À l’époque où je n’étais qu’une enfant, la queue du Mickey était ce machin qui donnait droit à un tour de manège gratuit quand on parvenait à l’attraper. Je me souviens assez distinctement avoir tenté d’attraper une fois ou deux cette sacrée queue du Mickey avant d’observer le manège du manège.
Je compris rapidement que c’était le forain qui décidait de tout. Il agitait vigoureusement la ficelle de telle sorte qu’aucun enfant n’étant assez coordonné et rapide pour l’attraper par lui-même. Après quelques temps, il en choisissait un, lui faisait tomber le truc sur la tête pendant une bonne seconde, histoire que le petit humain et ses capacités atrophiées, parvienne à s’en saisir.
Ayant été élevée dans l’idée que tout était égalitairement réparti, je cessais donc de m’escrimer à essayer d’attraper le truc puisque que la seule façon de l’avoir était qu’on me le donne. Je levais donc vaguement le bras pour signaler au forain que je voulais ma part, j’attendais vainement mon tour pour gagner un tour gratos. Ceux qui ne réussissaient pas à l'attraper l’ont vécu à l’époque comme une sorte d’injustice, pourquoi les autres et pas eux ?
J’ai compris assez rapidement comment vraiment attraper le machin : debout dans l'avion en résine, les bras tendus vers le plafond, les yeux rivés sur la queue du Mickey. Les gamins servis en queue de Mickey se distinguaient des autres parce qu’ils essayaient vraiment là où d’autres ne faisaient qu’attendre leur tour.
Le critère d’attribution n’était donc ni chacun son tour, ni la capacité à attraper l’objet mais un objet bien plus complexe. C’était le mérite des enfants estimé par le forain. Il fallait donc y croire, se donner du mal et mériter non pas par ses capacités mais par son implication.
Outre le fait qu’essayer sincèrement quand on savait que le jeu était truqué consistait en une sorte d’injonction paradoxale, je réalisais également que s’escrimer à vouloir attraper la queue du Mickey était finalement le meilleur moyen de cesser de faire du manège. Tout ce qui rendait l’exercice attrayant : voir le monde défiler atour de sa soucoupe volante et faire coucou à sa mère restée sur le bord, était gommé par l’effort et l’engagement nécessaire pour atteindre un tour de manège gratuit. Il fallait donc cesser l’activité appréciée pour une hypothétique possibilité de pourvoir en faire plus.
J’ai compris bien plus tard en emmenant mes nièces faire des tours de manège que les forains avaient un autre critère d’attribution : dans les cas où il y a deux enfants de la même fratrie et que l’autorité parentale est sur le point de mettre un terme aux tours de manège, le forain donne la queue du Mickey à l’un des deux, ce qui entraîne généralement l’achat d’un ticket supplémentaire pour le second...
Les deux prétextes ne sont pas antinomiques, il faut bien entretenir l’illusion du mérite pour justifier les manœuvres calculées.
Les rapports humains en société fonctionnent bien souvent de la même façon. Des gens sont placés en position de toucher un bonus en croyant que leur mérite fera la différence alors que bien souvent, ces privilèges sont distribués par des individus précis en fonction de critères secrets à demi-explicites et au quart rationnels qui n’ont pas grand chose à voir avec les critères publiquement exprimés.
L’apparence, l’adhésion au groupe, le soutien apporté au leader pèsent généralement bien plus lourd que la capacité effective des gens. Par ailleurs, pour atteindre un objectif, on se retrouve bien souvent à faire exactement l’inverse de ce que l’on veut atteindre. Trahir ses ambitions pour les réaliser est une sorte de passage obligé de la maturation de l’humain au point qu’il trouve une sorte de gratification à avoir perdu ses illusions.
C’est pour cela que dans les rapports sociaux, le conformisme est aussi important. Il est une étape nécessaire à la reproduction du système de pouvoir. En affirmant son attachement à la fiction en cours, l’individu demande à bénéficier de son tour gratuit. Certains sont dupes, d’autres à moitié, d’autres encore pas du tout. L’important est de jouer au bon jeu.
On peut rester dans le domaine de l’enfance en considérant que cette forme de réalité relève d’une vaste partie de "Jacques à dit". L’amusement reste à portée de main car il devient possible de semer le chaos en identifiant les règles derrière la fiction et en commençant à les énoncer publiquement ou les appliquer naïvement de telle sorte de faire apparaître leurs contradictions.
Attention toutefois à jouer subtilement et par petites touches, s’attaquer frontalement et brutalement à la fiction en cours mènera à une brutale exclusion d’un groupe humain.
À chaque tour c’était l’épreuve : il fallait attraper la queue du Mickey.
Oui, c’est du manège forain que provient l’expression qui résume le bonheur fabriqué, l’honneur bidouillé, l’apothéose bricolée. Je conseille aimablement à ceux qui croyaient encore que leurs exceptionnelles capacités motrices, leur œil de lynx et une rapidité du geste bien au-dessus de la moyenne étaient à l’origine de leur facilité à attraper la queue du Mickey de cesser ici même la lecture de cette définition, la suite pouvant entraîner d’irrémédiables dégâts au sein de leur ego.
Il n’y avait en effet que deux raisons possibles pour qu’un marmot sortant à peine de l’incontinence urinaire puisse attraper la queue du Mickey sournoisement agitée par un commerçant n’acceptant que les règlements en liquide (mais ceci est une autre histoire) : c’était papa qui vous accompagnait et le bonhomme avait compris son intérêt économique à jouer de sa culpabilité à ne pas partager plus de temps avec vous, ou bien c’était maman qui vous accompagnait et le bonhomme appréciait l’ensemble bottines-jupe alors prôné par la mode en vigueur.
Croyiez-vous que vous attrapâtes la queue du Mickey par justesse du geste ?
Croyiez-vous vraiment que vous alliez toute votre vie rouler en Ferrari avec une blonde rieuse à vos côtés ?
Vous étiez prévenus, cette définition n’est pas très agréable à lire. Attraper la queue du Mickey marque le déterminisme profond des soi-disant heureux hasards du quotidien.
Rien d’autre.
Contrevenant trop largement aux intérêts de la Walt Disney Company, vendeuse de bonheur officiel depuis 1923, l’expression attraper la queue du Mickey fut interdite pour de futiles raisons hygiénistes (l’appendice caudale de la peluche pendue étant accusé de propager les maladies enfantines) le 12 avril 1992, à l’occasion de l’ouverture du seul lieu désormais autorisé à faire attraper la queue du Mickey.
Ainsi rendue surannée, elle ne mit plus en danger les intérêts financiers de la bonne fortune avec son ironie frondeuse un peu trop facilement maniée par ces anciens conducteurs de Ferrari (ceux avec la blondinette à côté).
Le pompon, la « queue du Mickey », ce trophée agité au bout d’une corde par le forain, justifiait à lui-seul de monter dans un manège !