Les mots qui résonnent dans un théâtre vidé de ses spectateurs par l’épidémie que l’on sait ne peuvent que prendre une force singulière. Que dire alors des mots de Valère Novarina ? Au Théâtre national populaire (TNP) de Villeurbanne, qui n’en finit pas de remettre sur le métier, au gré des interdictions gouvernementales, Le Jeu des ombres dans la mise en scène de Jean Bellorini, des répliques donnent le vertige : « Souhaitons au lendemain d’avoir lieu. » Ou alors : « Et je continuerai à vivre, uniquement pour me venger d’exister. » Ou encore : « Que vas-tu faire là-bas ? — Fermer la paupière du monde. »
Ce texte est une commande de Jean Bellorini, arrivé en janvier 2020 pour diriger le TNP. Il a gardé seulement 20 % du Jeu des ombres – qui explore le mythe d’Orphée descendu aux Enfers à la recherche d’Eurydice –, pour aboutir à un spectacle de 2 h 15, mêlant cabaret berlinois brechtien et des airs de L’Orfeo de Claudio Monteverdi : « Je resterai avec toi dans la mort », chante ainsi de sa voix suave Ulrich Verdoni, jeune homme noir au coffre imposant, venu de la troupe éphémère qu’avait lancée Jean Bellorini à Saint-Denis (93), dans ses fonctions précédentes de directeur d’un autre centre dramatique national (CDN) : le Théâtre Gérard Philipe.
Le metteur en scène, qui va sur ses 40 ans (il est né le 18 juin 1981), a littéralement blanchi sous le harnais du confinement. Coupé dans son élan à peine arrivé. Alors que les attentes étaient grandes de la part des équipes du TNP de Villeurbanne – ils sont une bonne soixantaine, personnels administratifs et techniques confondus –, qui avaient courbé le dos à la fin du trop long mandat de Christian Schiaretti (2002-2020). Or à peine le temps de faire connaissance : télétravail !
L’homme de théâtre théorise et impose alors la sanctuarisation du plateau : « Pas question de porter un masque sur scène, à condition d’établir, en dehors de cet espace, un protocole sanitaire rigoureux respectant les gestes barrières. Nous avons été parmi les premiers à établir une telle règle, avant que le ministère ne l’avalise, dans un décret à la fin du mois d’août. Ainsi avons-nous pu mener à bien l’une de nos missions essentielles : la création artistique », affirment à Mediapart Florence Guinard, directrice adjointe, et Pauline Huillery, administratrice, toutes deux venues du TGP (Théâtre Gérard Philipe) au TNP, pour continuer d’épauler leur patron et ami.
Or voici que Le Jeu des ombres, qui doit permettre à une troupe en quête de public de se désincarcérer, c’est-à-dire de ne plus vivre sous la férule covidienne, nous y renvoie puissamment. Comme si le texte, que finissait d'écrire Valère Novarina juste avant que tout cela ne nous arrivât, subodorait la descente aux enfers de nos sociétés confinées. Voici (vidéo ci-dessous) ce que dit Jean Bellorini, interrogé dans son bureau du TNP, de tous ces échos étranges qui semblent innerver la pièce…
Valère Novarina, joint au téléphone dans ses montagnes savoyardes, nous précise que le pangolin (lire sous l’onglet Prolonger) ne lui est pas apparu en rêve – comme c’est le cas de moult mots qu’il invente et qui lui viennent à l’esprit dans son sommeil –, mais qu’il est tombé sur cet animal, par lui inconnu, parmi les livres pour enfants du fils d’un ami, auquel il téléphona ensuite, en décembre 2019, pour retrouver ce nom devenu prophétique : pan-go-lin. « De toute façon, ajoute l’écrivain, ces temps sont bizarres. J’avais dit à ma femme, en terminant Le Jeu des ombres : “Ce serait bien que nous puissions vivre une année entière rien que tous les deux, en tête-à-tête”... »
Valère Novarina, 78 ans, ne crie pas famine. Mais les conséquences de la fermeture des théâtres, donc les annulations à répétition de sa pièce (Avignon, TNP, les tournées), lui font dire – et l’expression prend tout son sens dans sa bouche : « C’est dramatique. » En effet, explique-t-il, « les droits d’auteur sont calculés sur la vente d’un spectacle mais également sur celle de chaque place payée. Je suis en train d’essayer de me renseigner auprès du ministère de la culture et de la SACD. Y aura-t-il des compensations capables d’atténuer un tel manque à gagner – en particulier celui, assez conséquent, de la cour d'honneur du palais des Papes ? Je n’en sais rien. La menace d’une perte sèche est grande. J’ai voulu tout de suite réagir en me lançant dans un nouveau projet, mais chacun veut caser ses spectacles et l’embouteillage est déjà là… »
Embouteillage, le mot revient dans toutes les bouches au TNP, après cette année blanche. S’il n’y a guère d’amortisseurs pour les auteurs, les comédiens ont pu limiter les dégâts – beaucoup moins toutefois dans le spectacle privé, où le sauve-qui-peut s’impose en l’absence de subventions, que dans une institution de service public phare telle Villeurbanne, qui a refusé de faire jouer la clause de « force majeure ».
Tel un sergent de ville à un carrefour embouteillé, Julia Brunet fait son possible au TNP. Elle est la troisième personne venue du Théâtre Gérard Philipe. En tant que directrice de production : « Le poste n’existait pas. Christian Schiaretti tournait peu. » Elle raconte les problèmes de logistique insurmontables à régler dans l’incertitude toujours recommencée, au fur et à mesure que tombent les annulations. Avec cependant une bouée de sauvetage appréciable : la captation audiovisuelle par la Compagnie des Indes (diffusion sur France 5 le 23 juillet dernier) du Jeu des ombres, avec des mouvements de caméra évitant la seule prise de vue frontale et son effet « théâtre en conserve » garanti.
Autre chance saisie : la possibilité de jouer fin octobre lors de la Semaine d’art d’Avignon. Six représentations sur les sept prévues : « Nous avons été rattrapés par la reprise de la pandémie, le couvre-feu puis le second confinement. Il nous a fallu avancer la générale de 20 h 30 à 17 h 30. Nous n’avions même pas 24 heures pour prévenir les professionnels qui allaient se déplacer pour assister à un spectacle qu’ils pourraient ensuite acheter et faire tourner. Ensuite, les onze représentations prévues au théâtre des Gémeaux, à Sceaux, sont tombées à l’eau, avec la possibilité d’avoir une visibilité parisienne – c’est-à-dire la presse et les programmateurs. Voilà comment le second confinement a eu raison de nous. D’autant que nous ne pourrons pas continuer de payer indéfiniment le coût des annulations sans bénéficier de la moindre recette. »
Le redémarrage s’annonce chaotique, détaille Julia Brunet : « Pour Le Jeu des ombres, par exemple, tout se fait au goutte à goutte, en dépit des tournées cohérentes et réfléchies que nous mettons habituellement sur pied. Il a vite fallu se décider pour Aix, puis Angers, puis un retour à Marseille. En des temps ordinaires, les représentations dans la région PACA auraient été regroupées. Et comment, dans tout cela, me consacrer à la production suivante de Jean Bellorini, Le Suicidé, déjà repoussée de janvier 2022 à janvier 2023 ? Comment, dans notre marasme permanent des reprogrammations, me projeter sur de nouvelles créations ? »