Brève histoire des expropriations de Shaykh Jarrah

C’est l’ordre d’expulsion de plusieurs familles du quartier de Shaykh Jarrah qui a déclenché les tragiques affrontements en cours. Pour les comprendre, il faut remonter en 1967, aux lendemains de la conquête de Jérusalem Est par Israël, après sa victoire lors de la guerre des Six-Jours.



Manifestation du 10 mai 2021 © AFPManifestation du 10 mai 2021 © AFP

            C’est l’ordre d’expulsion de plusieurs familles du quartier de Shaykh Jarrah qui a déclenché les tragiques affrontements en cours. Pour les comprendre, il faut remonter en 1967, aux lendemains de la conquête de Jérusalem Est par Israël, après sa victoire lors de la guerre des Six-Jours.

            Trois ans après la conquête de Jérusalem Est par Israël, la loi sur les affaires juridiques et administratives de 1970 est votée : elle permet aux citoyens juifs de revendiquer des biens perdus en 1948 à Jérusalem Est. En revanche, elle n’autorise aucune revendication palestinienne sur des biens perdus à Jérusalem Ouest. La loi sur la propriété des absents de 1950 offrait également à Israël la possibilité de confisquer les biens abandonnés par les Palestiniens qui avaient fui la guerre ou avaient été chassés de chez eux. Au nom de la loi de 1950, l’hôtel Shepherd à Shaykh Jarrah, une maison construite dans les années 1930 pour le mufti de Jérusalem, où il ne put jamais habiter, fut déclaré « propriété abandonnée » et détruit en 2011 pour construire une colonie de vingt logements.

            Le quartier de Shaykh Jarrah se trouve à environ 2 km au nord des remparts de la vieille ville de Jérusalem. Le nom du quartier vient du nom d’un émir et médecin de Saladin, le sultan qui reconquit la ville sur les Croisés en 1187. Le médecin y mourut et fut enterré dans une fondation religieuse, appelée en arabe al-zawiya al-jarrahiyya, qui est toujours visitée aujourd’hui. Jusqu’au début du xxe siècle, seuls quelques maisons et lieux sacrés occupaient le terrain. Les juifs y vénérent quant à eux la tombe de Shimon Hatzadik, un grand prêtre du Temple de Jérusalem dans l’Antiquité. À partir des années 1860, les notables musulmans commencent à quitter la Vieille ville pour acquérir des domaines à Shaykh Jarrah qui devient, en quelques décennies, le quartier de l’élite musulmane. Une colonie de chrétiens utopiques américains s’y installe en 1881, les Anglais y élèvent en 1898 la cathédrale Saint-Georges, siège du diocèse anglican de Jérusalem. On y trouve aussi l’hôpital Saint-Joseph depuis 1954, et plusieurs représentations diplomatiques. Pendant le mandat britannique, une unité d’artillerie est stationnée sur le Jabal al-Masharif (Mont Scopus) voisin.

            D’après le recensement ottoman de 1905, 167 familles musulmanes, 97 familles juives et 6 familles chrétiennes vivaient alors à Shaykh Jarrah.

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            Après la Nakba, qui chassa 750 000 Palestiniens de chez eux, la Cisjordanie et Jérusalem Est passent sous contrôle jordanien. À la suite d’un accord conclu en 1954 entre la Jordanie et l’UNRWA, l’agence de l’ONU chargé des réfugiés palestiniens, 28 familles palestiniennes se réinstallent à Shaykh Jarrah. Avant que les contrats de transfert de propriété ne puissent être définitivement établis, la Jordanie perd le contrôle de Jérusalem Est à la suite de la guerre des Six-Jours. La loi de 1980 fait de Jérusalem la capitale « une et indivisible » d’Israël.

            En 1972, des comités ashkénazes et séfarades commencent à revendiquer en justice des terres de Shaykh Jarrah, au prétexte qu’elles auraient appartenu à des juifs en 1885. La justice israélienne rend en 1976 une première décision en faveur des Palestiniens. Mais à la suite de la soumission de nouveaux documents, la première décision est cassée et une seconde est rendue en faveur des plaignants juifs. Le ministère de la justice israélien continue néanmoins à respecter l’accord conclu entre la Jordanie et l’UNRWA. Une nouvelle plainte est déposée en 1982 pour obtenir l’expulsion des 24 familles palestiniennes réinstallées. Elle durera jusqu’en 1991 ; à nouveau, les plaignants juifs ne peuvent rien prouver. L’avocat des familles palestiennes, Tosye Cohen, conclut par la suite, dans le dos des 17 familles qu’il représente, un accord injuste avec les comités. Cet accord a ouvert la voie à l’expropriation de ces familles par le tribunal et au transfert de la propriété de leur maison aux comités. Les Palestiniens devenaient locataires de leur propre bien !

            Les comités décident de vendre, en 2003, leur droit de propriété à une entreprise engagée dans la colonisation. Après une première expulsion en 2002, les suivantes s’enchaînent en 2008, 2009 et 2017. L’explosion des derniers jours fait suite à la décision de justice ordonnant à 13 familles d’abandonner leur logement : 4 devaient être parties en janvier, 4 le 6 mai et 3 le 1er août. Les cas des 2 familles sont encore en appel aujourd’hui.

            De manière intéressante, des actes originaux de propriété ont été retrouvés dans les archives ottomanes. Mais quand Sulayman Darwish Hijazi, un habitant de Shaykh Jarrah, les soumet en 2005 au tribunal, ils sont refusés. Dans l’affaire de la maison de Muhammad al-Kurd, les deux parties avaient apporté des actes de propriété d’époque ottomane : les documents de la partie palestinienne montraient que la terre n’avait pas été vendue à des juifs séfarades, mais seulement louée. Quant aux documents de la partie juive, il s’est avéré qu’ils avaient été contrefaits ! Malgré cela, une décision a été rendue en faveur des colons.

            En avril dernier, la Jordanie a fourni une copie retrouvée de l’accord de 1954 avec l’UNRWA et les contrats individuels de location avec les familles palestiniennes. Le jugement en appel a été repoussé en juin. Un processus similaire est en cours à Silwan, ou bien à Batan al-Hawa, où une décision de justice a été rendue en novembre dernier contre 87 familles palestiniennes. Les Anglais auraient transféré la propriété des biens revendiqués à des juifs yéménites à l’époque du mandat.

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            Ce que vivent les Palestiniens est dans le prolongement direct de ce qu’ils vivent depuis la Nakba. Un deuxième exil, un nettoyage ethnique qui n’en finit pas. Les « inquiétudes » de la communauté internationale sont un blanc-seing pour Israël. Assuré du soutien inconditionnel des États-Unis et de l’Europe, comment Israël pourrait-il prendre au sérieux ces réactions verbales, quand le pays piétine les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU ?

            Le ministère des Affaires Étrangères israélien prétend que les événements actuels viennent d’un « conflit de propriété entre personnes privées, réglé en justice ». Comme s’il ne s’agissait pas d’une conséquence de la politique de colonisation d’Israël. Benjamin Netanyahou a réaffirmé que « tout pays construit dans sa capitale, nous avons le droit de construire à Jérusalem ». En revanche, les familles palestiennes des Territoires occupées ne reçoivent pas de permis de construire pour agrandir leurs maisons quand cela est nécessaire. Quand elles s’y risquent, les extensions sont détruites.

            Selon l’organisation israélienne B’Tselem, 1 005 maisons et 424 lieux de travail palestiens ont été détruits à Jérusalem Est par Israël entre 2004 et 2020. En Cisjordanie, ce sont 1 554 maisons qui ont été détruites entre 2006 et 2020, et depuis 2012, 1 673 lieux de travail ont connu le même sort. Face à ces destructions, 18 colonies juives ont été fondées à Jérusalem Est, qui abritent aujourd’hui 220 000 colons. Aucune pression et aucun mécanisme de sanction ne dissuadent Israël de poursuivre la colonisation. La justice israélienne, quant à elle, ne sert à rien d’autre qu’à favoriser l’avancée pas à pas des colonies, sur la base de fausses déclarations, de pièces contrefaites et d’accords léonins. Les quartiers comme Shaykh Jarrah et Silwan sont les fronts de cette entreprise de colonisation israélienne.

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            Israël a prouvé à maintes reprises qu’il irait jusqu’au bout de la colonisation, profitant de chaque accord international pour prolonger le statu quo et avancer ses pions. Les effets désastreux des Accords d’Oslo pour les Palestiniens, à Jérusalem Est et en Cisjordanie, sont évidents. L’indifférence de la communauté internationale garantit une impunité totale à Israël. Les Émirats Arabes Unis et Bahreïn, qui n’ont jamais levé le petit doigt pour soutenir les Palestiniens, ont instrumentalisé la question palestinienne pour conclure la paix avec Israël par les « accords d’Abraham » signés en 2020, sous l’égide des États-Unis de Donald Trump. Certains ont cru naïvement qu’en contrepartie, Israël interromprait au moins pour quelques temps la colonisation illégale. Israël n’a même pas senti le besoin de faire un geste pour contenter ses nouveaux amis arabes. Mais contrairement aux attentes, la jeunesse palestinienne s’est montrée plus active qu’attendu.


Source : https://www.gazeteduvar.com.tr/seyh-cerrah-apartheid-yansimalari-makale-1521852

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