MAMIE ou le monde enchanté de Maria Mudès

 Maria MUDèS     (1902-1998)


et son monde enchanté







      blason de Bégard








Écartelé : au premier et au quatrième d'argent plain, au


 deuxième et au troisième d'azur à la quintefeuille d'or. 







Plan de situation 














               SOUVENIRS D'ENFANCE
Sur un coteau, paisible et tranquille
Se dresse en Bretagne, la petite ville
Où j'ai vu le jour.
Que vous veniez du nord ou du midi,
De l'est ou de l'ouest,
vous verrez toujours
Bégard et ses églises riant sous le soleil
Ou palissant sous la pluie.
O mon pays natal,
à mon cœur sans pareil ! 

Je suis née à Bégard le 8 mai 1902, le temps passe



c'est loin et si près à la fois. Bien sûr tout a changé, une



révolution industrielle a transformé mon pays natal

tout a bougé, l'habitat surtout; nous vivons désormais


à l'échelle planétaire, à l'aube de ce fameux an 2000

dont on parle tant...


Je me souviens de mon enfance si merveilleuse
 entourée d'affection par une mère d'une rare bonté.
 Quelle joie de vivre, quelle insouciance !






J'allais à l'école, fière de porter livres et cahiers, vêtue
d'une blouse noire, comme toutes les élèves
agréablement relevée d'un joli col blanc brodé ; aux
pieds des sabots de bois bien cirés. Je retrouvais avec
plaisir mes amies, et pendant les récréations, nous
nous tenions par la main et nous chantions en
dansant une ronde, le bruit régulier de nos sabots
rythmant la cadence...


Nous n'irons plus au bois,

Les lauriers sont coupés,

La belle que voilà ira les ramasser,

Entrez dans la danse, voyez comme on danse

Dansez, chantez, embrassez qui vous voudrez !


et encore :

Alouette sur la branche,

Fais nous une révérence,

Fais encore un petit saut.

             Alouette, Alouette,      

                 Fais encore un petit saut,

                Alouette, comme il faut !

J'ai eu comme institutrice, Mademoiselle Lucas; elle était âgée quand j'étais son élève; en vraie Bretonne, elle portait la coiffe. Je la vois encore, vêtue d'une longue jupe noire, le corsage aux larges manches agrémenté d'une pèlerine en dentelle, le nez chaussé de lunettes qui tombaient sans cesse. Ah ! il fallait travailler dur et marcher droit, ou gare à la baguette !



Nous devions apprendre par cœur nos leçons sans passer une ligne !

Avant de commencer la classe, Mademoiselle Lucas nous faisait chanter la même chanson :
   «Les bateliers de la Volga».
Les bateliers sont gens heureux
Toujours gaillards, jamais peureux.

Un jour, j'arrive en classe, de jolies boucles aux oreilles, des rubis chatoyants dont j'étais très fière. Mademoiselle Lucas nous avait à peine fait asseoir, quand je la vois brusquement se lever de son bureau, en colère, et c'est sur moi que son regard irrité s'arrête.

Dites donc, Maria Nicolas, qu'est-ce donc ces
boucles d'oreille?

Je lui réponds en tremblant : «C'est maman qui me les a achetées, parce que ma vue est fragile», (en ce temps-là on croyait que percer l'oreille et y accrocher des boucles de rubis amélioraient la vue !).

Coquetterie, oreilles percées quatre fois, deux
fois  par  l'orgueil  et deux  fois  par  le  Bon  Dieu.

Mademoiselle Lucas vient vers moi, et me les arrache en me blessant.

Malgré cet incident, je garde un très bon souvenir de mon école, particulièrement de Madame Penanhoat, si patiente et si gentille avec nous pendant ses cours; et surtout Madame Le Bricon, ma dernière institutrice.



L'école communale existe toujours au même endroit, non loin de la place de la République; c'est maintenant une maternelle moderne, avec une cour spacieuse. Madame Le Bricon nous faisait chanter une bien jolie chanson avant de commencer la classe :


Chantons amis, le doux pays de France,

Le doux pays qui nous a donné le jour,

 Où s'écoula notre joyeuse enfance,

 Entre les bras, de parents pleins d'amour.

Elle venait quelquefois nous rendre visite, car j'habitais le quartier de la Barrière-Rouge, tout près de l'école. Mon institutrice m'a aidée et guidée dans mes études.



Avec mes amies, j'allais souvent me promener à travers la campagne. Il y avait en ces temps-là, à Milin Don, des sentiers bordés d'aubépine, de boutons d'or, de pâquerettes et de primevères, des printemps extraordinaires.


Nous allions à Milin Don, par le sentier de Gwérun qui n'était qu'un bourdonnement de chants aériens. La petite rivière était si poissonneuse que nous prenions les truites à la main, pieds nus dans l'eau pure qui serpentait entre les hautes herbes, où les libellules voltigeaient, parées des couleurs de l'arc-en-ciel, et nous entendions toute proche la roue du moulin qui rythmait en cadence le bruit de l'eau.


Les prés étaient couverts de myosotis bleus, couleur du ciel, et nous revenions à la maison, les bras chargés de fleurs.

C'est dans cette humble vallée que j'ai appris à aimer la nature, à communier avec elle, et chaque fois que revient le printemps, c'est le même enchantement que je crois à nouveau éprouver.



Le mois de mai était aussi le mois de Marie, et tous les soirs




j'allais à l'église chanter la gloire de la mère du Christ, et chez


nous, devant la Vierge, un bouquet de fleurs des champs


était renouvelé pendant tout le mois.

Comme j'aimais les processions de la fête Dieu et des pardons alentour, les parterres de fleurs sur la route, les dessins de toutes couleurs à la sciure de bois coloriée ! Comme j'étais fière de tenir un drapeau bleu et blanc, bien serré dans ma petite main, une couronne de fleurs sur la tête, habillée d'une fraîche robe blanche !

Alors que les chants montaient vers le ciel, j'avais l'impression que les anges du paradis nous regardaient de leur univers invisible.


Chapelle de la Trinité, chapelle de Guénézan, chapelle de Botlézan, que de fois j'ai chanté sous vos voûtes les cantiques de ma Bretagne !

Après la cérémonie de Botlézan, ma chère maman et moi, allions chez la tante Marie, savourer ses bonnes crêpes, arrosées de cidre doux et nous revenions à la maison, main dans la main sur la route bordée de genêts en fleurs. On eût dit que tout l'or du monde s'était rassemblé dans ces fleurs, autour desquelles voltigeaient des vertiges de papillons, frais comme des voiles.



Le dimanche, je retrouvais mon église et ses anges, qui tenaient en leurs mains des flambeaux où brûlaient des cierges, la Vierge peinte en bleu et blanc que mon père, aidé d'un ami, avait sauvée de l'église du Bon Sauveur; mon église avec ses chaises bien rangées où les chants bretons alternaient avec les chants français, et où le clergé prêchait en breton; mon église où je célébrais ma première communion, déjà grande, vêtue d'une robe blanche, voile et couronne du même ton, couleur de lys, transparence de la jeunesse, et qui composait un halo lumineux dont je me souviens toujours.



Mais revenons à mon enfance, où j'ai été bercée par des contes de fée, de lutins, de géants; il y avait non loin de chez nous, un homme nommé Jobig Meur, tailleur de son métier, qui vivait dans une petite maison.

Je le vois encore, penché sur sa machine à coudre qui reposait sur une large planche, car le sol était de terre battue. Dans un coin, un lit clos avec une couette de paille, recouverte d'un calicot à rayures et d'un édredon, de plumes. Au mur, des casseroles au fond très noir, pour avoir été souvent posées sur le trépied. Dans la haute cheminée brûlait un feu clair et joyeux.

L'hiver, quand le soir tombait, j'allais le voir. Jobig finissait son repas : quelques pommes de terre, un morceau de lard, et sous la cendre, les châtaignes qui se doraient.

Jobig était âgé, les cheveux en broussailles, les yeux clairs comme ceux d'un enfant; il ne travaillait presque plus, mais les voisins étaient charitables et s'occupaient de lui.




C'était un conteur extraordinaire. Il me disait : « Tu viens encore pour que je te raconte des histoires ! ».

— Oh ! oui Jobig, surtout celles des fées, si vous voulez.

Quelles belles images évoquaient ces contes merveilleux ! Les fées dansaient autour de la lande fleurie, avec des robes si légères, constellées de paillettes d'or et d'argent. Eclairées par l'astre de la nuit, elles ressemblaient à des nymphes; elles formaient une ronde pleine de charme, et, quand pointait l'aurore, elles partaient pour un monde enchanté, leurs cheveux blonds ondulant au moindre souffle du vent, comme les épis de blé mûr dans les champs. Dans l'âtre, chantaient les grillons; le bois flambait et craquait; des étincelles, telles des étoiles, fusaient dans la cheminée. Les lutins rôdaient partout dans la maison; ils étaient là, autour de nous, invisibles. Venaient-ils d'une autre planète? Etaient-ils déjà les occupants de ces soucoupes volantes qui se posent par intervalles sur notre terre? Je rêvais, assise sur un tabouret, près de la cheminée: et je prenais de temps en temps une châtaigne dorée sous la cendre.






























Jobig me parlait de géants cruels qui gardaient, captive, une princesse d'une rare beauté. Le puissant géant, maître du château, la voulait comme épouse, mais elle refusait toujours. «Quelle horreur !, disait-elle à sa servante, épouser un monstre pareil, elle se laisserait, plutôt mourir !». Elle aimait un prince, jeune et beau, et à qui le roi, son père, destinait le trône.

Un jour, arriva devant le château des géants une escorte, à la tête de laquelle se tenait un jeune prince, vêtu d'une cape bordée d'hermine et coiffé d'un chapeau à plumet. Le prince, surpris par la nuit, demanda asile, pour lui et sa suite, ainsi que pour ses chevaux. La servante va aussitôt prévenir la princesse, pendant que le géant, très fier de cette visite, reçoit le prince et son escorte dans son château.

A la description que lui fait la servante du jeune homme, la princesse reconnaît son fiancé.
Il lui vient une idée géniale.
-Vas  vite,   dit   la   princesse   à   la   servante,
vas vite trouver le géant, je suis disposée à l'épouser.
Le lendemain tout le monde se trouvait à table, autour d'un festin gastronomique.
Le géant se lève, torse bombé; ses bras lourds et monstrueux se tendent vers l'assistance, et d'une voix de tonnerre, il s'écrie avec orgueil :
 Je me marie aujourd'hui avec la plus belle
princesse du monde. Faites venir Aurore, ma future
femme.
Elle arrive, elle traverse l'immense vestibule, vêtue d'une robe magnifique brodée de lys, le visage fin et séduisant, les cheveux blonds ornés d'un diadème de diamants. Alors, à un signal du prince, un des hommes de l'escorte, un poignard à la ceinture, monte sur la table et s'empare avec agilité de la corde qui retenait un lustre. Les lumières s'éteignent; il saute sur les épaules du géant, et d'un coup l'envoie à trépas. Les autres géants font irruption dans la salle, mais ils sont tellement surpris par l'attaque de l'escorte qu'ils succombent à leur tour.
Inutile de vous dire la joie des retrouvailles pour les fiancés. Le pays était enfin débarrassé de ces cruels géants qui pillaient et dévastaient tout sur leur passage. Les gens des alentours vinrent clamer leur reconnaissance à ceux qui les avaient sauvés de la pire barbarie. Le prince fut proclamé roi. Les noces du roi et de la reine Aurore furent magnifiques et leur règne fut des plus heureux.

J'ai vécu mon enfance dans un monde irréel et enchanté, où d'un coup de baguette magique je voyais surgir les rêves les plus extraordinaires et les plus fantastiques.

Ah ! ces beaux hivers que nous avons passés chez nous, maman et moi, auprès de belles flambées dans l'âtre, mon chat Moumoutte sur les genoux, ronronnant de plaisir. Je revois encore la lampe à pétrole sur la table, les chandeliers sur la cheminée et leurs bougies allumées. Je faisais mes devoirs d'école aux chandelles, maman lisait ou tricotait; les flammes du feu de bois dansaient dans la cheminée et projetaient nos ombres sur les murs.

Quand sonnait l'heure de se mettre au lit, une bonne fée venait border mes couvertures : c'était ma mère.
Comme j'aimais le jeudi, la grande sortie par les chemins creux, embaumés de fleurs !
Ce jour-là, avec ma meilleure amie, Ironie,    son frère Georges, sa sœur Marie, nous traversions des prés    couverts   de    pâquerettes,    et    c'étaient  des poursuites endiablées.
— Regardez donc, dit Georges, ce nid de pie au haut d'un peuplier, qui voudrait le dénicher?
   Allons, dis-je, vas-y toi Georges !
   Ah ! c'est trop haut !
Je le regarde, surprise qu'il ait peur de monter dans l'arbre, aiors qu'il affectait la bravoure.
Je me décide; j'y vais. Ils sont étonnés, mais déjà j'avais enlevé mes chaussures; le garçon portait des sabots, je lui demande ses chaussons, et me voilà prête, un petit sac en bandoulière. Je commençais l'ascension de l'arbre, j'avais les mains fragiles et je m'écorchais, mais je continuais, de branche en branche, et crac ! une d'elles casse; j'ai pu de justesse m'agripper à une autre, mais j'ai eu peur; je grimpais toujours; redescendre, il n'en était pas question. Quand je suis arrivée au nid de pie, j'avais un voile devant les yeux, tant j'étais fatiguée. Dans un pêle-mêle hétéroclite, trois petites pies sortaient juste de leur coquille. Que faire? La maman-pie reviendra et ne retrouvera plus ses oisillons. Un des petits oiseaux était mort, je le mets dans mon sac et je descends lentement de l'arbre, m'accrochant difficilement aux branches; j'avais si peur de tomber que j'invoquais tous les sains du Paradis. Le tronc du bas de l'arbre était lisse, je tombe, je roule dans l'herbe, heureusement épaisse à cet endroit, et me relève sans dommage. Mes amis me regardent éberbués; je leur remets l'oiselet.
Mais, me dit Georges, et les autres oiseaux
alors?
Vous  ne  pensiez  tout  de   même   pas,   que
j'allais enlever sa nichée à la pie?
   Oh ! une pie !
   Une   pie,   c'est   un   oiseau   et   croyez   bien que
je lui aurais laissé ses œufs aussi.
J'avais ma robe déchirée, la jolie robe que ma mère avait repassée le matin, et dont j'étais si fière; j'en étais peinée.
Pourquoi donc avais-je pris des risques pour grimper au haut du peuplier? pourquoi les sportifs escaladent-ils les plus hautes montagnes jusqu'à leur sommet au risque de leur vie? Par amour sans doute de la montagne et par besoin de vaincre.
Que de randonnées aussi, à bicyclette mes amies et moi ! Nous partions le matin pour Perros ou bien Ploumanach, Trégastel, quelquefois Plestin-les-Grèves. Nous revenions fourbues, mais si heureuses d'avoir vu la mer, tantôt grise, verte ou bleue.
Nous allions aussi en ville, surtout à Guingamp, admirer les devantures, acheter une fantaisie quelconque; la bicyclette était la petite reine et nous filions à toute allure, ivres de joie et de liberté. Quelquefois j'avais le plaisir d'être invitée par des amis de maman qui possédaient une calèche. Le cheval s'appelait Rapide, il avait le poil luisant, il était fringant et hop ! nous partions en ville. Notre première visite à Guingamp était pour l'église : Notre Dame de Bon Secours où se trouve la Vierge, vêtue d'une robe constellée, d'étoiles brillantes, avec n sur la tête une couronne royale; c'étaient ensuite les emplettes et les flâneries dans les rues, puis le départ à la maison : un léger coup de fouet à Rapide, et la voiture repartait comme une flèche. On me donnait parfois le droit de prendre les rênes, et je conduisais Rapide, sous l'œil vigilant du propriétaire; j'étais fîère. je saluais les passants qui, nous reconnaissant, agitaient le bras ou enlevaient leur chapeau; la voiture cahotait; en ce temps là, les routes n'étaient pas goudronnées; qu'importé ! le cheval allait de l'avant et ses sabots ferrés rythmaient notre chanson :
Dans le jardin de mon père
  Les  lilas sont fleuris.
  Tous les oiseaux du monde
  Viennent y faire leurs nids...
C'était vraiment un jour de fête, d'allégresse et de bonne humeur !
J'avais aussi des cousins qui habitaient, près de Lannion, à Brélévenez, un manoir où ils élevaient des chevaux.
J'allais les voir, et j'avais comme ami un petit cheval blanc, très doux : Bello. Guidée par le responsable des chevaux, qu'on appelait Penn Gwenn à cause de ses cheveux blancs, j'allais avec Bello comme une amazone, par les routes forestières, à travers les bruyères et les sentiers bordés de sapins. Des écureuils sautaient de branche en branche, familiers; les oiseaux chantaient et j'entendais la voix mélodieuse du rossignol.
Quelquefois une biche traversait le sentier d'un bond agile et souple. Au loin j'entendais les cloches de Brélévenez tinter l'Angélus, et je me suis mise à chanter :
                           Au loin c'est l'Angélus,
C'est l'Angélus qui sonne.
      A genoux donc sous le ciel bleu,
                                
                       A genoux donc et prions Dieu.
                     Laboureurs de la mer
                   Et que le jour rayonne
                  C'est l'Angélus, c'est l'Angélus !
Quelle belle journée dans cette forêt si pleine de vie !
Ma mère invitait les cousins aux fêtes si réputées de Bégard.
Le soir nous étions rassemblés avec des centaines de jeunes et de moins jeunes pour la retraite aux flambeaux. Chacun avait sa lanterne, ronde ou carrée, et les feux de bengale trouaient l'obscurité de leurs longues flammes claires. La musique bégarroise dirigée par un homme qui s'appelait Bricquir se faisait déjà entendre sur la place de l'église : barytons, pistons, clarinettes et grosse-caisse. Ren­dez-vous à l'Hôtel de Ville, et en route pour faire le tour du bourg. Les drapeaux flottaient au vent, les lanternes juchées sur des baguettes en bois, tendues bien hautes par des jeunes gens scintillaient comme des étoiles. C'était une marche endiablée, au son d'une musique entraînante.
La dispersion se faisait devant la place du bas qui était close de panneaux de bois, et l'on voyait à travers les fentes valser danseurs et danseuses. J'étais trop jeune pour m'y joindre; j'aimais la danse et j'y serais bien rentrée.
La place était éclairée à l'acétylène, car la fée électricité n'avait pas encore jeté ses mille feux à travers le monde.
La procession du pardon de Notre Dame de Bégard, était un événement pour nous enfants qui allions porter à nouveau nos drapeaux. Les rues étaient jonchées de fleurs, et les coiffes de nos chères Bretonnes se mouvaient semblables à des ailes de mouettes. La longue file des fidèles chantait avec ferveur les cantiques bretons si chers à nos cœurs.
L'après-midi, c'était la fête foraine, et nous allions sur les chevaux de bois, que nous appelions carrousel. Un cheval blanc était attelé au manège et faisait tourner la machine, pauvre bête, pendant qu'une femme actionnait la manivelle d'un orgue de Barbarie.
 
Je me souviens aussi d'un montreur d'ours. J'écarquillais les yeux devant l'animal qu'il avait dressé : debout sur ses pattes de derrière, l'ours dansait au son d'un tambour; l'animal était grand et lourd, c'était un ours brun à muselière qui grondait et grognait sans cesse. Lorsque son maître avait jugé qu'il avait assez dansé, il lui enlevait sa muselière et lui donnait du miel.
C'était comique de voir ce lourd animal danser et tournoyer, et triste aussi, car je pensais que l'ours aurait été mieux en liberté dans sa forêt natale.
Enfin ! le dresseur venait quêter quelques sous, en secouant une sébille en fer; c'était son gagne-pain et aussi celui de l'ours.
Quelquefois aussi des gitans faisaient leur apparition : une pauvre roulotte traînée par un cheval si maigre, que je me demandais comment il pouvait tirer roulotte et marmaille; une autre roulotte suivait, faisant office de ménagerie et peuplée d'animaux divers : singes, chiens, chats, perroquets. Gens et bêtes s'installaient bientôt sur la place dans un désordre indescriptible.
Les femmes étaient vêtues de robes très longues, amples et bariolées; les cheveux plats et très noirs, elles portaient des anneaux aux oreilles, des colliers extravagants de toutes couleurs autour du cou, des bracelets aux bras, garnis de médailles qui tintaient au moindre geste, de grosses bagues brillantes aux doigts.
Les enfants étaient pieds nus, les cheveux en désordre; ils portaient des vêtements faits de pièces et de morceaux bizarres, ils jouaient avec les chiens et les singes; les perroquets parlaient, un langage incompréhensible.
Les femmes préparaient le repas dans de grands chaudrons, devant les roulottes, sur des cuisinières à pétrole. Les hommes rempaillaient des chaises et tressaient des objets en osier; ils portaient de larges chapeaux, ornés de plumes d'autruche, des gilets rouges et de vieux pantalons. Les femmes gagnaient leur vie en lisant la bonne aventure dans le creux de la main, et bon nombre de jeunes venaient les consulter.
Ces gitans avaient tous le teint bazané. D'où venaient-ils? où allaient-ils? c'était leur mystère ! Ils repartaient comme ils étaient venus, dans leur roulotte cahotante, tirée par le même cheval efflanqué, sur de nouvelles routes, vers d'autres cieux, ailleurs, toujours ailleurs.
Quand venait l'automne, avec quel plaisir je foulais les sentiers, couverts de feuilles mortes qui craquaient sous mes pas ! L'automne était la saison généreuse; la nature offrait ses fruits, sa richesse. En ce temps de mon enfance, des charrettes traînées par .des chevaux de labour partaient pour la gare de Belle-Isle-Bégard et en revenaient remplies à ras bord de pommes à cidre. Ces charrettes étaient conduites par des employés du Bon-Sauveur; les pommes étaient destinées à cet hôpital. Il y avait parmi ces employés, un brave homme, nommé Louis Vraz. Quand passaient devant ma maison les lourdes charrettes venant de la gare, il m'appelait, et il m'offrait les plus belles pommes qu'il avait gardées pour moi dans ses poches.
La fille de Louis Vraz était notre lavandière, elle s'appelait Maria Cadiou, mais elle était connue sous le nom de Maria Louis Vraz; elle habitait Hent Meur.
Le jour du linge, elle prenait la brouette, et dans une manne en osier elle mettait le linge auquel elle ajoutait la brosse à chiendent, le savon et le battoir.
C'était une gentille personne, et qui m'aimait beaucoup; j'insistais tellement auprès de ma mère qu'elle me laissait partir avec la laveuse, enveloppée l'hiver dans une couverture de laine, assise sur le bord de la brouette, et en route pour le lavoir : Poul Maï Gristof, à Porz Maurice, route de Guingamp.
C'était un art que de laver le linge à cette époque : Maria Louis Vraz prenait chaque pièce, la savonnait et mettait le tout sur une pierre plate; ensuite elle reprenait le linge, le battait avec un battoir : pan-pan, à genoux dans une caisse remplie de paille; le bruit du battoir faisait écho sur les rochers alentours. Lorsque le linge avait été battu, il était rincé, et le linge de couleur ravivé dans une grande bassine d'eau claire où la lavandière diluait des boules bleues. D'autres laveuses étaient au lavoir, je les entendais parler des gens du quartier, et patati et patata !; elles riaient, mais sans méchanceté. Pendant ce temps là, je regardais dans la mare voisine les grenouilles vertes filer entre les hautes herbes. Je revenais près de la laveuse, et c'était toujours pour moi, un plaisir de l'observer, alors qu'elle battait et lavait le linge selon une coutume ancestrale. Les machines à laver ont remplacé les battoirs et nos laveuses ont disparu, elles aussi,
J'avais toujours hâte de voir revenir les vacances scolaires, je prenais ma bicyclette et j'allais chez mon amie Léonie, dont les parents habitaient une ferme sur la route de la gare.
Je longeais l'allée bordée de grands arbres et j'arrivais au manoir, construction solide en belles pierres du pays, une grande cour et des hectares de terre attenant à la ferme. Qu'il pleuve ou qu'il vente, je partais à Park Lann. J'étais reçue à bras ouverts; ils étaient si agréables les propriétaires du manoir, ainsi que la sœur et le frère de mon amie Léonie; une sincère amitié nous unissait, et le chien Finaud me faisait des joies quand j'arrivais. Tout reluisait de propreté dans la maison et la vaste cuisine où se trouvaient le vaisselier, deux armoires anciennes, une belle horloge, dont le balancier en cuivre étincelait et faisait entendre son tic-tac régulier et vivant. Un lit-clos, dans le coin de la pièce, complétait ce tout harmonieux. Il y avait une large et longue table auprès des fenêtres, au dessus de laquelle était installée une planche à pain. On cuisait le pain au four de la maison; c'étaient de grandes galettes, appelées pains de ménage. Suspendue à une poutre, et retenue par une grosse ficelle, une caisse en bois à trous appelée «Rastel Loaiou» servait à ranger les cuillères en bois; on tirait sur la ficelle et chacun prenait sa cuillère.
Près de la cuisinière à charbon, voici la grande cheminée en pierre où un feu de bois brûlait toujours; c'est là que la maman de Léonie nous faisait de si bonnes crêpes sur une grande poêle ronde. Pour avoir davantage de lumière, Léonie allumait la lampe à pétrole suspendue au plafond.
Quelquefois, j'arrivais à la ferme, quand maîtres et serviteurs étaient à table; aussitôt j'avais une place près d'eux, la conversation reprenait, et ensuite tout ce monde se remettait au travail. J'allais au champ avec Léonie, et nous nous amusions à courir en compagnie de Finaud, pendant que les vaches broutaient paisiblement, et gare si elles éprouvaient le désir d'aller manger le trèfle dans l'autre champ !, le chien avait vite fait de les chasser et tout rentrait dans l'ordre; c'était amusant de voir Finaud courir derrière les vaches récalcitrantes.
Quelquefois des amies venaient se joindre à nous pour jouer à cache-cache dans un pré où l'herbe était si verte et haute; un jour, en me jetant à plat ventre dans l'herbe, je faillis poser la tête sur une vipère qui était lovée et dressait déjà la tête, prête à mordre; j'ai pu être plus rapide que la bête et j'ai crié. Des cultivateurs qui travaillaient dans le voisinage sont venus avec leur fourche, mais la vipère avait disparu. Ce fut une effrayante rencontre.
Un autre jour, j'avais eu la curiosité de fourrer la main dans le creux d'un vieux chêne; avec un bruissement d'ailes, un hibou sort du trou et se met à voltiger autour de moi avec colère. Je n'avais pas peur, cet oiseau n'est pas méchant; j'étais toujours près de l'arbre, j'ai enfoncé ma main dans la cavité, et j'ai compris que la mère défendait sa nichée. Je suis partie et le hibou est allé rejoindre ses petits.
J'aimais les oiseaux. Un jour je trouvai un serin, un de ces oiseaux qui viennent des Iles Canaries; il avait un très beau plumage et gisait à terre sans vie; il s'était sans doute, échappé d'une cage. Chez nous dans notre jardin, je l'ai mis dans une petite boîte que j'ai enfouie sous une touffe de marguerites en fleurs.
Je passais de belles vacances à Park Lann, d'où je voyais le Mené Bré et la chapelle St-Hervé. Sur le Mené Bré, il y avait tous les ans une foire aux chevaux. Léonie et moi, nous allions nous asseoir au bout de l'allée du manoir, face à la route, sur une grande pierre, un dolmen, d'où nous voyions passer des files de chars-à-bancs, chevaux devant et derrière, conduits par des paysans en blouse noire ou bleue, qui faisaient claquer leur fouet au dessus de leurs bêtes.
Nous allions quelquefois à la foire mon amie et moi, sur cette montagne que l'on voit de loin, surmontée par la Chapelle; le jour de foire, c'était comme une kermesse, une fête populaire; des tentes étaient dressées sur le Mont; et sur les tables, toutes sortes de victuailles voisinaient avec le cidre ou la bière, et aussi du café et des crêpes chaudes. Je restais écouter les maquignons débattre du prix des chevaux et «tope là !», affaire conclue, bonne ou mauvaise, après avoir discuté âprement. C'était vraiment intéressant et agréable d'assister à cette foire au sommet du Mené. Les jeunes gens se rencontraient et dansaient au son du biniou, joué par des sonneurs venus du Finistère; des farandoles se formaient, les coiffes fines et dentelées de nos jeunes et jolies Bretonnes voltigeaient, au gré du vent, comme une nuée de papillons.
Que de bonnes journées j'ai passées à Park Lann ! Je jetais le grain aux poules; j'aimais cette vie simple qui nie permettait de vivre en pleine nature. Qu'il était beau leur verger, lorsque les pommiers étaient couverts de fleurs : une féerie de pétales rosés et blancs ! Les vers de Lamartine me reviennent en mémoire :
         Et quand tu passeras  sous les pommiers
Aux troncs noirs et noueux,
Je ferai tant pleuvoir de fleurs rosés et blanches
Que leur souffle parfumé
Couvrira tes cheveux,
Et sous cette parure embaumée,
Recherchant tes grands yeux si doux,
J'adorerai ma bien-aimée
Comme une déesse à genoux
Au mois d'août, c'était la moisson; je voyais les champs couverts de blés mûrs, dorés par le soleil et qui ondulaient comme les vagues au bord de la mer. Le blé était coupé à la faucille et mis en gerbes. Le jour du battage à la ferme était une vraie fête.
La «mécanique» arrivait tirée par trois chevaux; tout le monde s'affairait, les gens de la ferme et les voisins, et il fallait veiller à tout, bien tendre la courroie, vérifier les pièces de la machine, fixer la passerelle comme un toboggan, pour que les gerbes glissent facilement du haut de la batteuse où un homme surveillait la manœuvre. La machine était animée d'un mouvement continu de rotation; la paille tombait d'un côté, et le blé coulait par une trappe dans un sac que chacun des travailleurs soulevait d'un geste rapide et hissait sur ses larges épaules, et cela tant que durait la moisson. Il y avait parmi les cultivateurs des jeunes gens des environs qui venaient offrir, leur aide. Mon amie Léonie travaillait également, et me dit : «Viens secouer la paille avec nous !». Elle me mettait une longue blouse, un fichu bleu sur la tête, et me voilà, à la file de ces jeunes gens, secouant la paille et la soulevant avec une fourche en bois à deux branches.
J'entendais le bruit de la machine qui tournait, pendant que chacun vaquait à son travail.
La moisson était bonne, la fatigue était supportée avec gaîté. J'étais couverte de balle de la tête aux pieds, les yeux pleins de poussière; un grand bac en pierre, rempli d'eau se trouvait dans la cour, près du puits; j'enlevais ma blouse, mon fichu, et je faisais ma toilette comme je pouvais; les autres en faisaient autant. J'avais l'impression que je ressemblais à un chat qu'on sort de l'eau et qui se secoue pour retrouver son équilibre.
Les hommes remettaient tout en place, le pro­priétaire de la «mécanique» vérifiait si tout était clair, car demain, il faudrait aller ailleurs. Tout à coup, le son d'une corne se faisait entendre, semblable à la trompe dont se sert le veneur dans une' chasse à courre; c'était le signal pour les moissonneurs de se rassembler et de s'asseoir autour de la large et longue table de la ferme où allait être servi le repas de la moisson. A ses deux extrémités, la maîtresse de maison, posait sur une plaque en fonte, un récipient rempli de bouillie d'avoine, à laquelle elle ajoutait du beurre, et chacun puisait sa part avec une cuillère en bois; ensuite venaient les crêpes et les -beignets atfx pommes, le tout arrosé de bon cidre doux.
Un jeune homme se mit à jouer du pipeau, un autre de l'accordéon et sur cette simple musique, les jeunes allèrent danser.
J'ai trouvé magnifique cette leçon de courage et de joie de vivre.
J'allais à Brélévenez retrouver mon cheval blanc qui hennissait de plaisir en me revoyant.
— Bonjour Bello ! tu es toujours beau ! Je caressais sa douce et longue crinière.
Une  large  allée,   bordée   de   chênes   séculaires conduisait au manoir de mes cousins situé dans un parc immense où des massifs de rosiers tranchaient sur le vert du gazon. J'entrais dans la vaste cuisine carrelée d'ardoises et dans la salle à manger. C'était un plaisir de contempler les meubles anciens et la cheminée ornée d'une belle statue de bois représen­tant Saint Yves et sculptée avec beaucoup de talent. J'admirais une toile qui reproduisait avec art une procession de la Clarté où l'on pouvait voir des jeunes filles vêtues de blanc, portant la Vierge.
J'allais seule faire des promenades avec Bello, car je devenais bonne cavalière. Je suivais la rivière qui passait près du manoir et j'aimais entendre l'eau glisser sur les pierres ou tomber en cascade toute blanche d'écume. C'est non loin de là, dans la clairière de la forêt, que j'ai fait la connaissance de Fanch, le bûcheron. Il ressemblait à un ermite avec sa chevelure et sa longue barbe blanches; il était chaussé de gros sabots de bois. Fanch coupait les branches des vieux taillis pour en faire des fagots, et avec les troncs des jeunes chênes il sciait des rondins pour les cheminées du manoir.
Un jour, il m'accueillit en agitant les bras; très intriguée, je rentre dans sa hutte et je vois dans un coin une jeune biche couchée sur une litière fraîche. Fanch me dit alors : «Je l'ai trouvée dans la forêt, la patte prise dans un piège et blessée. Depuis je la soigne avec des emplâtres d'herbes que j'applique sur sa blessure».
   Et quand elle sera guérie, vous lui rendrez sa liberté?
   Bien sûr, petite fille, sa vie est dans la forêt, mais je la regretterai !
J'ai caressé la pauvre biche et j'ai dit à Fanch     : «Au revoir, aux prochaines vacances !».
Je suis retournée plus tard au manoir et je suis allée retrouver Fanch à la clairière.
   Ah ! te revoilà? me dit-il
   Oui Fanch, et la biche?
   La biche? elle vient dormir ici tous les soirs
dans ma cabane, et le matin elle repart dans la forêt;
c'est une amie et une présence pour moi.
   Je suis contente Fanch, elle vous -est recon-
J'étais heureuse que le bûcheron ait recueilli cette petite biche et l'ait sauvée.
A Bégard le jour du marché, tout le monde était en liesse; les Bégarrois se retrouvaient ce jour là sur la place d'en bas.
Mon amie Léonie et bien d'autres, nous faisions les curieuses devant les étalages. Les camelots gesticulaient et criaient, faisant valoir leur marchan­dise. Je m'arrête devant une table, dressée sur des tréteaux, derrière laquelle; un homme vêtu d'un chupen de velours noir, et qui venait de la proche Cornouaille, agitait un porte-monnaie et haranguait la foule en breton : «six sous, six sous, le porte-monnaie». — C'hwec'h gweneg, c'hwec h gweneg
C'hwec'h gweneg, ar Porte-monnaie».
Les gens écoutaient le boniment, mais n'ache­taient rien... Je me disposais à partir quand me vint une idée. Je me place près du bonhomme, je prends un porte-monnaie, et je commence à déclamer devant les curieux :
Allons, les amis, achetez ces porte-monnaies, finement ciselés; voici le marchand, l'artisan de ces merveilles,  regardez,  le cuir est  doux  et  souple   :
  
«six sous, six sous... le porte-monnaie».
— «C'wec'h gwenneg, c'hwec'h gwenneg C'hwec'h gwenneg, ar Porte-monnaie».

Les gens qui m'écoutaient et me connaissaient n'en revenaient pas de me voir faire le camelot.
Sans doute une bonne fée se trouvait-elle près de moi, car en quelques instants tous les porte-monnaies étaient vendus. Le marchand restait figé sur place. Il est allé finalement, encore abasourdi, chercher dans sa réserve le reste de ses porte-monnaies.
Tenez, dit-il, c'est pour vous.
Et je les partageai    entre mes  amies et moi.
   Merci,    me    dit    cet    homme,    jamais    je n'oublierai.
   Moi, non plus ! lui répondis-je, je n'oublierai jamais.
Mes amis et moi, nous nous répandîmes dans les rues du bourg, et sous le regard amusé des Bégarrois, nous déclamions en nous divertissant : — «C'hwec'h genneg, c'hwec'h genneg
C'hwec'h gwenneg, ar Porte-monnaie».
   C'était sensationnel !
Et voici qu'arrivait Noël.
Les gens des hameaux voisins arrivaient à pied à la messe de minuit, chaussés de sabots de bois qui claquaient sur la route; ils tenaient à la main une lanterne en fer munie d'un anneau, et dans laquelle brillait une lumière. Toutes ces lumières clignotaient au gré de leur marche, semblables aux feux follets de nos landes.
Les cloches de mon église, carillonnaient à toute volée. Je mettais mes petits sabots près de l'âtre; une grosse bûche flambait dans la cheminée.
Je m'imaginais voir les fées danser sous la voûte étoilée, vêtues de leurs robes légères. De leur baguette magique, elles distribuaient à la ronde leurs pouvoirs de paix, de joie et d'espérance.
L'événement que je vais rappeler se produisit justement à Noël. J'avais entendu ma mère parler d'une femme, qui habitait près de Bégard, à Lannéven, et qui devait de l'argent à maman.
Je lui demandais si elle avait été remboursée.
   Non, dit ma mère, cette famille est pauvre; je lui ai prêté une certaine somme, le père est maçon, il y a quatre enfants.
   Maman, c'est Noël, ne voudrais-tu pas que j'aille  à  Lannéven  porter   quelques   friandises   aux enfants?
   Tiens,   me   dit-elle,   en   me   remettant   la reconnaissance de dette, porte aussi cette feuille à la mère, elle habite près de la chapelle, et demande-lui de nous régler.
J'ai vite fait de jeter sur mes épaules une chaude pèlerine à capuchon, de mettre de bonnes chaussures, et me voilà pédalant vers Lannéven.
Je trouve facilement la pauvre maison près de la chapelle
La famille était logée dans une seule pièce délabrée; trois enfants jouaient aux billes sur la terre battue, un autre enfant était au lit, malade; leur mère me regarde et me dit tristement : «Je sais pourquoi tu es venue, je ne peux encore rembourser ta maman». Alors j'ouvre mon panier, je pose les friandises sur la table, et je remets la reconnaissance de dette à cette femme dépourvue du nécessaire, en lui disant : «C'est un cadeau de Noël, pour vous et vos enfants». Elle est venue vers moi, détendue, et m'a dit en breton : «Merci Doue baio !». Dieu vous le rendra.
Je suis sortie de la maison, je filais sur mon vélo, de petits flocons de neige tombaient sur la campagne et la recouvraient d'un mince manteau blanc, mais j'avais du soleil plein le cœur.
Mais il fallait penser aussi au travail scolaire, et je me préparais au Certificat d'Etudes qui avait ce temps là une certaine valeur. Madame Le Bricon nous faisait travailler beaucoup.
Cet examen se déroula au début de l'été 1915, et on nous posa comme sujet de composition française :
«Qui a déclaré la guerre?
" Quelle en est la cause principale?"
"Et si vous n'étiez pas Française, que voudriez-vous être? et pourquoi?».
Je   me   suis  dit   :   « Je  veux   rester   Française. Je préfère alors être fée ».
J'ai développé mes idées : «Si j'étais fée, je ferais cesser la guerre, je ressusciterais les morts sur les champs de bataille, je relèverais les ruines de Reims et de Louvain, je sécherais les larmes des mères; il y aurait de la joie et de la fraternité, la paix entre tous les pays»... et ma plume continuait son œuvre de magicienne.
Nous avions une heure pour rédiger notre devoir de français et ensuite nous allions remettre notre feuille de composition au surveillant.
Nous attendions avec anxiété le résultat de l'examen, dans la cour de l'école. Les professeurs avaient terminé les corrections de toutes les matières.
Madame Le Bricon vient vers moi et me demande : «Alors ma meilleure élève en français, j'espère que tu es satisfaite? Dis moi : qu'as-tu choisi pour ta composition française?».
   Et bien, j'ai dit que je voudrais être fée !

   Ce n'est pas possible, c'est incroyable !  Tu n'es pas dans le sujet, tu vas être collée !
Je me suis mise à pleurer.
Mon institutrice alla se renseigner auprès des examinateurs. L'un d'eux déclara : 
— Mais oui, j'ai corrigé ce devoir, je l'ai lu avec plaisir et émotion, et je l'ai très bien noté !».
Madame Le Bricon s'empressa de me rassurer et m'embrassa. Lorsque les résultats furent publiés, j'appris que j'étais reçue première du canton.
Mais le moment arriva où je partis à Tréguier continuer mes études.
Aux vacances, la voiture conduite par Rapide me ramenait à Begard et je revoyais au loin le clocher de mon église; alors mon cœur se mettait à battre d'émotion.
Je retrouvais ma chère maman, ma chatte Moumoutte qui sautait sur mon épaule.
Le lendemain de mon arrivée, je reprenais ma bicyclette et je retrouvais les chemins creux de mon enfance...






















« Ma mère invitait les cousins aux fêtes si réputées









de Bé­gard. Le soir nous étions ras­semblés avec des

centaines de jeunes et de moins jeunes pour
la retraite aux flambeaux. Cha­cun avait sa lanterne,
ronde ou carrée, et les feux de bengale trouaient
l'obscurité de leurs longues flammes claires. La
musique bégarroise, dirigée par un homme qui
s'appelait Bricquir, se faisait déjà entendre sur la
place de l'Eglise... »




 Ces quelques lignes sont ex­traites d'un livre que vient



 d'é­crire Maria Mudès sur Bégard.Des souvenirs
 d'enfance. C'est d'ailleurs le titre de l'ouvrage qui,*
 comme les fêtes de Bégarddécrites ci-dessus,

 raconte et fait vivre beaucoup d'histoires sur les





 Bégarrois
.



 Citons enco­re celle de Jobig Meur, le tail­leur conteur
,
 mais aussi celles des participants à la célèbre foire












 du Mené Bré, des habi­tants du quartier du Moulin du




Gwenru, etc. Chacun y retrou­vera ses souvenirs.


































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