"Vous avez élu dimanche une majorité nouvelle de députés à l'Assemblée nationale. Cette majorité est faible numériquement, mais elle existe. C'est donc dans ses rangs que j'appellerai, demain, la personnalité que j'aurai choisie pour former le gouvernement, selon l'Article 8 de la Constitution." Nous sommes le lundi 17 mars 1986 et François Mitterrand apparaît sans prévenir à la télévision à 20 heures. La veille, pour la première fois dans l'histoire de la Ve République, les Français ont opté pour une Assemblée nationale hostile au président de la République. La première cohabitation de l'histoire va commencer.
Mitterrand, par ses mots, rappelle un point constitutionnel : c'est lui, et personne d'autre, qui choisit le Premier ministre, même s'il est tenu d'aller le chercher "dans les rangs" de la majorité. Depuis quelques semaines, il a préparé le terrain. Deux semaines plus tôt, face à Yves Mourousi, le chef de l'Etat affiche sa liberté, même sous contrainte : "Je crois que mon devoir, c'est de tenir compte de la volonté populaire. Si les électeurs ont désigné une majorité claire dont les contours seront précis, mon devoir est de chercher, de désigner comme Premier ministre une personnalité sortant de ce milieu." Mourousi : "Oui, il devra tenir compte aussi, le président de la République, des conditions de certains pour, éventuellement, être à vos côtés." Mitterrand : "Non, non, non ! Non, non, non !" Mourousi : "Comment non ?" Mitterrand : "On ne pose pas de conditions au président de la République !" .
Au lendemain des législatives du 16 mars 1986, Mitterrand continue de montrer qu'il a une certaine latitude dans le choix du chef du gouvernement. Il demande à ses conseillers Jean-Louis Bianco et Michel Charasse de prendre contact avec deux personnalités de droite, l'ancien président Valéry Giscard d'Estaing et l'ancien Premier ministre Jacques Chaban-Delmas. Mais le socialiste a conscience qu'une logique politique s'impose : il nomme sans coup férir le président du premier parti de la coalition RPR-UDF, à savoir Jacques Chirac.
En 1993 et en 1997, pour les deux autres cohabitations, le choix du Premier ministre relève aussi de l'évidence : Chirac ayant par avance décliné, c'est Edouard Balladur qui est désigné en 24 heures par Mitterrand en 1993 ; c'est Lionel Jospin, chef du parti le plus important de la nouvelle majorité, qui est appelé dès le lundi matin par Jacques Chirac en 1997. Celui-ci ne fait même pas semblant d'avoir le choix.
L'hésitation de la macronie
Résumons : un président veut toujours montrer qu'il désigne lui-même le Premier ministre, Emmanuel Macron suit le chemin tracé par ses prédécesseurs. Il veille au respect du droit. Jean-Luc Mélenchon fait de la politique. Dans son interview à L'Express, il rappelait : "Mon slogan renverse la table du présidentialisme. (...) J'ai introduit une dose massive de VIe République dans la Ve en lançant 'élisez-moi Premier ministre'. L'expression a nécessité des explications puisqu'on n'élit pas le Premier ministre ; on élit une majorité qui désigne un Premier ministre."
La Macronie, qui sent qu'elle ne bénéficie d'aucune dynamique dans la campagne, hésite sur la meilleure stratégie : balayer l'hypothèse Mélenchon à Matignon ou, au contraire, l'agiter pour mieux mobiliser son propre camp et appeler la droite au vote utile.
Entre considérations juridiques et argumentaire politique, la réponse à la question se niche dans l'arithmétique. Si la majorité présidentielle survit aux législatives, Elisabeth Borne restera à Matignon. Si la Nupes dispose d'une majorité absolue (ce qu'aucun sondage à ce stade ne laisse entrevoir, de près ni même de très loin) et fait entièrement bloc derrière son leader (en politique, la nature humaine réserve parfois des surprises), le choix de Mélenchon s'imposera. Si la majorité qui se dessine à l'Assemblée a des contours flous, Emmanuel Macron disposera d'une marge de manoeuvre. Avec des si, on ne mettra pas Matignon en bouteille mais on trouvera toujours un locataire.
Eric Mandonnet