France, Nation, RĂ©publique, Ătat, Peuple, Patrie... Les mots constellent les Ă©crans, volent sur les lĂšvres des mille bouches mĂ©diatiques pĂ©trissant un salmigondis dans lequel se dissolvent les significations et s'abĂźme la raison.
Ainsi de la Patrie avec cette majuscule qui la sacralise car, les pÚres de la République, imprégnés d'une religion de la France, assignÚrent à l'enseignement de l'histoire un objectif patriotique : aux enfants du pays majoritairement issus de villages aux mille parlers, aux enfants d'immigrés déjà nombreux, aux quelques écoliers des colonies proches ou lointaines, serait inculqué l'amour de la Patrie une et indivisible et la foi en la supériorité de la France. (Suzanne Citron : Le Mythe national- éditions de l'Atelier, 2017, p. 19).
Il reviendra à l'historien Ernest Lavisse de raconter aux enfants ce « roman national » qui s'imposera comme « mémoire collective ». Il le fera avec son « Petit Lavisse » répandu dans toutes les écoles primaires et racontant des histoires qui, nous enfants, nous ravissaient mais qui, rappelle Suzanne Citron, célébrait la bravoure des croisés s'emparant de Jérusalem en 1099 et massacrant des milliers de Turcs au nom de Jésus-Christ (p. 13).
L' historienne a montrĂ© comment en Michelet s'allient intimement l'amour religieux de la Patrie et le culte de la RĂ©volution. Et c'est bien cela que le « Petit Lavisse » veut inculquer aux enfants (inculquer, en effet, Ă©tymologiquement tasser en foulant avec le talon), le sens du sacrifice au service de la Patrie comme le croyant est prĂȘt Ă se sacrifier au service de son Dieu. C'est ainsi commente encore Suzanne Citron que, corps visible de Dieu, la patrie vivante et charnelle porte en elle et rĂ©sume l'histoire du monde (p. 27).
On sait aujourd'hui mieux que jamais et sans doute le saura-t-on demain mieux qu'aujourd'hui, Ă quels extrĂȘmes, Ă quels carnages conduisent l'amour de Dieu, de n'importe quel Dieu et « l'amour sacrĂ© de la Patrie », cette patrie dĂ©ifiĂ©e qu'il n'est pas possible de ne pas aimer puisqu'elle est le Dieu tout puissant et nĂ©cessairement parfait pour lequel, pour laquelle il est doux de se sacrifier.
Cependant, comme le fait remarquer Patrick Boucheron dans son « Ouverture » à la monumentale « Histoire mondiale de la France », (Seuil, 2017), Si Michelet apparaissait déplacé dans son temps, il n'est pas de plain-pied dans le nÎtre. Car nous ne pouvons plus admettre avec lui que la France est « cette glorieuse patrie [qui] est désormais le pilote du vaisseau de l'humanité ». Le patriotisme de Michelet nous apparaßt aujourd'hui compromis par une histoire dont il n'était évidemment pas comptable mais qui, aprÚs lui, s'est autorisée de cette mission civilisatrice de la France, notamment pour justifier l'agression coloniale.
Pourtant, n'est-ce pas Ă cela, Ă la fĂ©tichisation des mots Patrie et Nation, le plus souvent confondus en une mĂȘme cĂ©lĂ©bration aux accents guerriers que l'on parvient par cet usage incantatoire du mot RĂ©publique ? Et n'est-ce pas Ă ce retour, Ă cette rĂ©-action vers le passĂ© tellement moins prestigieux que celui dĂ©crit par le « Petit Lavisse » que l'on parvient avec le projet signifiĂ© par l'injonction « faire des rĂ©publicains » ?
Quand Ă l'occasion de l'assassinat d'un enseignant les plus hautes autoritĂ© de l'Ătat font appel Ă Ferdinand Buisson, ne sombrent-elles pas dans un anachronisme d'une part et dans une contradiction d'autre part qui court tout au long de l'histoire de l'Institution Ă©ducative au moins depuis la RĂ©volution ?
L'anachronisme rĂ©side en l'Ă©vocation par un mĂȘme mot, « RĂ©publique » de deux moments historiques qui n'ont rien de commun. Car Ferdinand Buisson prend soin de donner un contenu sans Ă©quivoque Ă ce qu'il entend par RĂ©publique : Donner [Ă l'enfant] l'idĂ©e qu' il faut penser par lui-mĂȘme, qu'il ne doit ni foi ni obĂ©issance Ă personne, que c'est Ă lui de chercher la vĂ©ritĂ© et non pas Ă la recevoir toute faite d'un maĂźtre, d'un directeur, d'un chef quel qu'il soit.
Plus d'un siĂšcle plus tard la RĂ©publique n'a rĂ©alisĂ© aucun des espoirs placĂ©s en elle par Buisson. Le mot RĂ©publique aujourd'hui n'est plus que l'Ă©tendard en lambeaux brandi par les conservateurs de toute nature arc-boutĂ©s au maintien d'un fonctionnement social qui prĂ©cisĂ©ment n'a cure de libertĂ©, de justice et du « penser par soi-mĂȘme » mais au contraire prĂ©serve les privilĂšges les plus scandaleux par l'incessante invocation de la compĂ©tition et du mĂ©rite, ce mĂ©rite qui aprĂšs avoir contribuĂ© au combat contre les Ordres s'est instituĂ© en justification de l'inĂ©galitĂ© sociale en imposant l'ineffable figure de « l'ascenseur social ».
Quant Ă la contradiction elle s'impose en une aporie Ă laquelle se trouve confrontĂ© Buisson lui-mĂȘme dans son Ă©noncĂ© : comment, en effet, prĂ©server le libre dĂ©veloppement de la conscience d'un enfant, autrement dit son autonomie, son droit inaliĂ©nable Ă se construire lui-mĂȘme si l'on pose sur son front un a priori quel qu'il soit, ici la RĂ©publique ? PrĂ©tendre « faire un rĂ©publicain » (ou un communiste, ou un socialiste, ou un anarchiste, ou un catholique, ou un musulman) c'est contraindre cet enfant avant mĂȘme qu'il soit nĂ©, c'est le priver de sa part de libertĂ©, de son droit Ă s'Ă©panouir librement.
Je ne sais pas si Samuel Paty voulait « faire des RĂ©publicains » de ses Ă©lĂšves comme le prĂ©tend « l'AutoritĂ© », mais je sais que nombre d'enseignants, beaucoup plus modestement, s'appliquent Ă accompagner leurs Ă©lĂšves comme c'est depuis les Grecs le rĂŽle des pĂ©dagogues, les accompagner en veillant Ă ce qu'ils se saisissent eux-mĂȘmes des connaissances et des savoirs mis Ă leur disposition, s'appliquent Ă ĂȘtre, par grand vent, le « tuteur » qui les soutient et les aide Ă se tenir droits. TĂąche beaucoup moins aisĂ©e qu'il n'y paraĂźt, beaucoup plus ardue et plus noble en tout cas que celle d'inculquer dans des esprits disponibles des prĂ©alables idĂ©ologiques quels qu'ils soient destinĂ©s à « fabriquer » des ĂȘtre prĂ©destinĂ©s Ă l'obĂ©issance.
L'acte pĂ©dagogique est exactement Ă l'inverse de l'inculcation, il est tout entier dans cette tentative de lever, autant que faire se peut, les dĂ©terminations qui entravent l'accĂšs Ă la connaissance car, contrairement Ă la conception sartrienne de la libertĂ©, tous les ĂȘtres humains n'ont pas le privilĂšge de naĂźtre dans des conditions biologiques et sociales qui leur permettent « d'exister », d'ĂȘtre ce qu'il veulent ĂȘtre, ce qu'ils ont dĂ©cidĂ© d'ĂȘtre. La propre biographie du philosophe tracĂ©e dans « Les Mots » et dans ses « Carnets » le montrent Ă l'Ă©vidence : si plutĂŽt que dans sa famille cultivĂ©e Sartre Ă©tait nĂ© dans le Nord minier et avait dĂ» descendre dans les galeries Ă douze ans, il n'aurait jamais Ă©tĂ© Sartre.
Ce sont ces dĂ©terminations de toutes sortes qui interdisent Ă la « multitude » de celles et ceux qui les subissent d'accĂ©der Ă la Raison, Ă la capacitĂ© de dĂ©cider de ce que l'on veut ĂȘtre et de construire cet ĂȘtre. Telle est la « mission » de toute pĂ©dagogie, de toute Ă©cole soucieuses de contribuer Ă l'Ă©mancipation : s'efforcer de lever ces dĂ©terminations autant qu'il est possible.
La Patrie alors, la « glorieuse patrie de Michelet » et « l'amour sacrĂ© de la Patrie » colportĂ©e par le « Petit Lavisse », cette patrie dĂ©ifiĂ©e, cĂ©lĂ©brĂ©e aussi bien dans les austĂšres commĂ©morations que dans les stades en dĂ©lire retentissant d'hymnes avinĂ©s, cette patrie-religion, comment l'apprĂ©hender sinon, peut-ĂȘtre, comme Spinoza apprĂ©hende la religion Ă laquelle il reconnaĂźt la vertu de donner au « vulgaire » (attention encore ici Ă l'anachronisme : vulgaire est celui qui n'a pas accĂšs Ă la Raison) la capacitĂ© de se rĂ©signer Ă son sort et ainsi de prĂ©server la paix civile ?
Comment alors ne pas apprĂ©hender la Patrie, puisqu'elle est religion, comme un dispositif de pouvoir apte Ă maintenir le « vulgaire » dans la rĂ©signation et peut-ĂȘtre mĂȘme dans la satisfaction du sort que la « Providence » lui a accordĂ© ? Car dit Spinoza : Tel fut donc le but des cĂ©rĂ©monies du culte : faire que les hommes n'agissent jamais suivant leur propre dĂ©cret, mais toujours sur le commandement d'autrui et reconnussent dans toutes leurs actions et dans toutes leurs mĂ©ditations qu'ils ne s'appartenaient en rien mais Ă©taient entiĂšrement soumis Ă une rĂšgle posĂ©e par autrui. Ainsi en va-t-il de la religion, ainsi en va-t-il de la partie devenue religion.
Mais le virus, se demande-t-on, que vient-il faire ici ? Il vient nous rappeler que nous sommes parvenus dans un monde oĂč les frontiĂšres ne sĂ©parent plus rien, ni nations ni patries, ce que, paraĂźt-il, Socrate pressentait dĂ©jĂ voici deux mille cinq cents ans car quand on lui demandait d'oĂč il Ă©tait, il ne rĂ©pondait pas d'AthĂšnes mais du monde. Lui qui avait son imagination plus pleine et plus Ă©tendue embrassait l'univers comme sa ville, jetait des connaissances, sa sociĂ©tĂ© et ses affections Ă tout le genre humain ! Non pas comme nous qui ne regardons que sous nous. (Montaigne â Essais, liv. I, chap. XXVI).
L'absurde apparaĂźt alors et d'autant plus que la raison, dĂ©gagĂ©e des passions dĂ©chaĂźnĂ©es au cours des siĂšcles par religions et patries, convoque le hasard pour condamner la notion mĂȘme de patrie. Car si je suis nĂ© ici plutĂŽt que lĂ , dans ce coin de Quercy plutĂŽt que sur les rives de l'Ebre : pur hasard ! Et donc, pas de quoi ĂȘtre fier car comme Ă©crivait Paul: Qui te distingue en effet ? Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? Et si tu l'as reçu, pourquoi t'enorgueillir comme si tu ne l'avais pas reçu ? (Corinthiens, 4, 7).
Ce qui ne signifie nullement que je ne puisse aimer cette terre oĂč je suis nĂ© (mais bien d'autres aussi) que je reconnais les yeux fermĂ©s Ă l'odeur des noyers de l'automne jaunissant et au bruissement des peupliers au long de la Dordogne, ou que je ne puisse aimer les « lomas » et « barrancos » arides de l'Aragon, (oĂč il s'en fallut de peu que je naquisse), parfumĂ©es aux senteurs de thyms et de lavandes sauvages, mais il n'en reste pas moins que c'est le hasard, rien d'autre que le hasard plus ou moins Ă©picurien qui m'a donnĂ© de naĂźtre lĂ plutĂŽt qu'ailleurs. Car comme le dit Jacques Monod en conclusion de son livre « Le Hasard et la NĂ©cessitĂ© » (Seuil, 1970) : L'homme sait enfin d'oĂč il a Ă©mergĂ© par hasard. Non plus que son destin son devoir n'est Ă©crit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les tĂ©nĂšbres.
Choisir, bien sĂ»r, mais encore faut-il ĂȘtre en situation de pouvoir choisir... Et l'on ne choisit pas « sa patrie » de sorte qu'il n'y a pas de quoi « ĂȘtre fier d'ĂȘtre français » ou autre chose, ou tout ce que l'on voudra. Il n'est qu'une seule certitude, nous sommes tous nĂ©cessairement du monde. Ce que le malicieux Montesquieu eut la bonne idĂ©e de dire ainsi : Je suis nĂ©cessairement homme, je ne suis français que par hasard.(PensĂ©e 350).
Et puis enfin, de quel droit dans ce monde mĂ©tissĂ© depuis toujours, depuis Cro-Magnon comme le rappelle François Bon Ă l'issue de sa visite de la grotte Chauvet (Histoire mondiale de la France) plus mĂ©tissĂ© aujourd'hui que jamais dans ce monde sans frontiĂšres, de quel droit imposer Ă des enfants une « identitĂ© », un « ĂȘtre français » ou un « ĂȘtre rĂ©publicain » ou tout ce que l'on voudra ? Quel est ce droit qui, ce faisant, se donne comme VĂ©ritĂ© ? L'universel virus ne devrait-il pas inviter Ă plus de modestie, plus d'humilitĂ©, Ă moins de forfanterie ?