Elsterhorst –
1941
Les prisonniers internés
au Château de Colditz et dont l’état de santé nécessitait qu’ils fussent
transférés dans un hôpital, étaient envoyés à Elsterhorst. Le trajet était
long ; il fallait prendre le train, changer deux fois, et si l’on tient compte
des formalités de levée d’écrou à Colditz qui étaient particulièrement
laborieuses, il fallait près d’une journée entière pour faire le
voyage.
L’hôpital d’Elsterhorst était attenant à
« l’Oflag VI.D » qui hébergeait plus de 5.000 officiers français. Entre ce camp
et l’hôpital, un va-et-vient continu de malades permettait à ceux qui venaient
de Colditz, spécialement aux Français, d’avoir des contacts avec d’autres
camarades et de voir une captivité somme toute assez différente de celle à
laquelle ils étaient eux-mêmes soumis.
Un camp de prisonniers où sont réunis
5.000 officiers de la même armée est un petit monde en soi. Les services
généraux du camp y prennent une grande importance et leur organisation implique
certains permanents de travail entre tous ceux qui y sont affectés : prisonniers
ou gardiens.
Ces rapports de travail en entraînent
fatalement d’autres, notamment ces petits échanges de complaisances qui
contribuent à rendre moins pénible, pour certains, la longue
captivité.
Pendant mon séjour à Elsterhorst on a raconté une histoire, arrivée au camp voisin, qui illustre
bien ce que je veux dire :
Les services généraux du camp :
ravitaillement, colis, censure, etc... étaient établis à l’intérieur même des
barbelés, où ils occupaient un ensemble de baraques spécialement conçues pour
ces services.
L’un des officiers français, un capitaine,
qui travaillait à la réception et à la distribution des colis, avait souvent été
l’objet de démarches discrètes de la part d’un des officiers allemands affectés
au même service, et qui aurait beaucoup voulu recevoir, de temps en temps, une
tasse de « Nescafé ».
L’officier français fit, avec l’officier
allemand, un marché qui se résumait à ceci : tous les jours, l’officier allemand
viendrait après le déjeuner, avant la reprise du travail, à la chambre du
capitaine français et y recevrait une tasse de café, moyennant quoi, chaque fois
qu’une fouille aurait lieu dans le camp, l’officier allemand en informerait le
capitaine français la veille en indiquant les baraques où la fouille aurait
lieu. De cette façon, les prisonniers pourraient déménager, avant la fouille,
les objets compromettants tels que : appareils de T.S.F., cartes militaires,
vêtements civils, etc...
Le marché fut très scrupuleusement observé
pendant plusieurs mois à la pleine satisfaction des contractants ; mais un matin
une fouille eut lieu, qui n’avait pas été annoncée, et les fouilleurs firent
main basse sur plusieurs objets qui avaient été introduits à grand’peine dans le
camp.
A une heure, après-midi, l’officier
allemand se présente chez le capitaine français et celui-ci de l’interpeller :
« Eh bien, vous ne m’avez pas prévenu de la fouille de ce matin ! » A quoi
l’Allemand répond en bredouillant une excuse embarrassée.
« C’est bon » réplique le Français, « vous
aurez quinze jours d’arrêts ».
L’Allemand sourit et, ne comprenant pas le
sens que le Français donnait à ces arrêts, attend son
café.
Comme on ne fait pas mine de lui en
donner, il le demande timidement en indiquant que le temps passe, et le Français
de lui dire : « Mais je vous le répète ; vous avez quinze jours d’arrêts ».
« Ach so » répond l’Allemand en riant
jaune et en partant. Le lendemain, à la même heure, il revient et le Français
lui rappelle qu’il est aux arrêts. Enfin l’Allemand comprend ; il s’en va et
s’abstient de venir jusqu’à l’échéance des quinze jours. Après quoi, il
recommence ses visites le plus naturellement du monde.
Il n’y eut plus jamais de fouille surprise
aussi longtemps que cet Allemand resta à Elsterhorst, et lorsqu’il reçut une
autre affectation, il vint, avant de partir, présenter son successeur et lui
transmettre les consignes qui furent toujours scrupuleusement
observées.
La grande
évasion.
Un matin d’hiver nous constatâmes, dès le réveil, à la
tête de nos infirmiers allemands et à leur nervosité, qu’il se passait quelque
chose d’anormal. Nous eûmes bientôt la clef du mystère ; la veille, dans la
soirée, trente-deux camarades français s’étaient échappés du camp ! Voici ce qui
est arrivé :
Les soldats allemands préposés aux
services généraux du camp, arrivaient chaque matin, à la mode allemande, en
colonne par trois. Ils étaient commandés par un sous-officier fort en gueule qui
scandait le pas cadencé : « eins, zwei ».
A huit heures trente, ponctuellement, ils
arrivaient à la porte du camp que le personnel de garde leur ouvrait largement
et ils continuaient au pas : « eins, zwei, eins, zwei », jusqu’aux baraques des
services, où leur chef prenait un vif plaisir, avant de faire rompre les rangs,
à leur faire exécuter l’une ou l’autre évolution, afin de montrer à tous comme
il commandait bien.
A midi, le détachement se reformait pour
sortir du camp ; à deux heures, il y rentrait pour en ressortir à six heures.
Chaque fois, dès qu’il arrivait près de la porte du camp, la garde ouvrait
largement celle-ci et le sous-officier du détachement, en passant devant son
collègue de garde, haussait un peu la voix et scandait le pas un peu plus
sèchement, à moins qu’il n’interpellât l’un ou l’autre de ses soldats dont
l’allure n’était pas assez martiale, le tout afin que personne n’ignore son ton
de commandement.
Tout cela se renouvelait régulièrement
cinq jours par semaine ; car, outre le dimanche, les services généraux ne
fonctionnaient pas le vendredi, parce que ce jour-là le personnel du camp était
repris en mains par l’autorité militaire et participait à des exercices et
manœuvres.
Nous étions en hiver, il était six heures,
il faisait déjà noir. Le détachement se présenta à la porte du camp pour sortir,
la garde ouvrit la porte toute grande et comme d’habitude le détachement sortit
marchant au pas que le sous-officier scandait sèchement : « eins,zwei,
eins,zwei ».
Une seule chose avait échappé à la garde
de la porte : ce jour-là était un vendredi et le détachement qui sortait n’était
pas entré au camp à deux heures !
En réalité, il était formé par trente-deux
officiers prisonniers dont l’un, bel alsacien blond, imitait à la perfection le
sous-officier allemand. L’illusion était complétée par les uniformes : on avait
saupoudré de chaux les capotes françaises préalablement recoupées, ce qui leur
donnait sous la lueur des projecteurs, tant pour la couleur que pour la forme,
l’aspect de manteaux allemands. On avait fait des bonnets de police avec des
couvertures, des ceinturons et leurs plaques avec du carton et des boites à
conserve, et les baïonnettes étaient en planches de lit.
« Eins,zwei, eins, zwei » nos trente-deux
prisonniers avaient pris la clef des champs ; leurs capotes, leurs ceinturons et
leurs baïonnettes de comédie furent retrouvés le matin dans un fossé, le long de
la route.
Si quelques-uns des évadés furent repris,
la plupart réussirent. Si les Allemands étaient nerveux ce matin-là, nous
étions, nous, bien joyeux.
L’art de
voyager.
Quatre jeunes camarades
français, les lieutenants Navelet, Charvet, Le Jeune et Lévy, également
pensionnaires de Colditz, m’avaient rejoint à Elsterhorst.
Le Jeune avait dû être opéré de
l’appendicite ; Navelet souffrait d’un épanchement de synovie particulièrement
douloureux et tenace ; quant à Charvet et Lévy, je ne pense pas qu’ils fussent
réellement malades, mais avec la complicité du bon médecin français de Colditz,
le Docteur Le Guet, ils étaient parvenus à se faire envoyer à l’hôpital avec
l’espoir qu’en cours de route ils trouveraient bien l’occasion de
s’évader.
Bien que le genou de Navelet continuât à
le faire souffrir et que Le Jeune fût encore très affaibli par les suites de son
opération, l’autorité allemande décida, un beau matin, que tous les quatre
devaient réintégrer le Château de Colditz.
Lorsqu’on allait d’Elsterhorst à Colditz,
il fallait partir tôt : On vous réveillait à quatre heures du matin, à quatre
heures et demie il fallait se présenter tout habillé, avec son bagage, à la
fouille et l’on partait à cinq heures, à pied, pour la gare de Königswerda,
distante de quelque trois ou quatre kilomètres. Le train partait vers six
heures. La route d’Elsterhorst à Königswerda franchissait tout d’abord une lande
sablonneuse où croissaient des pins tordus et clairsemés, puis le relief du sol
se relevait, la végétation devenait plus touffue et, avant d’arriver à
Königswerda, il fallait traverser un bois de chênes et de hêtres couvrant du
taillis.
Nous étions en hiver et l’obscurité
régnait jusqu’après sept heures de matin.
Trois de nos amis, les lieutenants
Navelet, Charvet et Lévy, avaient décidé de profiter du voyage pour tenter de
s’échapper. Le Jeune était encore incapable de tenter une telle aventure, mais
sa présence pouvait être utile à ses camarades : l’escorte des voyageurs serait
toujours, au moins en partie, immobilisée par la crainte de le voir, lui aussi,
tenter de prendre le large.
Les trois candidats fugitifs avaient
décidé de tirer parti du premier moment favorable pour s’éclipser simultanément,
mais ils avaient aussi décidé de se séparer immédiatement et de courir, chacun
pour soi, ses propres chances. Navelet, le plus ancien, le plus réfléchi et
aussi le plus handicapé par son genou, devait donner le signal de
départ.
A côté de la chambre des fouilles se
trouvait le bureau de l’infirmier en chef où brûlait un poêle : j’obtins de
pouvoir aller y faire du café chaud pour les voyageurs pendant qu’on les
fouillait.
Nous nous étions arrangés pour que Le
Jeune fût le dernier fouillé.
L’escorte, composée d’un sous-officier et
d’un seul soldat, se chauffait près du poêle, tandis que deux soldats français
attendaient dehors avec la charrette à bras sur laquelle ils allaient
transporter les bagages jusqu’à Königswerda.
L’odeur de mon café chatouillait
agréablement les narines des membres de l’escorte ; ils apprécièrent beaucoup la
tasse que je leur donnai et trouvèrent très naturel que, de l’auvent de la
baraque, j’en offrisse une à la sentinelle qui gardait, en grelottant, la porte
du camp. La sentinelle, assurée de ne pas être surprise à cette heure, vint sous
l’auvent et, par la porte ouverte, la conversation s’engagea entre lui,
l’escorte et moi, sur la qualité du café ; pendant ce temps, successivement, au
fur et à mesure qu’ils sortaient de la fouille, Navelet, Charvet et Lévy
allaient dehors poser leurs bagages sur la charrette.
Les deux soldats français leur remettaient
papiers d’identité et vêtements civils qu’ils allaient revêtir dans la guérite
même du factionnaire ; puis ils nous rejoignaient, ayant repris, sous leur vaste
manteau militaire, l’apparence qu’ils avaient en sortant de la
fouille.
Quand nos camarades eurent, tous les
quatre, rempli les formalités officielles et occultes de la levée d’écrou, le
détachement se mit en route vers la gare.
Nous apprîmes plus tard, par le récit que
nous en fit Le Jeune, qu’au moment où la route allait traverser un carrefour, au
milieu du bois, avant d’arriver à Königswerda, Navelet donna le signal convenu.
Les trois fugitifs partir en courant, dans l’obscurité, chacun par un chemin
différent. Au moment de prendre la course, ils s’étaient débarrassés de leurs
manteaux militaires.
Le sous-officier d’escorte, dès qu’il fut
revenu de sa surprise, prit son pistolet et tira, au jugé, quelques coups de
feu ; mais le temps qu’il avait pris pour ouvrir la gaine de son arme et pour
armer celle-ci avait suffi à nos camarades pour
disparaître.
Le sous-officier d’escorte était bien
ennuyé : que devait-il faire ? Continuer vers Colditz avec le seul Le Jeune ou
rentrer à Elsterhorst ? Ayant consulté son prisonnier, il opta pour la seconde
solution et c’est ainsi qu’avant midi nous apprenions déjà que le premier acte
de l’évasion avait réussi. Malheureusement Charvet et Lévy furent repris
quelques jours après.
Navelet fut plus heureux ; comme il ne
marchait qu’avec difficulté, il s’était contenté, après avoir couru cent mètres,
de reprendre, sur la route même de Königswerda, le pas ordinaire. Et c’est par
le train qui devait l’emmener prisonnier vers Colditz qu’il partit libre vers la
Belgique. Le voyage fut, sans doute, une véritable odyssée, mais il réussit. Dès
la frontière belge, des amis sûrs l’accueillirent, le cachèrent et l’aidèrent
ensuite à gagner la France non occupée ; il participa à la campagne d’Afrique du
Nord et à celle de France.
L’autorité militaire allemande prenait
grand soin de moi. J’avais le curieux privilège d’être classé sous deux
étiquettes différentes : l’une me qualifiait de malade, ou, en termes
administratifs « D.U. » ;
pour l’autre, j’étais simplement un mauvais garçon : « Deutschfeindlich »,
c’est-à-dire « germanophobe ».(« D.U. » pour « Dienst – unfähig », c’est-à-dire inapte au service. C’est par ces initiales « D.U. » que les Allemands désignaient les prisonniers qui, pour des raisons de santé et en exécution de la convention de Genève, devaient être libérés.)
Ce bipartisme, si j’ose dire, eut pour
conséquence qu’après avoir décidé de me rapatrier pour raisons de santé et en
avoir informé, outre moi-même et ma famille, la Croix-Rouge Internationale,
l’autorité allemande décida pour des raisons policières que je ne serais pas
rapatrié et que je passerais le reste de ma captivité dans un « Sonderlager » ou
camp spécial, où étaient rassemblés les prisonniers mauvais garçons de toutes
les armées en guerre contre le Grand Reich.
Mais, là encore, ma double personnalité
imposait des mesures spéciales ; l’autorité médicale confirmait toujours que mon
état de santé justifiait ce rapatriement que me refusait l’autorité militaire ;
il fallait éviter qu’une des commissions d’inspection de la Croix-Rouge
Internationale me trouvât toujours en captivité et toujours malade. C’est
pourquoi, dès qu’une commission suisse était annoncée, on me faisait disparaître
en m’envoyant à l’hôpital ou dans un autre camp.
C’est ainsi qu’en septembre 1941 on
m’avait envoyé de Colditz, en Saxe, à l’hôpital d’Elsterhorst, en Basse Silésie
et qu’en janvier 1942, comme une commission suisse était annoncée à Elsterhorst,
on me renvoyait à Colditz.
Ces voyages à travers l’Allemagne avaient
ceci de particulier pour un prisonnier : alors que mes camarades ne se
déplaçaient jamais qu’en nombre et en trains spéciaux, j’étais généralement seul
avec mon escorte de gardiens et je prenais avec eux les trains ordinaires où
seulement un compartiment nous était réservé.
Pour le personnel allemand des camps, ces
voyages étaient une aubaine ; c’était l’occasion d’échapper au service
fastidieux des gardes et parfois celle d’avoir, au retour, un jour ou deux de
répit à passer en famille. Ceux que l’on désignait pour constituer mon escorte
étaient des privilégiés et ils espéraient par surcroît avoir en cours de route
l’occasion de me rendre l’un ou l’autre service que je paierais d’une cigarette
ou d’un bâton de chocolat : cet espoir et le fait qu’ils échappaient à la
discipline du camp les rendaient particulièrement serviables et réduisaient au
minimum les inconvénients de ces voyages.
Lorsqu’on m’expédiait ainsi, comme j’étais
faible et malade, je refusais toujours de porter moi-même mes bagages ; ces
refus n’allait pas sans incidents ni éclats de voix, mais devant ma calme
indifférence d’être privé de mes possessions et la fermeté avec laquelle
j’annonçais que dès mon arrivée dans le nouveau camp je déposerais une plainte
pour vol de mes effets personnels, on m’accordait toujours un ou deux soldats
allemands pour porter mes valises ; c’était d’ailleurs pour les officiers une
occasion de les récompenser ou d’obtenir d’eux qu’ils rapportassent de la
campagne l’une ou l’autre victuaille échappée au contrôle.
J’avais aussi le privilège d’avoir pu me
faire expédier de Belgique une tenue neuve et c’est elle que j’arborais pour ces
déplacements. Ce prisonnier bien habillé, pour lequel on mobilisait une telle
escorte : généralement un officier, un sous-officier et deux ou trois soldats,
impressionnait fort le public ; on ne savait pas très bien si j’étais un
prisonnier particulièrement redoutable ou un collaborateur de haut vol, mais
quelle fût l’opinion que l’on se fit, on me regardait avec déférence et intérêt
et on cherchait à entrer en contact avec mon escorte pour satisfaire une
curiosité très générale.
Or donc, en janvier 1942, ainsi escorté,
je partis d’Elsterhorst à l’aube pour arriver à Colditz au crépuscule ; en cours
de route, j’avais à changer de train à Leipzig où deux bonnes heures de
battement séparaient l’arrivée et le départ de mes trains.
Dès que j’eus mis le pied sur les quais de
Leipzig, le personnel militaire de la gare transmit l’information à l’officier
de service qu’un prisonnier de marque venait de débarquer. L’officier de garde
lui-même se précipita à ma rencontre. Le chef de mon escorte lui fit par de son
désir de profiter de son passage à Leipzig, ce qui impliquait qu’il souhaitait
être débarrassé de moi pendant deux heures. L’officier de garde, ravi de cette
aubaine qui lui promettait de rompre la monotonie de son service par une
conversation avec quelqu’un qu’il présumait être très important, s’offrit
immédiatement à me prendre en charge. Comme il savait que l’insigne qui
distingue, à l’armée belge, les colonels est une barrette et trois étoiles, et
qu’il ne savait pas qu’à part l’épaisseur et l’emplacement de la barrette,
l’insigne des commandants répond à la même description, mon nouveau gardien me
donnait du « Herr Oberst » par ci et du « Herr Oberst » par là. Cette confusion
amusait mon escorte, mais celle-ci ne désirait pas détromper un officier de
garde qui manifestait de si bonnes intentions, de peur que, s’il devait être
déçu par mon manque d’importance, il perdit tout intérêt pour moi et refusât de
se substituer momentanément à elle.
M’ayant introduit dans le petit salon mis
à sa disposition à côté du corps de garde, m’ayant offert une tasse de cette
horrible décoction de glands torréfiés dénommée « Wehrmacht Kaffee Michung », il
m’adressa la parole dans son meilleur français :
- Vous êtes belche Monsieur le
Colonel ?
Et moi de répondre :
- Je ne suis pas colonel, mais vieux
capitaine, et je suis en effet belge.
- Ach so, wie interessant, je suis aussi
catholique, Monsieur le Capitaine.
Ceci était pour moi l’occasion d’exprimer
à un Allemand l’un de mes « dadas » habituels : l’une de ces dissertations que
nos promenades circulaires le long des barbelés nous permettaient de mettre au
point, d’approfondir et d’améliorer de mois en mois et d’année en
année.
Je
ne pouvais manquer cette occasion, et voici ce que j’expliquai à cet auditeur
avide de m’entendre :
- Vous savez, cette distinction entre
catholiques et protestants n’a pas, chez nous, l’importance que vous y attachez
ici en Allemagne. Il y a moins de différence entre un protestant anglais et un
catholique belge qu’entre ce catholique belge et un catholique espagnol ou entre
ce protestant anglais et un protestant allemand.
Mon auditeur marquait déjà de la surprise
et de l’intérêt, je continuai :
- Oui, il y a ce que j’appellerai le
christianisme de la Mer du Nord, qui marque d’une façon assez semblable les
Norvégiens, les Anglais, les Hollandais et les Belges, tandis que vous avez un
christianisme propre à l’Allemagne.
Mon auditeur était de plus en plus surpris
et intéressé :
- Chez nous, dis-je, l’idée de Dieu est
indissolublement liée à l’idée de bonté. Nous disons « Bon Dieu », « Bonne
Mère » ; les Anglais disent « Good God », les Flamands : « Goede God ». Vous
dites « Lieber Gott ».
- Ja, das ist wahr ! interrompit mon
gardien.
- Oui, vous dites « Lieber Gott », votre
Dieu est un ami, un associé. Vous dites aussi « Gott mit uns », c’est bien un
associé. Mais un associé pour quoi faire ? C’est un associé pour faire la guerre
et faire triompher la Grande Allemagne, le Germanisme Impérial. Votre Dieu c’est
le Dieu des armées, le Dieu terrible à l’épée flamboyante ; si le nôtre est le
Christ, le vôtre est Jehovah.
- Ach ja, das ist wahr !
- Oui, notre Dieu est le Dieu du Nouveau
Testament, le vôtre est celui de l’Ancien ; en réalité votre Dieu est le Dieu
des Juifs !
- Ach, Monsieur le Capitaine, ne dites pas
ça, taisez-vous, c’est tanchereux !
Mon geôlier rougit et la conversation en
resta là !
"
Jamais ne Désespère..." Anecdotes de captivité militaire en Allemagne 1940-1945
racontées par Henri Decard et illustrées par Jean Remy officiers de réserve de
l’Armée Belge. – Librairie Parchim (Marcel Vanden Borne) 57bis, Rue du Sceptre,
Bruxelles - 1951
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