« On oublie qu’on est les esclaves du Qatar le temps d’un match »
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26 octobre 2022 à 19h06
Doha (Qatar), août 2022. Il faut « laisser la polémique de côté » pour faire place « au jeu », « à la fête », au plus grand événement sportif de la planète : la Coupe du monde de football, qui se déroulera du 20 novembre au 18 décembre au Qatar. Voilà le message de Zinédine Zidane, star internationale du ballon rond peu diserte, à quelques semaines du coup d’envoi du « Mondial de la honte », du « Mondial de trop ». Ne plus parler des scandales humanitaire, social, écologique, de corruption… au royaume de l’esclavage moderne, des travailleurs migrants surexploités jusqu’à la mort pour construire les infrastructures, des droits des femmes et des personnes LGBT+ bafoués, des stades climatisés à ciel ouvert, des folles restrictions imposées aux journalistes qui couvriront l’événement… « Pour que tous les passionnés passent un bon moment », comme dit Zizou, l’un des ambassadeurs de l’attribution de la Coupe du monde au Qatar (il avait reconnu publiquement en 2019 avoir touché 3 millions d’euros pour promouvoir la candidature de l’émirat).
Dans la chambre miteuse d’une colocation de la banlieue de Doha, après des années à vivre entassés dans un camp de travail au milieu du désert, Joseph* et Moktar*, comme des milliers d’autres hommes venus des pays les plus pauvres de la planète, principalement d’Asie du Sud et d’Afrique, prient pour que ce que l’icône des Bleus en France appelle « la polémique » dure aussi longtemps que possible.
Tant c’est inespéré que des projecteurs se braquent sur l’enfer qu’ils subissent : des abus systémiques où le travail forcé ou non payé, à des cadences infernales et sous des températures extrêmes, est légion, où les conditions d’hébergement sont indignes dans des camps de travail fermés (lire ici et là nos enquêtes). À rebours de la communication des autorités qataries, qui vantent plusieurs réformes amorcées sous la pression internationale mais qui n’ont pas amélioré la vie des travailleurs, faute d’être appliquées.
À certains, la mafia du recrutement dans les pays d’origine a fait miroiter, contre des frais illégaux de plusieurs centaines ou milliers d’euros, des salaires réduits à peau de chagrin une fois sur place, quand ils sont payés, moins que le salaire minimum déjà bas (environ 260 euros) pour douze, voire quatorze heures de travail par jour, six jours sur sept, parfois sept jours sur sept. À d’autres, elle a fait croire, là aussi en moyennant des frais mirobolants, comme à Abdulaye* et Mohind*, qu’ils seraient des stars du ballon rond au Qatar, un pays où il serait facile de percer du fait d’un mauvais niveau des joueurs locaux et de bonnes infrastructures.
Boulot-dodo-boulot-dodo. Joseph et Brulaye, ouvriers de la construction sur des chantiers du Mondial, ont convaincu leur manager, un Moyen-Oriental, « de casser ce rythme mortel », et de les aider à obtenir du patron d’une entreprise du BTP la possibilité de jouer au football une fois par semaine, lors de leur seul jour de repos : le vendredi soir. D’abord réticent, ce dernier a fini par y consentir et paie la location d’un créneau sur un terrain en banlieue de Doha.
Joseph et Brulaye ont constitué une équipe de collègues qui affrontent, dans la sueur et la bonne humeur, d’autres travailleurs migrants venus de diverses entreprises de la construction, qui vivent le plus souvent dans des camps de travail. Ils sont pour la plupart originaires d’Afrique subsaharienne.
« C’est notre respiration, notre moment de joie », témoigne un travailleur ghanéen. « On oublie le travail, les souffrances, qu’on est les esclaves du Qatar le temps d’un match », appuie un autre, venu de Côte d’Ivoire pour subvenir aux besoins de sa famille. Il raconte comment l’extrême fatigue du labeur, cumulée aux conditions climatiques, fait parfois qu’au bout d’à peine cinq ou dix minutes de jeu, certains s’écroulent au sol, déclarent forfait, épuisés, mais arborant un immense sourire aux lèvres.
« On ne parle pas du travail, ni de la misère au camp, on ne vit pendant une soirée que pour le football, on mange ensemble après », s’enthousiasme Joseph qui voudrait que tous les employeurs soient contraints par les autorités qataries d’allouer un temps de sport à leurs employés. « Je sais que je rêve, ça n’arrivera jamais, on est une infime minorité à connaître ça. Le Qatar ne cherche même pas à faire respecter les lois du travail qu’il a adoptées. » Il rêve aussi d’assister à un match de la Coupe du monde : « Cela coûte une fortune, aucun d’entre nous ne peut se payer un match. Je dois déjà rembourser la dette que j’ai contractée pour venir travailler ici. »
« Ils pourraient nous inviter, c’est nous qui avons construit les stades et ce pays », réplique Brulaye que l’équipe se met à applaudir.
* Les prénoms suivis d’un astérisque sont des prénoms d’emprunt.