeusement en grève. Trois cents employés et ouvriers occupent les ateliers de la rue Cambon. La couturière se croyait pourtant une patronne sociale, elle leur avait déjà accordé les congés payés. Et, quand elle termine une collection, elle invite à dîner toute son équipe, mannequins compris. Par un de ces coups d’éclat dont elle a le secret, elle offre son entreprise aux salariés. Ils n’en veulent pas. Le Syndicat des couturières et tailleurs pour dames demande simplement que la convention collective soit appliquée. Mais l’ancienne ouvrière en canotier et sautoir de fausses perles refuse de supprimer le paiement du travail à la pièce. La grève s’éternise. Chanel sera la dernière maison de couture à reprendre son activité.
Dîners chez l’ambassadeur de Vichy
Quand la guerre éclate, en septembre 1939, elle met tout le monde à la porte. Après la défaite de juin 1940, et alors que Pierre Laval s’empare du pouvoir avec le maréchal Pétain, elle fréquente plus que jamais ses amis noceurs. Avec Chambrun, elle se rend à des dîners somptueux chez l’ambassadeur allemand Otto Abetz ou chez le journaliste Fernand de Brinon, dit « l’hitlérophile von Brinontrop », bientôt nommé ambassadeur de Vichy en zone occupée. Depuis des années, avec Abetz, Brinon œuvre pour amener les élites françaises dans le giron des nazis. Chambrun le croisait au Grand Pavois, un club huppé des Champs-Élysées. Selon un témoin, c’était « le cercle le plus antisémite de Paris ».
Gabrielle Chanel retrouve aussi son ami le baron Hans Günther von Dincklage (1896-1974), un officier de l’Abwehr, les renseignements militaires allemands. En 1935, Le Filet Brun, un livre sur les réseaux hitlériens, dénonçait « l’agent de la Gestapo Dincklage », dit « M. Spatz », chargé de la propagande nazie à Paris. Son nom avait circulé dans la presse. Dans les années 1930, Dincklage s’était aussi rendu en Afrique du Nord pour organiser des « pogroms contre les Juifs ». Mais « Spatz » est élégant, prévenant. Chanel le connaît depuis longtemps et se jette dans ses bras. Dans son livre Dans le lit avec l’ennemi, le journaliste Hal Vaughan (1928-2013) raconte que Dincklage fait jouer ses relations pour que Chanel continue à vivre à l’hôtel Ritz, place Vendôme, résidence des officiels nazis et des collaborateurs français de marque.
Agent “Westminster”, numéro F-7124
Bientôt, Dincklage lui présente un play-boy qui a dilapidé sa fortune au jeu, Louis de Vaufreland. Lui aussi est payé par l’Abwehr. La couturière a un neveu prisonnier en Allemagne. En échange de la promesse de sa libération, elle se met au service de l’occupant. Selon les archives de la préfecture de police de Paris, elle devient l’agent « Westminster », avec le numéro F-7124. L’Abwehr va l’utiliser pour tisser des relations avec des Anglais germanophiles. En août 1941, elle se rend avec Vaufreland à Madrid pour prendre contact avec des diplomates britanniques. Pendant l’hiver 1943, Westminster rencontre à Berlin le général Walter Schellenberg, chef des services de renseignements de la SS. Il veut qu’elle approche Winston Churchill, le Premier ministre anglais, un vieil ami du temps de « Bendor ». Il s’agit, semble-t-il, d’amener Londres à négocier une paix séparée avec Berlin. Car un débarquement allié en Normandie ouvrirait un front à l’Ouest et risquerait de faire tomber l’Allemagne aux mains des Soviétiques. C’est l’opération Chapeau de couture. Début 1944, l’agent F-7124 se rend de nouveau à Madrid, mais la mission tourne court.
Les FFI (Forces françaises de l’intérieur) l’arrêtent en septembre 1944, pour la libérer quelques heures plus tard, sans doute sur intervention de Churchill. Elle se réfugie en Suisse, où Dincklage la rejoint. Convoquée par la justice française en 1946, elle se présente devant un magistrat, nie tout en bloc avec son culot légendaire, et repart libre.
Le juge ne sait pas que, pendant la guerre, Gabrielle Chanel, aidée de Vaufreland, a tenté de spolier les frères Wertheimer. Elle l’a écrit aux services de Vichy : « Je me porte acquéreur de la totalité des actions Parfums Chanel qui […] sont encore la propriété de Juifs. » Mais, pour éviter l’« aryanisation », Pierre Wertheimer avait vendu l’entreprise à un prête-nom, l’industriel français Félix Amiot, qui, par ailleurs, fabriquait des bombardiers pour la Luftwaffe ! Après la Libération, Pierre Wertheimer récupère la société, et Coco relance à ses trousses Chambrun, qui, dans le même temps, essaie de sauver la tête de Laval, son beau-père, finalement condamné à mort pour haute trahison.
Un accord amiable entre Chanel et les Wertheimer soldera les comptes en 1947. Tout le monde gardera le silence sur ces tractations. Chanel s’efforce de faire oublier son passé. Selon Hal Vaughan, elle paie une retraite à l’ancien chef des services de renseignements de la SS pour qu’il se taise.
Une dernière vitupération contre les minijupes
Quand, en 1954, elle relance sa maison de couture à plus de 70 ans, Pierre Wertheimer, moins rancunier qu’elle, lui apporte un soutien sans faille. Sa première collection paraît démodée, mais, après des débuts difficiles, elle retrouve les sommets. Son sac matelassé et ses escarpins bicolores deviennent des classiques. Les riches Américaines s’arrachent ses tailleurs en tweed ou en jersey, emblèmes du goût français. Jacqueline Kennedy, l’épouse du président, ne peut plus s’en passer. Et Marilyn Monroe confesse ne porter la nuit que quelques gouttes de No 5.
Mademoiselle meurt le 10 janvier 1971, à l’hôtel Ritz, après une ultime vitupération, cette fois contre les minijupes : « Quand on déballe tout, on n’a plus envie de rien. […] Paris est en train de perdre son prestige. Ça devient vulgaire. » La famille Wertheimer continue l’activité jusqu’à aujourd’hui. À la fois malheureuse et chanceuse, éblouissante et minable, Gabrielle Chanel aura incarné comme personne ce XXe siècle de modernité et d’obscurantisme, de passions et de haine.