La prise de possession de la Martinique par les colons français n'avait que cinq ans, que les Jésuites en avaient déjà fait une terre de mission. Le Vendredi saint de l'année 1640, trois jésuites, dont le père Jacques Bouton, au terme d'un long voyage ô combien épique, prirent leurs quartiers à Saint-Pierre.
L'implantation de la Compagnie de Jésus en terre martiniquaise fut un choix par défaut. Car, comme l'explique Joseph Rennard, dès qu'il a été établi à l'aube de la colonisation qu'« on ne pouvait transporter une multitude de travailleurs aux Antilles, sans leur assurer les secours de la religion, sans les faire accompagner de quelques prêtres ou de quelques religieux », un ordre eut les faveurs de Louis XIII et de la Compagnie des îles d'Amérique, gestionnaire des colonies antillaises : celui des Capucins.
Il est vrai que « dès les premières années de la découverte de l'Amérique, on les avait vus dépenser activement leur zèle au Nouveau Monde », rapporte toujours M. Rennard dans son Histoire religieuse des Antilles françaises. Cependant, l'ordre des Capucins s'avérant incapable de fournir les prêtres réclamés, la Compagnie des îles d'Amérique sollicita les Jésuites, qui « acceptèrent immédiatement ».
Les Jésuites en position de force
À la suite des trois premiers jésuites qui arrivèrent en 1640, d'autres mirent le cap sur la Martinique, ainsi que de nouvelles congrégations, telles les Dominicains ou encore les Frères de la charité, « qui se partagèrent les paroisses et secteurs de l'île (...) Chacun avait son domaine bien délimité, et on assistait à de sérieuses bagarres (heureusement verbales) lorsqu'un empiétait sur le territoire de l'autre », indique l'historien Armand Nicolas. Une rivalité tant pour le contrôle des âmes de la masse des esclaves, que pour celui des richesses à venir, parce que « les religieux sont à la fois des porteurs d'un message et des entrepreneurs », rappelle avec justesse Victor Permal dans l'Historial antillais.
Choyés par les autorités « qui leur accordèrent tour à tour des faveurs dont ne bénéficièrent point les autres religieux », les Jésuites surent prospérer aux Antilles où « ils avaient de belles propriétés, les meilleures pensions, les meilleures paroisses, tout au moins au début (...) », poursuit M. Rennard.
Ce fut donc dans une terre conquise qu'arriva, en 1743, le jésuite Antoine Lavalette ou La Valette, natif de l'Aveyron en octobre 1708, formé au noviciat de Toulouse où il se signala par son « intelligence d'élite et son caractère entreprenant » doublés d'un « tempérament vif, impétueux et porté aux excès ». Ordonné prêtre, Lavalette fut affecté à la mission des Jésuites des Antilles, d'abord à la Guadeloupe, puis à la Martinique, en charge de la paroisse du Carbet. Ainsi commença l'extravagant roman d'aventures du jésuite Lavalette, qui dura près de vingt ans, et ne fut possible que grâce à la conjonction de plusieurs éléments.
En quête de « vastes entreprises »
Il a pu miser sur quelques traits de sa personnalité (portraituré comme « charmeur, enjôleur, actif, dynamique, zélé »), sur une opportunité géographique (affecté au Carbet, il pouvait se rendre facilement à Saint-Pierre, principal centre commercial des Antilles, et côtoyer les négociants), sur sa bonne entente avec les autorités politiques de l'époque (Bernard David rapporte dans Le Clergé que « ses relations avec les administrateurs de la Martinique sont des meilleures. Il est à leur égard d'une complaisance inépuisable »), ou encore sur la situation politico-financière particulière de la mission des Îles du Vent des Jésuites, implantée à Saint-Pierre.
À son arrivée, la mission traversait de sérieuses zones de turbulence avec un Procureur, le père de Piochet, devenu aveugle, et, ajoute Léo Elisabeth, « peu doué pour la gestion », d'où un établissement lourdement endetté et un bâti en piteux état.
Bien que contesté, cet état des lieux critique dressé par Lavalette le plongea dans « l'embarras », et l'incita à y « porter remède ». Désormais en charge de la gestion du « temporel » de la mission, avant d'être nommé en 1745 Procureur des Jésuites dans les Îles du Vent, le père Lavalette échafauda un « plan audacieux » : construction de maisons de rapport à proximité de la rivière Roxelane, à Saint-Pierre, achat d'une grande habitation dans le Sud de la Dominique, etc. Des investissements, note Léo Elisabeth, « conformes aux usages et règlements concernant les ecclésiastiques ».
Cependant, le jésuite manifesta davantage d'appétit, se lança dans de « vastes entreprises », ce qui nécessita de « l'argent, beaucoup d'argent », ajoute Joseph Rennard. Au fond, il se comportait « de plus en plus comme un laïc en se lançant dans le commerce et, surtout, celui, horrifiant, de l'argent, alors qu'un religieux ne peut vendre que la production des biens de son ordre », analyse toujours Léo Elisabeth.
Lettres de change
Fort d'un langage « séduisant, enveloppant et protecteur » qui avait convaincu ses interlocuteurs qu'il disposait de l'appui de « toute la Société des Jésuites que l'on disait immensément riche », indique Joseph Rennard, Lavalette actionna le levier de l'emprunt, assorti d'une innovation avec la mise en place d'un « ingénieux dispositif de spéculation et de trafic sur la valeur des monnaies », écrit Armand Nicolas. En effet, il est fort probable que la fréquentation des négociants pierrotins l'avait initié aux particularités du système monétaire qui avait cours : la monnaie en circulation aux Antilles, la livre des îles, une fois transportée en France perdait un tiers de sa valeur. Néanmoins, pour contenir cette dépréciation, les colons des Antilles avaient pris pour habitude de convertir leurs numéraires en denrées coloniales.
Le père Lavalette, lui, leur proposa une autre solution : en échange de la remise de lettres de change tirées sur la procure des missions jésuites de Paris, il entreprit d'accepter aux Antilles « toutes les valeurs numéraires qu'on voudrait bien lui confier », tout en s'engageant à les honorer dans un délai de vingt à trente six mois, et ce, sans la moindre perte de valeur. Par ailleurs, pour accroître ses capacités financières, Lavalette se livra à un trafic de pièces d'or portugaises revendues avec de juteux bénéfices aux Antilles.
Requinqué par Versailles
L'argent coula donc à flots, à la grande satisfaction des colons les plus fortunés, satisfaits de disposer d'un système qui s'apparentait au fonctionnement d'une banque, et du jésuite Lavalette, auréolé d'un formidable capital confiance, au point que « tout Saint-Pierre envie son bonheur ». Certes des signes d'agacement apparurent à son égard, mais sans effet sur son aura et son puissant réseau d'influence qui fit de lui, en 1753, le Supérieur général et Préfet apostolique des Jésuites des Îles du Vent. Il y eut aussi la décision, sans doute dictée par la prudence, de la hiérarchie parisienne de la Compagnie de Jésus, qui, face à l'abondance des lettres de change, demanda à ce qu'elles soient désormais tirées sur deux négociants marseillais, Lioncy frères et Gouffre. Plus inquiétant, le trône de Lavalette était-il en train de vraiment vaciller quand il fut convoqué à Versailles pour s'expliquer sur ses investissements et sur l'accusation d'avoir commercé avec l'étranger ?
Fausse alerte ! Parce que le Lavalette qui repartit de Versailles et embarqua en mars 1755 pour la Martinique avait été totalement conforté dans ses choix puisque, comme l'indique Léo Elisabeth, il était « muni de l'autorisation de la Compagnie de Jésus d'emprunter les sommes nécessaires pour mettre le temporel de la mission en état ». Dès lors, toujours soutenu par les négociants marseillais qui accumulaient des lettres de change d'une valeur de plusieurs millions, il relança sa frénésie d'investissements, en quête d'« un grand coup ».
La chute...
Reste que les nouveaux bruits de botte en Europe, prémices de la guerre de Sept Ans, finirent par chambouler les plans de la marche en avant du jésuite de Saint-Pierre : deux de ses navires, débordant de café et de sucre, tombèrent entre les mains de corsaires anglais, entraînant de lourdes pertes pour Lioncy frères et Gouffre. Au bord de la faillite, la maison de négoce marseillaise pensa se tirer d'affaire en tablant sur l'arrivée d'une cargaison de lingots d'or et une aide financière des Jésuites. Hélas ! Le dépôt de bilan devint inéluctable, en février 1756.
Prises de plein fouet dans la tourmente financière, assiégées par des créanciers, cernées par la justice, les instances dirigeantes parisiennes des Jésuites, placées sous la houlette d'un nouveau provincial, le père de Neuville, désavouèrent Lavalette, exigèrent de lui qu'il remboursât une partie des dettes. Mais, imperturbable et silencieux, Lavalette continua à tirer « sans compter » des lettres de change, mena « grand train de vie », tint « table ouverte à Saint-Pierre » et multiplia ses « complaisances à l'égard des gens en place ».
Telle fut sa posture jusqu'à l'arrivée, en mars 1762, à Saint-Pierre, du père de la Marche, envoyé spécial des Jésuites avec le titre de visiteur. Sa mission était claire : confondre Lavalette. Face aux preuves étalées sous ses yeux, le père Antoine Lavalette, Préfet apostolique, avoua ses fautes, en particulier celle de s'être livré au commerce. Vaincu, il manifesta le désir de quitter l'Ordre, s'embarqua pour Amsterdam en juin 1762, puis gagna Toulouse où il mourut en décembre 1767. Jusqu'au bout, Lavalette demeura le personnage flamboyant en se promenant « souvent en ville, en chaise à porteur, ayant un domestique en livrée ». Et pendant ce temps, le feu qu'il avait allumé depuis Saint-Pierre continuait à se propager aux secteurs concernés en Europe...
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L'onde de choc en Europe : de l'expulsion à la suppression
Ce 6 août 1762 fut un jour funeste pour les Jésuites. Ce jour-là, l'influent Parlement de Paris demanda que la Compagnie de Jésus soit « inadmissible par nature dans tout État policé ». Avec pour conséquence « de renoncer pour toujours au nom, à l'habit, aux vœux, au régime de leur société ; d'évacuer les séminaires (21), les noviciats (9), les collèges (111), les maisons professes (4) sous huitaine ». Cinq mois donc après la neutralisation du père Lavalette à Saint-Pierre, la guillotine s'apprêtait à s'abattre sur les Jésuites de France : leur expulsion du royaume deviendra effective à partir de novembre 1764.
Ainsi, leurs ennemis les plus farouches - en premier lieu les Jansénistes, les Gallicans (lire ci-dessous) -, qui les combattaient depuis si longtemps, disposaient, enfin, de l'arme décisive, à savoir le scandale financier déclenché par le père Lavalette, pour atteindre leur but : briser la Compagnie de Jésus. Une hostilité qui transcendait les frontières européennes, car la Compagnie, caricaturée sous la forme d'une « hydre monstrueuse », avait déjà fait l'objet, mais pour d'autres raisons, d'une mesure d'expulsion au Portugal, en 1759, à l'instigation du marquis de Pombal.
Louis XV à la manœuvre
En France, l'offensive anti jésuite était aussi générale : car après le Parlement de Paris, d'autres entités parlementaires des villes du royaume (Rouen, Bordeaux, Pau, Toulouse, etc) devinrent des caisses de résonance des adversaires des Jésuites,
Bref, telle une bête blessée et affaiblie, la Compagnie était attaquée de toutes parts, et ce, malgré le soutien d'un allié de poids : Louis XV : « Dès 1761, le roi a bien tenté d'enrayer les procédures, de suspendre leur exécution, mais face à l'opiniâtreté des cours, il a finalement laissé faire (...) », explique Géraud Pouramède.
Et même si Louis XV parviendra à atténuer la portée de l'édit de novembre 1764, la France avait ouvert la voie à d'autres puissances européennes, sur lesquelles régnaient les Bourbon : en février 1767, les Jésuites sont chassés d'Espagne et de ses colonies, même sanction en octobre 1767 pour les royaumes de Naples et de Sicile, ou encore pour le Duché de Parme, en février 1768. Toutefois, il s'avéra que les expulsions n'étaient que la première étape de cette offensive globale, qui s'orienta irréversiblement vers sa phase ultime : « Dès lors, les Bourbon ne vont pas cesser de faire pression sur la papauté pour obtenir une suppression totale de la Compagnie de Jésus. Elle est finalement accordée le 21 juillet 1773 par le pape Clément XIV. Les monarchies européennes avaient fait plier le Souverain Pontife (...) », souligne Géraud Pouramède.
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Aux racines du rejet des Jésuites
En comparant la Compagnie de Jésus à une hydre, ses contempteurs entendaient crucifier à la fois son « hypocrisie et sa monstruosité » supposées, mais en premier lieu sa toute puissance. Fondée en 1540 par Ignace de Loyola (photo), la Compagnie, qui prospéra en redoutable et efficace machine de guerre dans la propagation de la Contre-Réforme catholique, fut frappée dès sa naissance, selon ses détracteurs, d'un péché originel : sa soumission au Pape, au Vatican.
Une « milice » au service de la Papauté, accusée de « contrôler la formation des esprits et des consciences » d'une partie des élites, de « murmurer à l'oreille » des souverains en leur fournissant des confesseurs, d'être des vecteurs de pensées obscurantistes et despotiques, aux antipodes de la philosophie des Lumières, même si ces mêmes Jésuites se singularisèrent par leur approche progressiste envers les Guaranis d'Amérique du Sud.
En France, le courant anti-Jésuites était surtout porté par les Jansénistes - mouvement théologique aux ramifications philosophico-politiques -, bien implantés dans les Parlements des villes, et, avant tout, par les Gallicans, ardents partisans d'une Église catholique de France autonome par rapport au Pape. Une conception qui ne pouvait que se heurter à l'ultramontanisme des Jésuites, à savoir la fidélité absolue à l'autorité du Pape.
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