Le 6 mai 1853, les premiers Indiens débarquaient à Saint-Pierre pour travailler notamment sur les plantations. Ils ont longtemps été méprisés, brimés, ostracisés à cause de leur langue, de leur religion, de leurs coutumes, de leur apparence. 170 ans après, leurs descendants, malgré des parcours différents, ont en commun une indianité revendiquée et assumée. Rencontre avec quelques-uns d'entre eux qui se réapproprient et partent à la découverte de leur histoire, de leurs origines, de leur culture et d'eux-mêmes. Dossier réalisé par Karine Saint-Louis Augustin
Dossier réalisé par Karine Saint-Louis Augustin
« Être Indien, c'est ma richesse ! »
Nous rencontrons Paul Carpin dans sa villa au Robert. « Je suis un pur Indien né à Macouba d'un papa indien, d'une maman indienne, de grands-parents indiens, lance-t-il d'emblée. C'est mon aïeule Manman Go Nalamoutou qui est arrivée en Martinique », souligne-t-il. « Etre Indien, c'est ma richesse. C'est pourquoi je tiens à perpétuer les traditions de mes ancêtres ». Avec fierté, Paul Carpin ressort les coupures de France-Antilles datées de dizaines d'années dans lesquelles on parle de lui et des célébrations indiennes. « Même si certains prétendent le contraire, c'est moi qui ai contribué au développement et à la connaissance des rites indiens. En Martinique, je suis le premier à avoir fait la cérémonie de la déesse Kali dès le Soleil levant ; le premier à avoir célébré la fête du Pongol et celle du Dipavali ou encore celle de Devasham pour les défunts ; j'ai aussi fêté le premier l'arrivée des Indiens en Martinique. C'est aussi grâce à moi que l'on met des fruits entiers et non plus des morceaux de cocos secs et de bananes en offrandes dans les temples ; c'est moi qui ai montré comment bénir l'eau et le sel. Et, si aujourd'hui les hommes portent la robe traditionnelle pour entrer dans la chapelle, c'est grâce à moi alors même qu'on me traitait de makoumè quand je le faisais. Avant moi, les Indiens ne célébraient pas le nouvel an tamoul le 14 avril. Ils ne connaissaient même pas la date », raconte-t-il.
« La religion la plus pure et propre »
Le vieil homme regrette qu'à cause des mauvaises pratiques, la religion tamoule soit associée à la sorcellerie alors que, dit-il, « c'est la religion la plus pure et propre ». « Ceux qui la respectent peuvent se présenter devant les divinités et demander la grâce, une requête saine comme une aide pour le travail, pour le foyer, pour la santé mais certainement pas pour solliciter la richesse, la chute des autres ou les femmes ».
Paul Carpin déplore aussi que les cérémonies soient trop souvent des spectacles, parfois même payants, où l'on ne respecte pas la tradition ou les anciens.
Un temple dans le jardin
« Ici, beaucoup de gens se revendiquent prêtres alors qu'ils ne sont que des officiants de la religion tamoule. Pour être prêtre indien, dès la naissance, on vous choisit et vous élève pour ce dessein. Moi, j'aurais pu revendiquer ce titre : je suis né dans la religion tamoule. Depuis que j'ai 3 ans, mon arrière-grand-père me faisait balayer la chapelle de Bellevue à Macouba avec des feuilles de cocotier. On allait aussi chercher du caca bœuf pour daller le sol. Plus tard, j'ai été initié par un prêtre tamoul en Guadeloupe qui m'a fait me coucher par terre. Je suis aussi allé à la Réunion où un prêtre indien m'a mis le mala, le collier des prêtres, des sâdhus (sages vivant dans le dénuement) et des personnes religieuses. Mais c'est moi qui ai refusé de devenir prêtre et qui ai préféré n'être qu'officiant ».
Blessé, agacé ou déçu par certains membres de sa communauté, Paul Carpin préfère désormais pratiquer sa religion dans l'intimité de son temple privé construit dans son jardin.
L'indianité de Charles Virassamy et de son neveu Alain est surtout gourmande. C'est donc en cuisine qu'ils nous ont reçus. Une rencontre pleine de saveurs et riche en souvenirs.
Au menu ce jour-là : un colombo de porc. « Je ne dis pas que c'est la recette traditionnelle, mais c'est la mienne », prévient Alain. Pour cette préparation, il faut d'abord faire revenir dans une poêle à sec du riz, des graines de cotomili (coriandre), de moutarde, de cumin et de fenugrec. « Cette dernière est vraiment très amère. Il faut en mettre avec parcimonie », précise Charles. Quand le mélange est grillé, on le passe au moulin afin d'obtenir une poudre dont l'odeur évoque les marchés aromatiques du bout du monde. Dans un faitout, il faut ensuite faire revenir à petit feu, sans huile et à couvert, des épices et la viande de porc qui aura préalablement macéré dans un bain de citron, d'ail, de sel et de poudre d'épices précitée.
Aubergines et mangos verts
Alors qu'ils découpent en dés de l'aubergine, des courgettes et des mangos verts, les deux cuisiniers évoquent des anecdotes. « Enfants, nous étions tout contents que les tantes acceptent de nous confier une tâche en cuisine : éplucher le mandia. Ce n'est que bien plus tard que j'ai compris qu'elles nous le demandaient parce que le curcuma jaunissait les doigts », raconte Alain amusé par sa naïveté d'enfant. Après 45min, la viande est prête. Elle a cuit dans sa graisse et dans ses sucs. Elle est tendre et déjà savoureuse. On la réserve et on met sur le feu les légumes dans un fond d'eau. Ils donneront à la sauce sa consistance.
Des recettes à transmettre
Les échanges se poursuivent : « Je suis très attaché, non pas à la nostalgie, mais à ce que j'appellerais la madeleine de Proust de notre enfance, à tous ces plats auxquels nous étions habitués qui nous faisaient tant plaisir », indique l'un. « La cuisine, les recettes, la gastronomie sont des éléments très importants de la culture, quelle que soit cette dernière. Elles font partie des caractéristiques distinctives d'un peuple. C'est important de transmettre ce savoir aux générations suivantes », renchérit l'autre. On ajoute de temps en temps un peu d'eau dans les légumes jusqu'à ce qu'ils soient fondants tout en restant croquants. « On mangeait aussi le chardon béni que l'on faisait échauder pour enlever le goût amer. On le pilait, et on ajoutait de la morue rôtie dessalée avec de l'ail et de l'oignon. Un délice ! » se souvient Charles. Des tamarins sûrs sont écossés, trempés dans un bol d'eau et délayés pour extraire la pulpe des graines. Le jus ainsi obtenu est versé à la sauce encore au feu. Les hommes poursuivent.
Feuilles de dachines enroulées
« Il y a aussi le quillaia, un arbre rare ramené par les Indiens. On en trouve dans le nord et au François chez quelques familles. On échaude les feuilles, on les fait revenir comme des épinards et on les mange avec du riz. C'est très bon », indique l'oncle. « On mangeait aussi les jeunes feuilles de dachine encore enroulées qu'on préparait aussi comme les épinards », renchérit son neveu.
Il est temps d'incorporer la viande de porc à la sauce. On y ajoute de la pâte de curcuma, de la pâte à colombo. « Certaines personnes mettent aussi du paroka, ou manjé kouli, mais nous, on n'en mettra pas », souligne Charles Virassamy.
On laisse mijoter encore une bonne heure et en toute fin de cuisson, Alain ajoute du séra -mélange d'ail et de citron fraîchement pressé. « C'est mon secret de chef, il ne faut pas le partager. Ça relève les saveurs », confie-t-il.
Arlette, l'épouse de Charles, a préparé le riz et dressé la table. Après près de trois heures en cuisine, il est temps de déjeuner. Autour de la table, tout le monde se régale. On en reprend, on savoure et on continue d'échanger sur les souvenirs gourmands. « Ma grand-mère faisait griller toutes les épices mais aussi sa viande sur du charbon. Quand elle mettait tout ça à consommer, il y avait un parfum qui se dégageait et on était tous déjà rassemblés l'eau à la bouche. Je n'ai jamais retrouvé le goût de son fameux colombo », raconte Alain avec nostalgie.