« Saint Jean-Baptiste », psalmodie festive pour un retour à la terre
Petit miracle cinématographique, ce court métrage expérimental, tel un journal intime nostalgique, conte dix années de la vie du cinéaste et de ses amis, à travers les fêtes et les luttes. Convoquant son éminent homonyme biblique, Jean-Baptiste Alazard compose un chant visuel et païen, ode aux figures l’ayant accompagné, et révèle la force des liens et du collectif.
Mediapart et Tënk
12 août 2023 à 12h10
selon les mots de l’écrivain de cinéma et critique Cyril Neyrat : « Se retourner sur le passé pour y révéler la promesse d’une justice toujours à venir. »
fuite en avant, le progrès, la croissance, c’est la course à l’abîme... Ce qui sauvera l’humanité, c’est le saut du tigre dans ce qui est passé. » En faisant sienne cette sentence, le cinéaste Jean-Baptiste Alazard s’acquitte de la promesse de son saint homonyme « Jean le Baptiste », celle de la fin d’un monde et du possible avènement d’un renouveau. Et tient l’ambitieuse mission qu’il s’est donnée,Tel un journal intime nostalgique, le film retrace dix années de la vie du cinéaste et de ses ami·es, à travers les fêtes et les luttes, en essayant de saisir chaque moment et de se souvenir de ceux passés ensemble. Épilogue à sa trilogie documentaire La Tierce des paumés – composée des films La Buissonnière en 2013, Alléluia en 2016 et L’Âge d’or en 2020 –, ce dernier mouvement autonome sonne comme une « psalmodie en dialecte primitif » et conclut la série par une ode à la fête et à la rébellion, aux communautés et à ces gestes qui permettent de vivre ensemble.

Loin d’avoir une connotation négative, La Tierce des paumés, expression empruntée à Thomas Pynchon dans son premier roman V., prend ici une tout autre définition : celles et ceux qui cherchent. Les paumé·es qui habitent le cinéma d’Alazard sont des figures fécondes qui, loin du rythme de la consommation, cherchent à composer une autre manière de vivre, inventant un temps nouveau inspiré du passé.
Dans un riche entretien, « Jean-Baptiste Alazard : vivre et filmer », accordé à la critique Caroline Châtelet pour Images de la culture, le cinéaste revient sur cette nécessaire réappropriation positive du langage face à une modernité qui le vide de sa substance : « Les personnages que je filme sont considérés comme paumés socialement au regard de notre société, géographiquement aussi par les lieux où ils ont choisi de vivre. Mais paumés, dans un sens plus large, nous le sommes tous face au monde, au vivant, face à l’ampleur cosmique de l’univers. Se réapproprier le terme, revendiquer que nous sommes perdus presque de manière métaphysique, cela permet, au lieu de subir un état de fait, d’en faire une force. D’affirmer le doute comme moteur de l’existence. »
Il y revient également sur ce « film monde de la décennie écoulée » et notamment sur l’influence du travail de Chris Marker et son concept de caméra stylo sur son propre travail. « Lorsque j’ai commencé La Tierce des paumés, j’étais en recherche d’un engagement politique vers une autre manière de vivre, et les personnes que j’ai choisi de filmer incarnaient pour moi cette recherche. Chacun de ces films témoigne pour moi d’une avancée, de là où j’en suis dans ma quête d’un mode de vie, comme de mon apprentissage de l’acceptation de vieillir. »
Lorgner vers un devenir paysan
À l’image, le cinéaste, formé à la Fémis avant de regagner aussitôt ses terres occitanes, convoque ses archives personnelles, fruit des vidéos non utilisées des films précédents. Mais aussi des fragments d’un passé plus ancien, extraits de l’histoire du cinéma : les fantômes de Sharunas Bartas, de Sergueï Paradjanov, des « Cinématon » de Gérard Courant se mêlent ainsi à ses propres images riches en contraste, en matière, et semblent s’inscrire dans une même temporalité pour former par l’habilité du montage une même communauté humaine.

Ou encore Pier Paolo Pasolini dont le réalisateur dit l’influence du film La Rage : « J’y ai vu que pour nuire à la bêtise d’une fin de civilisation qui ne jure que par l’argent, peut-être faut-il lorgner vers un devenir paysan. »
Il est beaucoup question de cela dans les images de Saint Jean-Baptiste : se battre pour donner une autre définition de la modernité, refuser de se faire déposséder par la manière de vivre imposée par les sociétés industrielles.
À sa voix dite essentiellement en off qui incite à « accéder aux clameurs des réjouissances, à la liberté et à la compagnie des humains, à tous les phénomènes visibles d’une communauté », il incorpore dans la bande-son les voix de Jean Duvignaud et Claude Gaignebet – enregistrées lors d’un atelier de création radiophonique, « En rallumant d’anciens feux » –, celle de Jean-Marie Straub issue de Conversations en Archipel ou encore une lecture du Chant des morts de Novalis pour tisser une célébration des moments de la vie sociale, libérée de son ordre et de ses hiérarchies.
La fête comme subversion de la société
Dédié aux « passe-montagnes », le film met en abyme la dimension révolutionnaire présente dans les textes et les mythes fondateurs chrétiens, « alors que ceux-ci ont été récupérés par le pouvoir catholique et politique pour en faire un dogme fondé sur la culpabilité et la peur d’être au monde. Et ainsi, mieux soumettre les peuples au lieu de les laisser s’émanciper », explique Jean-Baptiste Alazard.

Dans la tradition chrétienne, Jean le Baptiste est le dernier prophète, figure qui annonce le feu et la fin, rebelle qui s’inscrit en dehors de la société, dont la parole citée dans l’Évangile de Matthieu sert de synopsis au film : « Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère qui gronde ? Vous voulez changer le monde ? Montrez-le. »
Cette même tradition place la naissance de Jean le Baptiste la nuit choisie par les païens et païennes pour fêter le soleil. « Fête du renouveau et de l’oubli, fête du doute et de l’espoir, fête des commencements et des fins, des choix, des métamorphoses... », commente la voix off du réalisateur. Se révèle alors la puissance subversive de la fête, des carnavals et autres masques libérateurs dans une société qui cherche à l’édulcorer et la contrôler : « On ne peut que continuer à faire la fête, car c’est comme ça qu’on voit des gens et qu’on va partager notre vision de vivre et c’est comme ça que cela s’ouvre… »
Creusant le sillon des interstices et des marges fertiles - où « se cultivent les formes de vie souveraines d’un peuple réfractaire », Saint Jean-Baptiste opère un petit miracle pour Cyril Neyrat : « De cette humanité minoritaire, de ces vies de déserteurs, une voix à la résonance prophétique chante la louange. Album nostalgique d’une décennie d’amitiés et de luttes, panégyrique d’un peuple libertaire, de sa morale festive et émeutière, tel est le miracle de Saint Jean-Baptiste : à chaque instant, dans chaque image, l’avenir y éclate parmi les souvenirs. »
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Saint Jean-Baptiste, France, 2021, 20 minutes // Réalisé et écrit par Jean-Baptiste Alazard / Mixage : Raphaël Hénard / Production : Stank - Vincent Le Port