Mort de Peter Brook, le metteur en scène qu’ennuyait le théâtre bourgeois
Le dramaturge britannique Peter Brook, né en 1925 à Londres et associé à jamais aux murs rougeoyants des Bouffes du Nord à Paris, est décédé samedi à l’âge de 97 ans.
3 juillet 2022 à 18h16
Pour évoquer le legs de Peter Brook, figure majeure du théâtre contemporain, décédé samedi 2 juillet à Paris à 97 ans, il faut peut-être partir de deux lieux, lui qui n’a cessé d’inventer des spectacles à l’écart des salles de théâtre classiques, qu’il jugeait trop bourgeoises et étouffantes pour la création.
D’abord, une carrière de pierres, dans les environs d’Avignon, la carrière Boulbon, qu’il inaugure en 1985 avec un spectacle mythique, le Mahabharata, devenue depuis l’un des sites les plus beaux du festival officiel, avec la cour d’honneur du Palais des papes.
Le dramaturge britannique y avait créé une mise en scène de neuf heures, à partir d’une adaptation co-écrite par Jean-Claude Carrière d’un texte de la mythologie hindoue quasiment inconnu en Europe, et que Brook décrit, dans ce sujet du « 20 heures » d’Antenne 2 à l’époque, comme un mélange de « la Bible et Shakespeare ».
L’autre lieu est le théâtre des Bouffes du Nord, dans le Nord populaire parisien, bâtiment en ruine qu’il sauve de la démolition et rouvre en 1974 – un théâtre aux murs craquelés et rougeoyants, « doté de proportions extraordinaires, uniques en Europe, dont nous avons découvert plus tard qu’elles étaient les mêmes que celles du Théâtre de la Rose de Shakespeare ».
Il s’occupe de cette salle hors norme jusqu’en 2010 – avec une adaptation très libre de La Flûte enchantée de Mozart qui a fait date – et passe ensuite le relais. Mais Peter Brook a continué à s’y produire les années suivantes.
Le dramaturge et metteur en scène est né à Londres en 1925, de parents juifs lettons immigrés. Leur nom russe, Bryck, a été transformé en Brouck par l’administration française au cours d’une étape de l’exil des parents, avant de devenir Brook lors de leur installation au Royaume-Uni.
Sa première mise en scène remonte à 1946, et Brook prend ses distances dès le début des années 1960 avec le théâtre le plus conventionnel, qui l’ennuie. Il s’installe en France définitivement en 1974. Dès son essai L’espace vide (1968, traduit au Seuil), il théorise l’espace dépouillé de la scène, afin de se concentrer sur le jeu des comédien·nes.
Il écrit notamment ces phrases qui inspireront nombre d’artistes par la suite : « Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé. »
Au micro de France Culture en 2021, il expliquait encore : « J’ai travaillé avec de bons décorateurs [...] mais jamais pour mettre sur scène des décors trop lourds, mais au contraire éliminer tout ce qui n’est pas nécessaire, et là on arrive à la vraie beauté. »
Ce parti-pris se combine à d’autres fondamentaux. Une passion absolue pour Shakespeare, qu’il n’a cessé de monter toute sa vie : il raconte dans cet entretien avec Laure Adler, sur France Inter, avoir adapté Hamlet dès 12 ans, devant ses parents, quand sa première mise en scène professionnelle, à l’âge de 21 ans, en 1946, portait sur un autre texte du maître, Peines d’amour perdues. Mais aussi un goût pour le voyage et l’ailleurs, à distance de tout exotisme. Il citait souvent cette phrase de Shakespeare : « There is a world elsewhere », « Il y a un monde ailleurs », extraite de la tragédie Corolian.
Dans un article du Monde de 2015, la journaliste Fabienne Darge raconte à quel point la tournée de Brook en Afrique, à partir de décembre 1972, avec le Centre international de recherches théâtrales (Cirt) qu’il venait de fonder deux ans plus tôt, fut un moment clé pour son théâtre. Durant trois mois, l’équipe d’une trentaine de personnes traverse cinq pays, dont l’Algérie, le Niger et le Mali, et se produit sur les places des villages. C’est le « Combray imaginaire » de Brook, en référence au lieu fictif associé à l’enfance de Proust, selon la formule de l’universitaire Georges Banu.
À partir de 1979, il met en scène un recueil de poèmes médiévaux en langue persane, La Conférence des oiseaux, qui raconte l’épopée d’un groupe d’oiseaux pèlerins d’espèces variées. Au sujet des recherches collectives engagées pour mettre en scène cette fable, Peter Brook écrit : « Le travail des répétitions a commencé avec une question. Est-ce que l’acteur peut devenir oiseau et ensuite derviche ou princesse, uniquement avec son corps et son visage habituels ? Non. Il y a un moment où les contorsions du corps et les grimaces du visage deviennent excessives et l’autre possibilité, ne rien indiquer extérieurement, serait une solution théâtrale trop aride. Donc un outil devient nécessaire, quelque chose qui est comme une extension ou une exaltation de l’impulsion de base. »
Une troupe d’acteurs venus de presque tous les continents
Il poursuit : « Habiller l’acteur en oiseau avec un masque sur la tête serait trop lourd parce qu’il s’agit plutôt de donner une suggestion rapide qui n’encombre point l’imagination. À certains moments, on a besoin de sentir davantage le côté figuratif de l’oiseau, mais moins à d’autres moments. »
La troupe finit par s’entendre sur des « éléments d’expression hétéroclites [tirés de] l’expérience collective du groupe », dont on peut voir des bribes émouvantes dans cette archive de l’INA au festival d’Avignon en 1979 (création au Cloître des Carmes) – même si Brook s’opposait à la captation visuelle de ses spectacles.
Dès les années 1970, il se constitue une troupe d’acteurs et actrices venu·es de presque tous les continents, parmi lesquel·les le Japonais Yoshi Oïda (que l’on a vu aussi chez Peter Greenaway), le Britannique Bruce Myers – disparu en 2020 – ou encore le comédien né au Mali de parents guinéens Sotigui Kouyaté – décédé en 2010 –, qui fut de l’aventure du Mahabharata d’Avignon en 1985 mais incarna aussi Prospero, le magicien de La Tempête (1990), et bien d’autres personnages shakespeariens, dont plusieurs rôles d’Hamlet.
Peter Brook faisait aussi jouer sa femme, la comédienne Natasha Perry, disparue, elle, en 2015. Dans son autobiographie (Oublier le temps, Seuil, 2003 – Threads of Time, dans le titre anglais, bien plus beau), il raconte l’évidence de leur rencontre. Troublé par sa présence, Brook dépense d’innombrables efforts pour retrouver sa trace, jusqu’à prendre un avion pour la rejoindre à l’étranger.
I
l découvre alors qu’elle porte le même nom que l’un des personnages de Guerre et paix de Tolstoï, texte qu’il venait de lire et d’apprécier quelques semaines plus tôt. Le prénom de leur fille, Irina, elle aussi dramaturge, est un hommage à Tchekhov, référence à l’une des héroïnes de sa pièce Les Trois Sœurs.
Dans cette même autobiographie, il dresse avec un humour que l’on peut qualifier de très british une galerie de portraits délicieuse, écrivant par exemple, au sujet d’une rencontre avec le peintre Dalí à Cadaqués, sur la côte catalane : « Vivre auprès de cette grande figure du surréalisme, sans trouver dans son comportement la moindre trace d’excentricité, avait cependant quelque chose de frustrant. »
Dans un long texte confié au site Diacritik en 2017, la cinéaste Emmanuelle Démoris est revenue sur les trois jours de rencontres organisées à la fin de l’année 2016 par Brook et son équipe, entre les murs des Bouffes du Nord, avec son public d’habitué·es.
Elle y a retrouvé, écrit-elle, « ce mystère de nombreux spectacles de Brook, qui est de faire pleurer là où ça pense ». Parmi bien d’autres scènes marquantes au cours des trois jours, elle décrit ce moment chargé d’émotion de l’arrivée sur scène du comédien Yoshi Oïda, un peu après les autres, venu voir une scène projetée sur écran de L’Homme qui (pièce créée en 1993, inspirée des travaux du neurologue Oliver Sacks, dans laquelle Oïda jouait).
Elle observe l’écart entre le comédien de 1993 et l’homme de 2016, la manière dont « la maîtrise étonnamment fine de son corps et de ses expressions » par le comédien s’est brouillée. Mais il ne s’agit pas, chez Brook, de se lamenter sur les aléas du passage du temps. L’essentiel n’est pas là : « Être ensemble dans ce théâtre devient soudain une façon d’arrêter le temps que rappellent les images projetées, car voir Yoshi Oïda grisonnant se regarder jeune nous fait partager son expérience du temps. Il est soudain aussi “témoin” que nous, qui pensions avoir ce privilège face à ces autres qu’auraient été les “acteurs” de l’événement. Ainsi s’ouvre un présent commun et se dissout la ligne qui sépare la scène des gradins. »
Emmanuelle Démoris poursuit, soulignant l’un des aspects centraux du théâtre de Brook, qui tiendrait aussi à une forme de souplesse et de simplicité : « Me revient en mémoire d’avoir éprouvé le déplacement de cette ligne et sa dissolution au cours de nombreux spectacles de Brook, tous peut-être, mais différemment à chaque fois. Brook dira lui-même plus tard qu’il cherche à créer une expérience et une relation vivante partagées avec les spectateurs, sans plus de frontières avec eux. »
Comme le dit la phrase préférée de Brook chez Shakespeare, piochée à la fin d’Hamlet, « the rest is silence ».