Michel Philbert a 13 ans le 17 juin 1940. Comme aujourd’hui, il habite L’Herbaudière, à la pointe de l’île de Noirmoutier, en Vendée. « J’ai aperçu des avions, sans trop savoir où ils allaient », se rappelle-t-il. Les engins allemands larguent trois bombes sur le Lancastria, un paquebot de croisière affrété par l’armée britannique pour rapatrier à la hâte des milliers de soldats sur son sol.
En France, Pétain s’oppose à la poursuite de la guerre et s’apprête à signer l’armistice avec l’Allemagne, aux portes du pays. Les Anglais doivent fuir. Vite.
On estime que 7 000 à 9 000 personnes, des militaires mais aussi des civils, des Britanniques mais aussi des Belges, s’entassent alors sur ce navire, où il n’y a d’équipements de survie (canots et gilets) que pour environ 2 200 passagers. Le Lancastria hésite à quitter le port de Saint-Nazaire, puis se lance. Il est pilonné.


Le Lancastria. (Photo : War Office official photographer, Marshall Bishop H., Imperial War Museums / Wikimédia / domaine public)
Le naufrage du Lancastria, le 17 juin 1940, au large de Saint Nazaire. (Photo : Press Agency photographer, Imperial War Museums / Wikimédia / domaine public)

« Un corps rejeté sur le sable »
Le paquebot pique du nez, se retourne et coule en 25 minutes. Il n’y aura que 2 477 rescapés. On ignore le nombre exact de morts. Vraisemblablement plus de 4 000, peut-être plus 6 000 selon les estimations hautes...
« Le Titanic, c’est trois fois moins de passagers et il coule en deux heures », compare Claude Vigoureux, nouveau directeur de l’Office national des Anciens Combattants et des Victimes de guerre (Onac) en Vendée. S’il s’est intéressé à cette tragédie, bien connue en Loire-Atlantique, c’est parce qu’elle est aussi vendéenne.
Marie-Madeleine, aujourd’hui épouse de Michel Philbert, avait 12 ans en juin 1940. Elle aussi habitait L’Herbaudière, à Noirmoutier, et n’a pas oublié cette journée particulière, « une huitaine de jours après le naufrage »...
« J’étais à la plage avec une copine et j’ai vu passer un macchabée qui venait sur la côte. La mer l’a rejeté sur le sable. » Marie-Madeleine et son amie courent chercher leurs parents qui appellent les gendarmes. Du haut de ses 12 ans, elle insiste pour rester. « Je l’ai bien vu, c’était un grand monsieur, tout plein de mazout, tout frisé. Il me semble le voir encore… »


Une aquarelle, tirée du livre Le Marais breton : d’une guerre à l’autrereprésente un corps repêché sur la plage à Sainte-Marie-sur-Mer. (Photo : Ouest-France)

Marie-Madeleine et sa copine ne mettront plus un pied à la plage pendant deux ans. À 89 ans, ses yeux rougissent encore quand elle en parle. Une larme roule aussi sur la joue de Michel, 90 ans quand il évoque cette histoire devenue un peu la leur.
Au début des années 1960, par le fils d’un couple d’amis qui séjourne en Angleterre, les Philbert vont se trouver en contact avec George Edwin Payne, frère d’Ernest qui a péri à bord du Lancastriaet qui est enterré à Noirmoutier « mais il ne savait pas où ».
« Le téléphone a marché, raconte Michel. Et on a retrouvé la tombe à L’Herbaudière, on a pris une photo de la stèle et on l’a envoyée en Angleterre. »
« En 1962, on a fait une promesse »
L’amitié se tisse entre les deux familles. « On a reçu la famille Payne,poursuit Michel. Tous les ans, ils venaient chez nous et ils disaient : on va visiter Ernest… » Les liens se resserrent encore.


Dans le cimetière de L’Herbaudière, la tombe d’Ernest Edwin Payne, parmi quarante autres sépultures britanniques. (Photo : Ouest-France)

« En 1962, on a fait une promesse à maman Payne, la mère d’Ernest, de fleurir la tombe de son fils tant que nos jambes pourront aller au cimetière. » Dimanche, John, le neveu d’Ernest Payne, viendra au cimetière de L’Herbaudière pour l’hommage de la Vendée aux soldats britanniques et aux victimes du Lancastria.
Les yeux embués, Marie-Madeleine se dit que ce corps mazouté qu’elle a vu à 12 ans était peut-être celui d’Ernest Payne. « On n’en sait rien », tempère Michel.
N’empêche, son épouse ne lâche pas la photo de ce jeune homme, qui pose en habit de soldat en 1939, et qui a donné un visage au mort anonyme aperçu en 1940 sur la plage de L’Herbaudière. « La photo d’Ernest est dans un cadre avec les photos de notre famille, dans notre chambre. »