dimanche 11 décembre 2022

Annie Ernaux

 

Annie Ernaux, "littérature de bonne femme" ? Le vrai lectorat de la Nobel

Par 
Annie Ernaux, chez elle, à Cergy, quinze ans avant de devenir la première Française à recevoir le prix Nobel de littérature.

Il faut plonger dans la correspondance d'Annie Ernaux pour comprendre l'expérience et le goût des lecteurs de celle qui recevra, ce samedi 10 décembre 2022, le prix Nobel de littérature.

Annie Ernaux vous a écrit, l’avez-vous lue ? À vous, et quelques millions d’entre nous, à vrai dire : son discours, rédigé pour la remise du prix Nobel de littérature, ce samedi 10 décembre 2022, a été publié avec quelques jours d’avance par plusieurs médias français. Avant de bientôt rejoindre les archives du comité Nobel, et leur site, où vous pouvez consulter tous les discours depuis la création du prix en 1901, attribué à Sully Prudhomme cette année-là.

Avec ce texte, Annie Ernaux nous a adressé à tous un formidable retour sur elle-même - et ainsi sur nous, qui la lisons depuis des années. C’est cette phrase, “J’écrirai pour venger ma race”, qu’elle avait inscrite voilà soixante ans dans son journal intime à l’âge de 20 ans, et que l’autrice éclaire, tel un arceau à l’ensemble de son travail à présent qu’elle en a aujourd’hui 82. C’est encore un parcours en littérature, inséparable d’une trajectoire sociale, qu’elle a campé à la première personne du singulier, “outil exploratoire” et conquête démocratique tout à la fois, pour mieux la situer et mieux s’habiter elle-même, sujet. C’est à cette trajectoire qu’elle revient désormais en achevant son discours à Stockholm en déclarant : “Si je me retourne sur la promesse faite à 20 ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l’ai réalisée. C’est d’elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j’ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l’ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m’a accompagnée en me donnant accès à d’autres mondes et d’autres pensées, y compris celle de m’insurger contre elle et de vouloir la modifier. Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge social dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature.”

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Annie Ernaux nous a écrit pour rappeler qu’elle croyait n’avoir jamais écrit “pour une catégorie de lecteurs” mais depuis elle-même. C’est-à-dire depuis son expérience et sa mémoire : celles “de femme et d’immigrée de l’intérieur”. De longue date à vrai dire, Annie Ernaux écrit à ses lecteurs. En privé. Ils sont nombreux en effet, celles et ceux qui lui adressent un courrier à présent abondant où se lit quelque chose d’une rencontre. Nombreuses et nombreux aussi à avoir reçu une réponse - car Annie Ernaux répond à ceux qui osent une correspondance, et, à l’autrice, disent je à leur tour. Elle qui avait écrit dans Une femme (son cinquième livre, paru en 1988) qu’elle voulait “rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature” ; qui, depuis les années 1980, documente son inspiration sur des fiches préparatoires pour consigner, comme autant d’indices, observations, souvenirs, et témoignages à la manière des chercheurs en sciences sociales, a archivé une mémoire collective qui irrigue ce je qui dilate les frontières de l’auto-biographie. Elle-même avait nommé cela “un je transpersonnel” en 1994.

C’est dans cet espace partagé qu’on plonge lorsqu’on suit des travaux qui ont écumé différentes périodes de la correspondance d’Annie Ernaux. Et c’est passionnant. Au moment de la parution de Les Armoires vides, Annie Ernaux, à la télévision suisse, décrivait le bain dans lequel vit Denise, cette première héroïne à qui exceptionnellement elle avait donné un autre nom. “Elle appartient à une classe qui souhaite monter”, expliquait alors Annie Ernaux, dans cette vidéo :

Celles et ceux qui écriront à Annie Ernaux dans les années qui suivront ce tout premier livre sont diplômés pour les quatre cinquièmes d’entre eux. Mais ils partagent quelque chose avec Denise. Car la plupart sont dans ce que les sociologues appellent une trajectoire sociale ascendante. Et ce que la thèse d’Isabelle Charpentier met en évidence, c’est qu’entre 1974 (Les Armoires vides, son tout premier livre, paru chez Gallimard) et 1986 (date à laquelle paraît La Place), une immense majorité d’entre eux, dans ces courriers qui désormais appartiennent aux archives d’une histoire littéraire, ressentent le besoin de confier leur expérience de transfuge de classe. Lui auront-ils écrit, à elle justement, pour consigner cette histoire-là ? Alors qu’Annie Ernaux, professeure de lettres dans le secondaire à Grenoble, entame sa vie d’autrice, celles et ceux qui lui écrivent, par l’intermédiaire de Gallimard le plus souvent, sont majoritairement provinciaux et même, le plus souvent, vivent à la campagne. Bien sûr, on ne peut en déduire que le lectorat d’Annie Ernaux était rural, mais seulement que celles et ceux qui auront pris la plume, l’étaient. Ou du moins l’avaient été : la plupart racontent ainsi un voyage géographique, en même temps qu’un dépaysement social. Encore faut-il avoir en tête que pour ses deux premiers livres, qui paraîtront à partir de 1974, le courrier adressé à l’autrice n’avait pas excédé une petite vingtaine de lettres pour le premier, et deux fois moins pour le second.

Aujourd’hui, une partie des lettres datant de cette époque a disparu. Ce n’est en effet qu’à mesure qu’elle s’installera dans le paysage éditorial, et aussi que la correspondance deviendra plus nourrie, qu’Annie Ernaux y apportera un soin redoublé. Rapprochant l’histoire de ces courriers, et celle de l’œuvre de l’autrice, on ne peut s’empêcher de remarquer que c’est aussi à mesure qu’elle précise sa position, affutera un geste dans ce rapport à l’autobiographie et à ce “je transpersonnel”, qu’Annie Ernaux en viendra à soigner ces échanges. S'attachant notamment scrupuleusement à répondre… et parfois à dialoguer. Par exemple avec cet autodidacte entré en sociologie, qui, après avoir interrompu une thèse, avait écrit un livre sur sa rencontre de lecteur avec Pierre Bourdieu. Raphaël Desanti lui adressera son livre, et certaines réponses sont autant de trophées, ou d’encouragements à continuer.

"Passion simple" : la bascule

Nombreux et nombreuses sont ainsi celles et ceux qui, depuis vingt ou trente ans, ont conservé une enveloppe contenant la réponse de l’écrivaine. Au secret de leurs affaires personnelles, ou comme un butin volontiers exhibé. Qu’il s’agisse de redresser le menton ou de plastronner en son for intérieur, il est des archives de papier qui parfois verticalisent. C’est en 1992 avec Passion simple que le rapport d’Annie Ernaux à ses lecteurs a vraiment changé. Dix-huit ans ont passé depuis Les Amoires vides. Entre temps, La Place a reçu le prix Renaudot en 1988, bousculant la notoriété de l’autrice. Mais ce n’est encore que son sixième livre - sa bibliographie en compte désormais un peu plus d’une vingtaine, avec quelques incursions sur des sentiers de traverse, comme Retour à Yvetot, soutenu par des photographies.

C’est au moment de Passion simple que la sociologue Isabelle Charpentier se décide à consacrer une enquête à la correspondance qu’adressent ses lecteurs à Annie Ernaux : par l’envergure que prennent les ventes de ce livre qui reste une charnière dans la carrière de l’autrice. Une Femme et La Place avaient, chacun, atteint 100 000 exemplaires et c’était déjà beaucoup. Mais en six semaines à peine, il s’est déjà écoulé plus de 140 000 exemplaires de Passion simple, ce récit d’un grand amour contrarié dont la quatrième de couverture livre seulement cette phrase, à l’os : “A partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi.”

C’est aussi au moment de la parution de Passion simple qu’Annie Ernaux dira quelque chose de la manière dont elle est reçue. Quelques mois plus tard, elle écrira en effet un texte, republié par la revue La Faute à Rousseau, en 1994 : “J'ai compris que les critiques littéraires pouvaient dire beaucoup de choses sur un texte mais qu’ils étaient incapables de rendre compte de la lecture réelle, de déterminer la place que le lecteur occupera dans le texte, de l’emploi qu’il fera de celui-ci. Le seul moyen pour un écrivain d’évaluer un peu cette lecture réelle, c’est de parler avec des lecteurs et surtout de recevoir et lire des lettres.”

Après Passion simple, quelque chose en fait avait changé dans la place qu’occupait Annie Ernaux dans le monde littéraire. Alors que les premiers livres avaient reçu un accueil plutôt consensuel de la critique mais n’avaient pas toujours fait l’objet d’articles, celui que la presse réservera à Passion simple se révèlera plus mitigé.

"Une jeune auteur aigrie"

Tandis que Passion simple paraît en poche en janvier 1994 (chez Folio, donc), et que le succès se poursuit, un décalage se creuse. Devenue une autrice à succès, Annie Ernaux est aussi plus exposée - en particulier aux labels sauvages et à la mise en boîte. C’est en 1981 que, pour l’essentiel, la presse féminine avait découvert cette femme dont le tout premier livre s’ouvrait sur un avortement. Précisant souvent qu’il s’agit d’une plume “féministe”, certains journaux rendent systématiquement compte des livres d’Annie Ernaux, avant Passion simple. Mais ce petit noyau - La Quinzaine littéraire, la Nouvelle revue française, ou le Monde des livres - tient surtout d’un mouchoir de poche. Des fidèles, en somme. Alors que L’Humanité, en 1974, avait étrillé une “jeune auteur aigrie” et dénoncé le réalisme “sordide” d’une histoire ravalée au rang d’une affaire de bonne femmes, en 1992, le journal communiste changeait de pied : l’œuvre d’Annie Ernaux tenait désormais de la “prouesse sociologique”. Au même moment, dans Le Figaro, Eric Neuhoff comparait Passion simple à la collection Harlequin ou un article “de la presse du cœur”. D’autres titres classés à droite s’étouffaient au même moment devant les évocations sexuelles.

L’unanimisme se fissurant, c'est alors qu'Annie Ernaux apparaît plus clivante. Un rejet souvent épidermique. Alors qu’une émission spéciale du Masque et la plume, sur France Inter, était entièrement dédiée à son œuvre, les archives de presse montrent qu’en 1992, on discutait déjà la littérarité de l’écrivaine - comme ce sera le cas à l’annonce de son prix Nobel, à l’automne 2022. C’est justement à ce moment-là que le courrier de celles et ceux qui la lisent prend des proportions inédites : dans les six années qui suivent la parution de Passion simple, quelque 1400 lettres lui seront adressées.

Un lectorat plus masculin

Isabelle Charpentier, qui les a épluchées, note qu’elles sont de taille très variable, entre quelques lignes… et jusqu’à une dizaine de pages, et que seulement une lettre sur cinq est postée depuis Paris (mais encore une sur six, de banlieue parisienne). Deux tiers sont écrites par des femmes, mais contrairement à ce qu’on pourrait se figurer, certains livres feront l’objet d’un courrier plus mixte, avec davantage de lecteurs hommes qui chercheront à la joindre. C’était le cas par exemple de Passion simple, avec 40% d’hommes parmi ceux qui lui écrivent, contre moins d’un tiers pour des livres comme La Place, ou La Honte. Mais lorsqu’Annie Ernaux publie Une femme, puis Je ne suis pas sortie de ma nuit, les hommes et les femmes lui écrivent pratiquement à part égale. Ainsi, n’est-elle déjà plus cette autrice "pour les femmes", au prétexte qu’elle avait milité au MLAC, ou raconté son avortement. Justement, ce qui frappe, lorsqu’on plonge dans le détail de ces correspondances, c’est ce constat contre-intuitif : c’est précisément pour les livres qui ont le moins explicitement trait au voyage de classe d’Annie Ernaux, et à son déplacement social (La Honte, par exemple), que les hommes seront les plus prompts à lui écrire. A hauteur de l’expérience des lecteurs, elle n'est décidément pas celle que se sont figurés bien des critiques. Qui parlaient par exemple de "littérature de bonne femme" à la sortie de Passion simple.

Pourquoi les lectrices qui écrivent à Annie Ernaux sont-elles deux fois plus nombreuses à préciser leur âge que les hommes, qui le taisent plus volontiers ? Rouvrir la correspondance d’une autrice comme Annie Ernaux, c’est à la fois se confronter à qui elle est, à l’image qu’on s’en fait, et aussi à l’endroit d’où parlent celles et ceux qui la lisent, et le lui disent. Isabelle Charpentier ne sera pas la seule à travailler sur sa correspondance, même si elle a été la première. Une autre chercheuse, Lyn Thomas, a centré ses recherches sur la réception de Passion simple. Quant à Anne Strasser, elle s'est penchée pour sa part (en 2018) sur Les Années (2008, Gallimard) et Mémoire de fille (2016).

Lorsqu’Annie Ernaux confie cent-sept lettres à Anne Strasser, qui s'en empare pour mettre au jour le lien autobiographique entre l’autrice et son lectorat, l’écrivaine précise dans le petit mot adressé à la chercheuse : "Quelquefois il s’agit de lecteurs fidèles mais il n’y a parmi eux aucun(e) ami(e) ou proche, ni écrivain(e), ni journaliste ou critique littéraire : si je puis dire, ce sont des lecteurs “lambda »". À son tour, cette nouvelle plongée dans les courriers reçus par la Nobel 2022 montre que ces lettres sont autant d’occasions d’un retour sur soi par celles et ceux qui lui écrivent. Plutôt qu’une littérature de (bonne) femme, c’est sans doute ce qui dit le plus finement l’œuvre d’Annie Ernaux : une littérature de l’auto-analyse, de soi. Mais qu’on en soit finalement l’autrice, ou le lecteur et la lectrice.

À réécouter : L’œuvre d’Annie Ernaux
51 min

Une expérience valorisante ? Tout dépend pour qui

En 2014, Gallimard publie Le Vrai lieu, un recueil d’entretiens entre Annie Ernaux et Michelle Porte, dans lequel l’autrice envisage encore sa réception et affirme : “Je ne sais pas du tout comment mes livres agissent. Mais je ne peux pas écrire sans cette pensée d’être utile.” Avec la distance du temps qui se dilate, on découvre au ras de la correspondance qui lui est adressée que lire est devenu un objet de narration en soi. De chacun d’entre celles et ceux qui collent un timbre sur une enveloppe pour en dire quelque chose, avoir été lecteur, avoir été lectrice, aura fait un sujet qui parle. Qui, parfois, aura alors parlé de soi. Les livres se révèleront comme un événement qui les traverse, et dont il auront quelque chose. Et parfois, un courrier.

Mais en voyageant dans les travaux d’Isabelle Charpentier, ce qui apparaît plus frappant encore, c’est le décalage que la sociologue a pu mettre au jour entre la réception des lecteurs et des lectrices... et le sort qu’ont pu lui réserver les bibliothécaires. À une époque où Ernaux publie en moyenne un livre tous les deux ans - et devient autrice de best-sellers - eux, au contraire, se sentent nettement moins verticalisés par son œuvre. Dans un article édifiant publié dans la revue Politix, en 1994, la sociologue montre en effet la tiédeur avec laquelle le monde des bibliothèques a accueilli l’autrice et ses œuvres, au fil du temps - du moins à l’époque de l’enquête, c’est-à-dire au début des années 1990. Cet accueil distancié n’est pas tout à fait l’exclusivité d’Annie Ernaux : on sait que souvent les professionnels des bibliothèques ont pu, traditionnellement, manifester une certaine méfiance vis-à-vis de livres très demandés par le public. Dans un souci acharné d’élargir l’horizon de leurs usagers, trop friands de prix littéraires ? Sans doute. Mais ce qu'ont montré de longue date les sciences sociales, c’est que cette tiédeur envers des auteurs à succès, y compris lorsqu’il s’agit de best-sellers autrement plus obliques que Marc Levy, révèle souvent un souci de se distinguer. Au prix d'une position en tension, à cheval entre coursive avec vue sur le champ littéraire, et porte-à-faux vis-à-vis de lecteurs dont la lecture n’est… pas le métier.

Paradoxal quand on prend la mesure de ce qu’a pu représenter l’écriture d’Annie Ernaux comme élan émancipateur, alors que la trajectoire des professionnels de la bibliothèque de cette enquête n'est pas sans lien avec le déplacement social dont l’autrice a tramé son œuvre ? Il faut lire cet article d'Isabelle Charpentier de 1994 pour découvrir l’ambivalence de l’accueil d’Ernaux. Et un chapelet de réticences vis-à-vis d'une autrice “dure” qui, somme toute, se serait d’abord contentée de faire quelque chose de son expérience personnelle, et aussi de son petit quotidien. À près de trente ans d’intervalle, l’écho croisé de ces résistances a quelque chose de fascinant, alors que l’annonce du Nobel a suscité un déluge de critiques classistes et sexistes. En commun, en dépit du temps qui passe, un même rapport à l'ordinaire qui coince et n'en finirait pas de décoter sa valeur littéraire. Or dès 1993, Annie Ernaux avait eu l'occasion de répondre ceci : "Qu'on s'étonne qu'un livre évoque le monde ordinaire en dit long sur la conception élitiste de la littérature en France. [...] Pour moi, il n'y a pas "d'objet" littéraire, et tout peut être littérature."

Dans les années 1990, en effet, ce n’est pas (seulement) du côté de critiques parisiens droitiers ou distingués qu’on jugeait Annie Ernaux trop triviale, presque vulgaire. Plate, en somme, et illégitime aux honneurs littéraires. Dans cette enquête auprès d’agents de bibliothèques, c’est par exemple dans la bouche de cette femme de 42 ans, titulaire d’une licence d’histoire et d’un diplôme de bibliothécaire, qu’on pouvait lire : “C'est quelqu'un qui doit peut-être paraître proche des gens parce que c'est quelqu'un comme tout le monde et c'est assez sympathique comme image, les gens comme tout le monde qui prennent la plume et se racontent !... A mon avis, ça ne va pas plus loin…” Aimer Annie Ernaux n’était tout simplement pas assez valorisant.

Le prix Nobel de littérature, une manne pour les auteurs et les éditeurs

Nombre de lauréats reversent une partie de cette somme pour des causes qui leur tiennent à cœur et Annie Ernaux a déjà dit publiquement réfléchir à celles qu'elle soutiendrait une fois cet argent reçu.
Article rédigé par
France Télévisions
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 Temps de lecture : 2 min.
L'écrivaine Annie Ernaux à l'Académie suédoise de Stockholm, en Suède, le 7 décembre 2022. (FREDRIK PERSSON / TT NEWS AGENCY)

Le prix Nobel de littérature, remis à Annie Ernaux ce samedi 10 décembre, est une manne hors du commun pour les auteurs et les éditeurs comme Gallimard, qui en profite largement en France. Cette récompense de prestige, tout d'abord, rapporte un chèque de 10 millions de couronnes suédoises, soit plus de 900 000 euros actuellement, en plus d'une médaille d'or 18 carats. Nombre de lauréats reversent une partie de cette somme pour des causes qui leur tiennent à cœur et Annie Ernaux a déjà dit publiquement réfléchir à celles qu'elle soutiendrait une fois cet argent reçu.

Quand l'annonce du prix est tombée début octobre, son principal éditeur, Gallimard, a sabré le champagne, géré les sollicitations de journalistes de nombreux pays, puis s'est tout de suite mis en action. Cet éditeur connaît l'effet du Nobel: il est aussi celui de Patrick Modiano, récompensé en 2014, ou de J.M.G. Le Clézio, qui l'avait obtenu en 2008. Pour Annie Ernaux, "nous avons réimprimé 1,1 million d'exemplaires", explique le directeur commercial de Gallimard, Jean-Charles Grunstein.

Romans en poche

Les plus grands succès sont les romans en poche chez Folio, qui représentent quatre exemplaires sur cinq vendus. Le recueil de ses œuvres d'un millier de pages en collection Quarto, paru en 2011 et intitulé "Écrire la vie", marche très bien aussi. Et certains lecteurs tiennent au format élégant de la collection Blanche, plus cher et offrant une meilleure marge à l'éditeur. Tous ces livres sont ornés du bandeau rouge "Prix Nobel de littérature 2022", au cas où, en librairie, des clients auraient manqué la nouvelle.

"Il y a un effet immédiat sur les ventes. On a expédié à ce jour 750 000 exemplaires vers les points de vente, dont on a vendu un peu plus de la moitié, si on se fie aux chiffres (du cabinet) GfK pour la France. Si on ajoute l'export, on peut estimer qu'on en a vendu environ 65%"

Jean-Charles Grunstein, directeur commercial à Gallimard 

à l'AFP

L'autre manne, ce sont les traductions. Annie Ernaux était déjà publiée en 42 langues avant d'être couronnée du prix. Elle devait notamment sa notoriété mondiale à une place de finaliste du Booker Prize en 2019 pour "The Years", traduction anglaise de son roman de 2008, "Les Années".

Traductions

"Un prix Nobel, c'est l'assurance de voir affluer les demandes de traduction. C'est ce qui s'est passé encore une fois", indique-t-on chez Gallimard. Trois nouvelles langues se sont ajoutées depuis et cinq autres sont en négociation, ce qui pourrait porter le total à 50.

Le prix devrait aussi aider à faire la promotion du long métrage qui sort en salles le 14 décembre, Les Années Super 8, constitué de films familiaux des années 1970 et 1980. Enfin, Annie Ernaux compte publier un jour un petit livre que beaucoup d'écrivains rêveraient d'écrire, même si les tirages ne sont pas toujours les plus élevés: son discours de réception du prix Nobel.

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samedi 10 décembre 2022

D’où vient la langue bretonne ?

 

D’où vient la langue bretonne ?


Le breton est une langue celtique : il est à la fois proche de l’ancien gaulois et des langues parlées dans les îles britanniques, le gallois et le gaélique, par exemple. Retrouvez l’histoire méconnue de cette langue tourmentée dans le dernier hors-série du magazine « Bretons ».

Le breton est une langue celtique. Mais qu’est-ce que cela signifie ?
XAVIER DE LANGLAIS – MUSÉE DE BRETAGNEVir en p

Parler de l’origine du breton est un peu compliqué. D’abord parce que cela remonte à une époque si lointaine que les traces parvenues jusqu’à nous sont peu nombreuses, parcellaires. Et puis, parce que les scientifiques eux-mêmes ne sont pas toujours d’accord entre eux. Et enfin, car, comme bien souvent, les débats idéologiques et politiques ne sont jamais bien loin. Vous pouvez retrouver toute l’histoire de cette langue dans le hors-série d’hiver du magazine Bretons .

Reprenons les choses calmement. Ce qui est certain, c’est que le breton est une langue celtique. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Car qui étaient les Celtes ? Les historiens s’accordent à dire que ce peuple, ou plutôt ces peuples – car il s’agissait en réalité d’une aire d’influence culturelle regroupant des tribus variées – ont habité une bonne partie de l’Europe dans l’Antiquité.

Sur le territoire de l’actuelle France, on appelle ces Celtes… des Gaulois. C’est...

“Pinocchio”, sur Netflix

 

“Pinocchio”, sur Netflix : un bijou en stop motion signé Guillermo del Toro

Cécile Mury

Depuis le temps qu’il se démène pour devenir un « vrai » petit garçon, on croyait connaître Pinocchio par cœur. Presque un siècle et demi que son nez s’allonge, du conte moral originel de l’Italien Carlo Collodi (1881) à ses multiples adaptations pour la télé ou le cinéma (entre autres, bien sûr, le classique Disney de 1940, ou encore son récent, et décevant, remake en prises de vues réelles, signé Robert Zemeckis…). Personne n’attendait vraiment grand-chose d’une énième version de la même histoire… Jusqu’à ce bijou en stop motion (marionnettes filmées image par image). Pour son premier long métrage d’animation, Guillermo del Toro (Nighmare Alley, Hellboy, La Forme de l’eau…) réussit l’exploit de retailler un pantin neuf et émouvant dans le bois vénérable de notre imaginaire collectif. Serti dans des décors d’une poésie minutieuse, ce film semi-musical (bande originale d’Alexandre Desplat), coréalisé avec Mark Gustafson (qui a, entre autres, dirigé l’animation du Fantastic Mr. Fox de Wes Anderson) réinvente tout, ou presque, à commencer par le héros du titre, étrange, fragile et naïve créature de brindilles, fabriquée dans la matière même du deuil : son père et créateur, Gepetto (irrésistible trogne barbue), l’a en effet sculpté dans le pin qui a poussé sur la tombe de Carlo, le « vrai » fils, adoré et perdu. Lire la suite

Le Pinocchio de Guillermo del Toro est une réussite.

Netflix 2022

La tâche était immense : réinsuffler de l’originalité à l’histoire maintes fois adaptée de la marionnette qui voulait devenir un petit garçon. Avec un regard tendre, poétique et politique, le cinéaste mexicain s’en sort avec brio. À voir dès 10 ans.

Depuis le temps qu’il se démène pour devenir un « vrai » petit garçon, on croyait connaître Pinocchio par cœur. Presque un siècle et demi que son nez s’allonge, du conte moral originel de l’italien Carlo Collodi (1881) à ses multiples adaptations pour la télé ou le cinéma (entre autres, bien sûr, le classique Disney de 1940, ou encore son récent, et décevant, remake en prises de vues réelles, signé Robert Zemeckis…). Personne n’attendait vraiment grand-chose d’une énième version de la même histoire… Jusqu’à ce bijou en stop-motion (marionnettes filmées image par image).

Pour son premier long métrage d’animation, Guillermo del Toro (Nighmare AlleyHellboyLa Forme de l’eau…) réussit l’exploit de retailler un pantin neuf et émouvant dans le bois vénérable de notre imaginaire collectif. Serti dans des décors d’une poésie minutieuse, ce film semi-musical (bande originale d’Alexandre Desplat), coréalisé avec Mark Gustafson (qui a, entre autres, dirigé l’animation du Fantastic Mr. Fox de Wes Anderson) réinvente tout, ou presque, à commencer par le héros du titre, étrange, fragile et naïve créature de brindilles, fabriquée dans la matière même du deuil : son père et créateur, Gepetto (irrésistible trogne barbue) l’a en effet sculpté dans le pin qui a poussé sur la tombe de Carlo, le « vrai » fils, adoré et perdu. Pinocchio est pourtant plus qu’un substitut : c’est une promesse d’avenir et de réparation, un espoir de bois tendre, plus humain que les humains.

Histoire d’apprentissage, d’amour et de filiation, rêverie métaphysique sur la vie et la mort (mention spéciale à toutes les créatures fantastiques, à commencer par le minuscule et empathique criquet, ou encore les drôles de lapins funèbres et cocasses qui gardent l’au-delà), Pinocchio est aussi une fable sur la désobéissance… À l’opposé du roman dont il s’inspire, le récit prend le parti de son pantin rebelle et de ses choix anticonformistes, transposés dans l’Italie de l’entre-deux-guerres. Pinocchio se débat contre le fascisme de Mussolini, qui teinte de rouge sang et de gris cet univers par ailleurs baroque et multicolore. Des « monstres » spectaculaires, inquiétants ou attachants, à l’extravagance d’un cirque itinérant, Guillermo del Toro enrichit l’aventure de tous ses motifs et thèmes favoris, entre fantaisie noire, cauchemar politique et candeur lumineuse. Grâce à lui, pour la première fois depuis le livre de Carlo Collodi, les marionnettes ont vraiment une âme.


r Pinocchio, film d’animation de Guillermo del Toro et Mark Gustafson (États-Unis, 1h56, 2022). Scénario : Guillermo del Toro, Patrick McHale et Matthew Robbins, d’après l’œuvre de Carlo Collodi. Avec les voix originales d’Ewan McGregor, Cate Blanchett, Gregory Mann. Sur Netflix, à partir de 10 ans.



jeudi 8 décembre 2022

Discours d'Annie Ernaux à l'Académie Nobel

 

"

Par où commencer ? Cette question, je me la suis posée des dizaines de fois devant la page blanche. Comme s'il me fallait trouver la phrase, la seule, qui me permettra d'entrer dans l'écriture du livre et lèvera d'un seul coup tous les doutes. Une sorte de clef. Aujourd'hui, pour affronter une situation que, passé la stupeur de l'événement –«est-ce bien à moi que ça arrive ?» – mon imagination me présente avec un effroi grandissant, c'est la même nécessité qui m'envahit. Trouver la phrase qui me donnera la liberté et la fermeté de parler sans trembler, à cette place où vous m'invitez ce soir.

Cette phrase, je n'ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. «J'écrirai pour venger ma race.» Elle faisait écho au cri de Rimbaud : «Je suis de race inférieure de toute éternité.» J'avais vingt-deux ans. J'étais étudiante en Lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale.

Je pensais orgueilleusement et naïvement qu'écrire des livres, devenir écrivain, au bout d'une lignée de paysans sans terre, d'ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l'injustice sociale de la naissance. Qu'une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l'École avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire. En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ? Je ne me posais pas la question. J'avais quelques excuses.

Depuis que je savais lire, les livres étaient mes compagnons, la lecture mon occupation naturelle en dehors de l'école. Ce goût était entretenu par une mère, elle-même grande lectrice de romans entre deux clients de sa boutique, qui me préférait lisant plutôt que cousant et tricotant. La cherté des livres, la suspicion dont ils faisaient l'objet dans mon école religieuse, me les rendaient encore plus désirables. Don Quichotte, Voyages de Gulliver, Jane Eyre, contes de Grimm et d'Andersen, David Copperfield, Autant en emporte le vent, plus tard Les Misérables, Les Raisins de la colère, La Nausée, L'Étranger : c'est le hasard, plus que des prescriptions venues de l'École, qui déterminait mes lectures.

Le choix de faire des études de lettres avait été celui de rester dans la littérature, devenue la valeur supérieure à toutes les autres, un mode de vie même qui me faisait me projeter dans un roman de Flaubert ou de Virginia Woolf et de les vivre littéralement. Une sorte de continent que j'opposais inconsciemment à mon milieu social. Et je ne concevais l'écriture que comme la possibilité de transfigurer le réel.

Ce n'est pas le refus d'un premier roman par deux ou trois éditeurs –roman dont le seul mérite était la recherche d'une forme nouvelle – qui a rabattu mon désir et mon orgueil. Ce sont des situations de la vie où être une femme pesait de tout son poids de différence avec être un homme dans une société où les rôles étaient définis selon les sexes, la contraception interdite et l'interruption de grossesse un crime. En couple avec deux enfants, un métier d'enseignante, et la charge de l'intendance familiale, je m'éloignais de plus en plus chaque jour de l'écriture et de ma promesse de venger ma race. Je ne pouvais lire «La parabole de la loi» dans Le Procès de Kafka sans y voir la figuration de mon destin : mourir sans avoir franchi la porte qui n'était faite que pour moi, le livre que seule je pourrais écrire.

Mais c'était sans compter sur le hasard privé et historique. La mort d'un père qui décède trois jours après mon arrivée chez lui en vacances, un poste de professeur dans des classes dont les élèves sont issus de milieux populaires semblables au mien, des mouvements mondiaux de contestation : autant d'éléments qui me ramenaient par des voies imprévues et sensibles au monde de mes origines, à ma «race», et qui donnaient à mon désir d'écrire un caractère d'urgence secrète et absolue. Il ne s'agissait pas, cette fois, de me livrer à cet illusoire «écrire sur rien» de mes vingt ans, mais de plonger dans l'indicible d'une mémoire refoulée et de mettre au jour la façon d'exister des miens. Écrire afin de comprendre les raisons en moi et hors de moi qui m'avaient éloignée de mes origines.

Aucun choix d'écriture ne va de soi. Mais ceux qui, immigrés, ne parlent plus la langue de leurs parents, et ceux, transfuges de classe sociale, n'ont plus tout à fait la même, se pensent et s'expriment avec d'autres mots, tous sont mis devant des obstacles supplémentaires. Un dilemme. Ils ressentent, en effet, la difficulté, voire l'impossibilité d'écrire dans la langue acquise, dominante, qu'ils ont appris à maîtriser et qu'ils admirent dans ses œuvres littéraires, tout ce qui a trait à leur monde d'origine, ce monde premier fait de sensations, de mots qui disent la vie quotidienne, le travail, la place occupée dans la société. Il y a d'un côté la langue dans laquelle ils ont appris à nommer les choses, avec sa brutalité, avec ses silences, celui, par exemple, du face-à-face entre une mère et un fils, dans le très beau texte d'Albert Camus, Entre oui et non.

De l'autre, les modèles des œuvres admirées, intériorisées, celles qui ont ouvert l'univers premier et auxquelles ils se sentent redevables de leur élévation, qu'ils considèrent même souvent comme leur vraie patrie. Dans la mienne figuraient Flaubert, Proust, Virginia Woolf : au moment de reprendre l'écriture, ils ne m'étaient d'aucun secours. Il me fallait rompre avec le «bien écrire», la belle phrase, celle-là même que j'enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. Spontanément, c'est le fracas d'une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m'est venue, une langue de l'excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte.

Très vite aussi, il m'a paru évident – au point de ne pouvoir envisager d'autre point de départ – d'ancrer le récit de ma déchirure sociale dans la situation qui avait été la mienne lorsque j'étais étudiante, celle, révoltante, à laquelle l'État français condamnait toujours les femmes, le recours à l'avortement clandestin entre les mains d'une faiseuse d'anges. Et je voulais décrire tout ce qui est arrivé à mon corps de fille, la découverte du plaisir, les règles. Ainsi, dans ce premier livre, publié en 1974, sans que j'en sois alors consciente, se trouvait définie l'aire dans laquelle je placerais mon travail d'écriture, une aire à la fois sociale et féministe. Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu'un désormais.

Comment ne pas s'interroger sur la vie sans le faire aussi sur l'écriture? Sans se demander si celle-ci conforte ou dérange les représentations admises, intériorisées sur les êtres et les choses ? Est-ce que l'écriture insurgée, par sa violence et sa dérision, ne reflétait pas une attitude de dominée ? Quand le lecteur était un privilégié culturel, il conservait la même position de surplomb et de condescendance par rapport au personnage du livre que dans la vie réelle. C'est donc, à l'origine, pour déjouer ce regard qui, porté sur mon père dont je voulais raconter la vie, aurait été insoutenable et, je le sentais, une trahison, que j'ai adopté, à partir de mon quatrième livre, une écriture neutre, objective, «plate» en ce sens qu'elle ne comportait ni métaphores, ni signes d'émotion. La violence n'était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l'écriture. Trouver les mots qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité, allait devenir, jusqu'à aujourd'hui, mon souci constant en écrivant, quel que soit l'objet.

Continuer à dire «je» m'était nécessaire. La première personne – celle par laquelle, dans la plupart des langues, nous existons, dès que nous savons parler, jusqu'à la mort – est souvent considérée, dans son usage littéraire, comme narcissique dès lors qu'elle réfère à l'auteur, qu'il ne s'agit pas d'un «je» présenté comme fictif. Il est bon de rappeler que le «je», jusque-là privilège des nobles racontant des hauts faits d'armes dans des Mémoires, est en France une conquête démocratique du XVIIIe siècle, l'affirmation de l'égalité des individus et du droit à être sujet de leur histoire, ainsi que le revendique Jean-Jacques Rousseau dans ce premier préambule des Confessions : «Et qu'on n'objecte pas que n'étant qu'un homme du peuple, je n'ai rien à dire qui mérite l'attention des lecteurs. […] Dans quelque obscurité que j'aie pu vivre, si j'ai pensé plus et mieux que les Rois, l'histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs.»

Ce n'est pas cet orgueil plébéien qui me motivait (encore que…) mais le désir de me servir du «je» – forme à la fois masculine et féminine – comme un outil exploratoire qui capte les sensations, celles que la mémoire a enfouies, celles que le monde autour ne cesse de nous donner, partout et tout le temps. Ce préalable de la sensation est devenu pour moi à la fois le guide et la garantie de l'authenticité de ma recherche. Mais à quelles fins ? Il ne s'agit pas pour moi de raconter l'histoire de ma vie ni de me délivrer de ses secrets mais de déchiffrer une situation vécue, un événement, une relation amoureuse, et dévoiler ainsi quelque chose que seule l'écriture peut faire exister et passer, peut-être, dans d'autres consciences, d'autres mémoires. Qui pourrait dire que l'amour, la douleur et le deuil, la honte, ne sont pas universels ? Victor Hugo a écrit : «Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui.» Mais toutes choses étant vécues inexorablement sur le mode individuel – «c'est à moi que ça arrive» – elles ne peuvent être lues de la même façon, que si le «je» du livre devient, d'une certaine façon, transparent, et que celui du lecteur ou de la lectrice vienne l'occuper. Que ce Je soit en somme transpersonnel.

C'est ainsi que j'ai conçu mon engagement dans l'écriture, lequel ne consiste pas à écrire «pour» une catégorie de lecteurs, mais «depuis» mon expérience de femme et d'immigrée de l'intérieur, depuis ma mémoire désormais de plus en plus longue des années traversées, depuis le présent, sans cesse pourvoyeur d'images et de paroles des autres. Cet engagement comme mise en gage de moi-même dans l'écriture est soutenu par la croyance, devenue certitude, qu'un livre peut contribuer à changer la vie personnelle, à briser la solitude des choses subies et enfouies, à se penser différemment. Quand l'indicible vient au jour, c'est politique.

On le voit aujourd'hui avec la révolte de ces femmes qui ont trouvé les mots pour bouleverser le pouvoir masculin et se sont élevées, comme en Iran, contre sa forme la plus archaïque. Écrivant dans un pays démocratique, je continue de m'interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n'est pas encore acquise. Il y a dans le monde, y compris dans les sphères intellectuelles occidentales, des hommes pour qui les livres écrits par les femmes n'existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. La reconnaissance de mon travail par l'Académie suédoise constitue un signal d'espérance pour toutes les écrivaines.

Dans la mise au jour de l'indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et/ou de race, de sexe également, qui est ressentie seulement par ceux qui en sont l'objet, il y a la possibilité d'une émancipation individuelle mais aussi collective. Déchiffrer le monde réel en le dépouillant des visions et des valeurs dont la langue, toute langue, est porteuse, c'est en déranger l'ordre institué, en bouleverser les hiérarchies.

Mais je ne confonds pas cette action politique de l'écriture littéraire, soumise à sa réception par le lecteur ou la lectrice avec les prises de position que je me sens tenue de prendre par rapport aux événements, aux conflits et aux idées. J'ai grandi dans la génération de l'après-guerre mondiale où il allait de soi que des écrivains et des intellectuels se positionnent par rapport à la politique de la France et s'impliquent dans les luttes sociales. Personne ne peut dire aujourd'hui si les choses auraient tourné autrement sans leur parole et leur engagement. Dans le monde actuel, où la multiplicité des sources d'information, la rapidité du remplacement des images par d'autres, accoutument à une forme d'indifférence, se concentrer sur son art est une tentation. Mais, dans le même temps, il y a en Europe – masquée encore par la violence d'une guerre impérialiste menée par le dictateur à la tête de la Russie – la montée d'une idéologie de repli et de fermeture, qui se répand et gagne continûment du terrain dans des pays jusqu'ici démocratiques. Fondée sur l'exclusion des étrangers et des immigrés, l'abandon des économiquement faibles, sur la surveillance du corps des femmes, elle m'impose, à moi, comme à tous ceux pour qui la valeur d'un être humain est la même, toujours et partout, un devoir d'extrême vigilance.

En m'accordant la plus haute distinction littéraire qui soit, c'est un travail d'écriture et une recherche personnelle menés dans la solitude et le doute qui se trouvent placés dans une grande lumière. Elle ne m'éblouit pas. Je ne regarde pas l'attribution qui m'a été faite du prix Nobel comme une victoire individuelle. Ce n'est ni orgueil ni modestie de penser qu'elle est, d'une certaine façon, une victoire collective. J'en partage la fierté avec ceux et celles qui, d'une façon ou d'une autre souhaitent plus de liberté, d'égalité et de dignité pour tous les humains, quels que soient leur sexe et leur genre, leur peau et leur culture. Ceux et celles qui pensent aux générations à venir, à la sauvegarde d'une Terre que l'appétit de profit d'un petit nombre continue de rendre de moins en moins vivable pour l'ensemble des populations.

Si je me retourne sur la promesse faite à vingt ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l'ai réalisée. C'est d'elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j'ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l'ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m'a accompagnée en me donnant accès à d'autres mondes et d'autres pensées, y compris celle de m'insurger contre elle et de vouloir la modifier. Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge sociale dans ce qui se présente toujours comme un lieu d'émancipation, la littérature.


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