Il y a 80 ans, Elisabeth de Miribel avait tapé à la machine l’appel du 18 juin 1940. Témoin privilégiée, la secrétaire du Général De Gaulle s’était confiée à Michel Tauriac sur ce jour historique... Avec Rétro Match, suivez l’actualité à travers les archives de Paris Match.
Juin 1940, la France, mise en déroute par l’armée allemande, vit la pire débâcle de son histoire. Le 17 juin, à 12h30, le maréchal Pétain, 84 ans, déclare d'une voix chevrotante à la radio : «C'est le coeur serré que je vous dis aujourd'hui qu'il faut cesser le combat». Dans l'après-midi sur l'aéroport de Bordeaux, le général de Gaulle, farouche opposant à l'armistice, embarque dans un avion britannique. « Dans ce petit avion, écrira Winston Churchill dans ses Mémoires de guerre, de Gaulle emportait avec lui l'honneur de la France». Quand il débarque à Londres, cet éphémère sous-secrétaire d'Etat à la guerre d'un gouvernement démissionnaire se voit « seul et démuni de tout, comme un homme au bord d'un océan qu'il prétendrait traverser à la nage».
Le 18 juin 1940, dans la matinée, de Gaulle rédige une proclamation aux Français : il faut continuer le combat. C’est un homme seul, ou presque. À ses côtés, son aide-de-camp, Geoffroy de Courcel, et une jeune femme de 25 ans, secrétaire improvisée, qui va taper à la machine l’appel du 18 juin. Témoin privilégiée de cette journée historique, Elisabeth de Miribel s’était confiée au journaliste Michel Tauriac de France-Inter en 1971 - un entretien alors reproduit dans Paris Match.
Le général de Gaulle est autorisé par Churchill à enregistrer son appel à 18h00 à la BBC. Un technicien lui demande de faire un essai de voix. De Gaulle dit : «La France». Feu vert, de Gaulle se met à parler : «Moi, général de Gaulle actuellement à Londres, j'invite les officiers et les soldats français qui se trouvent à Londres à se mettre en rapport avec moi». Dans son allocution, diffusée à trois reprises dans la soirée, le futur chef de la France Libre, assure: «Quoiqu'il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas».
Sur les quelques dizaines de milliers de soldats français, revenant de l'expédition franco-britannique de Narvik ou évacués de la poche de Dunkerque, moins de deux cents resteront avec de Gaulle. Ils seront rejoints par les 124 «hommes valides» de l'île de Sein une semaine après l'appel. Dix ans plus tard, de Gaulle écrira dans ses »Mémoires de guerre» : «Devant le vide effrayant du renoncement général, ma mission m'apparut, d'un seul coup, claire et terrible. En ce moment, le pire de son histoire, c'était à moi d'assumer la France».
Voici l’interview d’Elisabeth de Miribel consacrée à l’appel du 18 juin 1940, telle que publiée dans Paris Match en 1971…
Elle a tapé l’appel avec deux doigts. A Londres, le 18 juin, Elisabeth de Miribel, 25 ans, secrétaire improvisée, tape à la machine : « La France... a perdu une bataille... » Aujourd'hui elle est premier conseiller à l'ambassade de France à Santiago du Chili. Pour la première fois elle a confié à Michel Tauriac de France-Inter, les souvenirs du plus grand jour de sa vie.
Michel Tauriac. Elisabeth de Miribel, vous souvenez-vous de la première fois où vous avez vu le général de Gaulle?
Elisabeth de Miribel.Je m'en souviens très bien, mais je ne peux vous dire la date exacte... C'était le 8 ou le 9 juin à son premier passage à Londres. Son officier d'ordonnance Geoffroy de Courcel, ami de Sologne, que je connaissais bien, m'a téléphoné à la mission Paul-Morand pour me demander de voir un général français et d'apporter un certain nombre d'adresses de Français en mission à Londres. J'y suis allée l'après-midi même.
Qu'était cette mission Paul-Morand ?
Assurant la liaison entre le ministère du Blocus à Paris et le ministère économique à Londres, elle était chargée de développer une stratégie commune du blocus contre les nazis. Paul Morand la dirigeait avec quelques personnalités, dont un M. Berra, membre de la Banque d'Indochine, et un M. Bessan-Massenet de chez Gallimard. Il y avait aussi tout un groupe de secrétaires et d'experts.
Racontez-moi votre première rencontre avec le Général?
A Londres on vivait très simplement, aussi comme j'étais très émue de rencontrer un général français, j'ai acheté un chapeau pour aller à ce rendez-vous. Je suis arrivée dans un appartement...
... Vous vous souvenez de la couleur de votre chapeau ?
Beige, je crois. C'était un très grand feutre, assez large et joli... mais je ne l'ai pas gardé.
C'est simplement à l'idée de rencontrer un général que vous étiez aussi émue ?
C'était le fait de rencontrer une personnalité. Courcel m'avait demandé le nom d'un certain nombre de Français en mission, leurs numéros de téléphone, l'adresse de Monnet, de Pleven... Il m'avait expliqué que ce général français était à Londres pour une mission importante, qu'il cherchait à rencontrer Churchill, qu'il allait peut-être constituer un secrétariat en Angleterre, qu'il demandait à me voir... Enfin, j'étais assez jeune à l'époque…
Mais le nom du général de Gaulle ne vous avait absolument rien dit?
Etant d'une famille militaire, je savais qu'il avait écrit des ouvrages sur les tanks, sur la guerre blindée; que pendant la campagne de France il avait été un des seuls généraux français victorieux... Mais c'était tout.
Alors, votre arrivée à Seamore Place maintenant ?
C'était dans un petit appartement. De l'antichambre, Geoffroy de Courcel m'a introduite dans un très grand living où se tenait le général de Gaulle. Il y avait une table roulante avec du thé. Le général de Gaulle m'en a offert avec beaucoup de courtoisie. J'étais très intimidée devant cet homme immense, très grave.
En uniforme, évidemment ?
Oui, le genre pantalon de cheval avec des leggins... Surtout immensément grand. Plus je l'écoutais parler plus il me semblait grand. Physiquement et moralement. Il m'a interrogée sur la mission Morand : je lui ai dit que les gens étaient inquiets, qu'ils ne faisaient pas grand-chose, qu'ils se demandaient quel serait l'avenir. Très vite, il s'est mis à parler comme avec lui-même de ses idées sur la guerre qui se terminerait par une défaite, qui pourrait encore être évitée par une résistance en Afrique du Nord. Mais que ni le général Weygand ni le maréchal Pétain n'envisageraient cette résistance parce que leurs esprits étaient « petits bourgeois » et qu'ils n'avaient pas le sens de l'Empire. Il fit une description presque apocalyptique de ce qui allait survenir en France et à quoi personne ne s'opposerait…
Avez-vous d'autres détails sur cette conversation ?
Non. Mais j'ai ce souvenir très profond que tout d'un coup dans ce climat de Londres, où tous les jours les journaux anglais affichaient notre défaite, je rencontrais un homme d'une immense vision, très lucide, qui voyait effectivement que la bataille allait être perdue, mais qui voyait aussi que c'était une bataille et qu'on pouvait continuer. J'étais aussi très bouleversée par cette critique que j'entendais pour la première fois de personnalités comme celle de Weygand, que j'avais appris à respecter dans mon milieu familial. Mais avec une sorte d'intuition je sentais qu'il avait raison, sans très bien comprendre que de telles choses soient possibles, parce qu'on n'en était pas encore là.
Pour vous, ça a été le coup de foudre... Vous avez rencontré le destin... Vous aviez vraiment l'impression que cet homme allait devenir quelqu'un de très important?
J'ai eu l'impression d'une véritable grandeur. Je sentais que cet homme était marqué par l'Histoire.
Et vous ne dites pas cela, aujourd'hui, parce que vous savez ce qui s'est passé après ?
Non, pas du tout. Pendant toute cette période qui a suivi les premiers jours... enfin, le 18, 19, 20 juin... Jusqu'au 14 juillet on avait bien l'impression de vivre une page d'histoire : on ne savait absolument pas où elle mènerait, mais enfin on était conduit par quelqu'un d'immense.
Le 17, deuxième coup de téléphone de Geoffroy de Courcel...
Oui, mais en fin de journée, parce que le 17, comme je n'avais plus rien à faire à la mission Morand je suis allée dans un hôpital anglais de Londres voir les blessés français de Dunkerque. J'étais accompagnée de Mme Vannier, la femme du général Vannier, qui avait été attaché militaire à Paris et qui était revenu à Londres. Nous avons amené des oranges, du chocolat, sans nous douter, d'ailleurs que c'était là que nous entendrions le discours du maréchal Pétain annonçant la demande d'armistice... ça c'est une chose que je n'oublierai jamais. Nous étions dans ces salles d'hôpital devant des Français qui étaient entièrement couverts de bandages, le visage souvent caché, car c'était, sauf quelques exceptions, de très grands brûlés. Pendant ce discours de Pétain, personne n'a dit un mot. Certains ont pleuré... A la fin, comme nous partions, Mme Vannier a demandé à l'un des blessés : « Qu'est-ce vous allez faire ? Il a répondu : - Moi, Madame, je veux rentrer en France pour mourir devant ma porte... » Ensuite, elle a demandé la même chose à un plus jeune, qui a répondu :. Non, moi je veux continuer. Je rentrerai à Paris par l'Arc de Triomphe... - Là dessus, je suis rentrée à la mission Morand et c'est Courcel m'a téléphoné pour me demander de venir le lendemain matin à Seamore Place...
Seamore Place, vous arrivez done le lendemain matin, vers quelle heure ?
Je ne me rappelle plus très bien... entre 9 heures et 9 heures et demie : le Général était dans la grande pièce : je ne l'ai d'ailleurs pas vu, je crois, le matin. Courcel était dans une autre pièce, peut être la chambre à coucher. Moi, j'étais dans une petite salle, près de l'entrée. J'ai passé pratiquement la matinée à attendre les instructions et à ouvrir la porte aux premières personnes qui avaient rendez-vous avec le Général et venaient se présenter. Parmi elles, E. de Boislambert dont je me souviens très bien.
Les autres visiteurs, c'étaient des militaires...
C'étaient des hommes, mais je ne savais pas leur nom. Le seul que je peux identifier dans mes souvenirs, c'est Boislambert.
Et tous ces gens se portaient volontaires pour continuer la lutte ?
Ils avaient rendez-vous avec le Général. C'étaient peut-être des personnes amies de Pleven ou de Jean Monnet ou des personnalités en mission, qui venaient voir le général de Gaulle. Je ne sais pas... Je n'ai pas assisté aux entretiens. Il n'y avait pas de femme de chambre ni de femme de ménage... et c'est moi qui ouvrais la porte. Courcel les introduisait auprès du Général.
Alors, ensuite, vous tapez ce fameux appel... le fameux manuscrit ?
Oui, mais... je ne savais pas taper... Enfin, j'avais tapé en faisant mes études en Suisse avec deux doigts sur de vieilles machines à écrire. Là, il y avait une machine dont je ne me rappelle même plus si c'était le système français ou le système anglais. Je me trouvais devant un texte manuscrit du général de Gaulle très difficile à lire. Il avait en effet une très belle écriture, mais qui, au début, n'était pas facile à déchiffrer. J'ai eu ce texte dans l'après midi, je l'ai tapé avec difficulté, plusieurs fois. Geoffroy de Courcel m'a aidée à déchiffrer. J'ai remis les textes à Courcel qui les a transmis à de Gaulle. Le seul souvenir concret, c'est qu'à la fin de la journée il faisait déjà sombre. Le général de Gaulle et Courcel qui allaient à la B.b.c., m'ont ramenée dans mon appartement à Browton Square. Mais je n'ai même pas entendu le discours parce que je n'avais pas la radio... J'ai lu les réactions dans les journaux du lendemain…
Et lorsque vous avez tapé ce manuscrit, avez-vous eu conscience de l'importance historique qu'il revêtirait ?
C'est-à-dire qu'il faut se replacer dans l'ambiance... Nous étions des Français isolés, chacun dans notre mission, qui ne pouvions sortir dans la rue sans voir la défaite française affichée en manchette des journaux. Moi-même, le 17 au soir, j'avais été invitée par Lady Eden et un major écossais, dont j'ai oublié le nom, qui s'était rendu en mission en France pendant la guerre et qui avait vu mon père alors officier dans la ligne Maginot. Il devait me donner de ses nouvelles. Ayant entendu dans la journée le discours de Pétain, j'aurais préféré faire n'importe quoi plutôt que d'aller à ce dîner : j'ai dû y aller... J'avais répondu oui. Durant tout le dîner, les Anglais ont évoqué les meilleurs souvenirs qu'ils avaient de la France : les amitiés françaises, la culture française, certaines provinces qu'ils aimaient particulièrement, ou certains tableaux ou certains livres. Pas un mot n'a été dit qui puisse paraître une critique envers la France. Cela, je ne l'oublierai jamais.
Avez-vous su si le Général avait pu entendre Pétain à la radio ?
Non, je ne sais pas du tout... Je suis sortie de l'hôpital pour rentrer à la mission ; là j'ai reçu le coup de téléphone de Geoffroy de Courcel, mais pratiquement je ne sais rien ni du départ du général de Gaulle de France ni de ses premiers contacts à Londres, à son arrivée... Je n'ai commencé à exister qu'à partir du 18 au matin, dans le petit appartement de Seamore...
Vous ne savez pas non plus si le Général avait l'intention de lire son appel à la radio dès le 17 au soir ?
Non. Vous savez, j'étais l'obscur soldat dans une bataille qui était grande, et on ne savait pas où elle menait.
Mais, revenons légèrement en arrière. Vous nous avez dit, tout à l'heure, que vous aviez été appelée par Geoffroy de Courcel au téléphone vers le 8 ou le 9, n'est-ce pas ? A cette époque, Geoffroy de Courcel ne vous a pas caché que le Général avait l'intention d'organiser une résistance à Londres ?
Geoffroy de Courcel m'a dit que c'était pour rencontrer un général français, sous-secrétaire d'Etat, que ce général en négociation avec les Anglais devait faire des séjours à Londres et y organiser un secrétariat. C'est plutôt à travers les paroles du général de Gaulle que j'ai eu l'intuition que les choses étaient beaucoup plus avancées et beaucoup plus tragiques que nous ne le soupçonnions et que cet homme résisterait quelque part. Je n'étais pas sûre que ce soit à Londres. Ce dont j'étais sûre, c'est qu'il résisterait...
... Et dès le 8 ou le 9, vous en étiez sûre ?
Ah, oui, absolument. On n'analyse pas les choses, on les sent à ce moment-là... Enfin, cet homme parlant de cette manière de la France, à un moment aussi tragique et à un moment où les gens marquaient le coup devant chaque bataille perdue, et se demandaient surtout comment ils allaient sauver leurs meubles — ce qui était le cas des membres de la mission Morand, surtout les plus importants c'était autre chose. Quand on rencontre de Gaulle pour la première fois et qu'il vous parle avec cette vision lucide et déterminée du sens de la France, on a une autre perspective.
Lorsque vous avez fini de taper ce manuscrit, est-ce le Général ou Geoffroy de Courcel qui l'a pris ?
Je l'ai donné à Geoffroy de Courcel qui entrait et sortait de la pièce où se trouvait le Général... Moi, j'avais déjà assez de mal à me débrouiller avec ma machine à écrire...
Et ce retour dans le taxi, est-ce que vous en avez un souvenir très précis ?
Non, je ne sais pas si le Général est monté devant ou si c'est moi. Je sais qu'ils m'ont ramenée chez moi et qu'ils allaient à la B.b.c.
Il était quelle heure à peu près ?
Je dirais vers 7 heures et demie du soir, enfin vers la fin de la journée puisque j'ai un souvenir d'obscurité... J'ai toujours eu l'impression - mais je n'ai pas pris de notes - que le message du général de Gaulle a dû être lu vers 8 heures du soir à la B.b.c.
Le 19 au matin, la réaction des journaux anglais ?
Ah, extraordinaire. Partout jaillissait l'histoire de ce général qui avait décidé de continuer la lutte en Angleterre. Les gens qui vendaient les journaux, les portiers d'hôtel, le concierge de mon appartement... Enfin, tous ceux avec qui on parlait vous félicitaient d'une façon merveilleuse.
Alors, vous arrivez au bureau, à Seamore Place, ce matin à ; que se passe-t-il ?
Je ne pense pas être allée le lendemain à Seamore Place. Je crois que je suis retournée à la mission Morand. Là Paul Morand, pensant que probablement il se constituerait à Londres un gouvernement provisoire avec Mandel. de Gaulle, etc., m'a chargée de le rappeler au souvenir du général de Gaulle, de dire qu'il était à sa disposition, chose qu'il a oubliée par la suite et que je vous raconterai. Mais ce lendemain du 18 juin était euphorique. Je crois ensuite que c'est le 20 juin que nous nous sommes installés à Saint-Stephan's House, dans un étage assez délabré, le premier ou deuxième étage, donnant sur la Tamise. C'est dans ces bureaux vides, poussiéreux, qu'on a placé le bureau du Général avec une table en bois et deux chaises, genre cuisine, et une grande carte de la France. Et là, pendant quelques semaines, nous avons constitué un secrétariat qui travaillait sur des caisses renversées, parce que nous n'avions pas d'autres tables.
Et quelles sont les réactions que vous avez pu enregistrer de la part des Français tout de suite après l'Appel ?
Ça dépend... Pour certains Français officiels, les Français de l'ambassade mais j'en connaissais peu – nous étions plutôt des gens gênants. Le maréchal Pétain avait demandé l'armistice, et cet essai de résistance en Angleterre leur paraissait fou. D'autant plus que la plupart des Français arrivés de France et se trouvant à Londres avaient l'impression que l'Angleterre en avait pour six semaines, qu'elle serait envahie, qu'elle était un pays où les gens partaient en week-end comme si de rien n'était, et qu'elle n'avait aucune chance... Plus les gens étaient intelligents, moins ils pouvaient comprendre... moins ils comprenaient. Et, quand nous allions à pied au bureau, avec Geoffroy de Courcel - ce qui m'est arrivé plusieurs fois les gens de l'ambassade de France, que nous connaissions, traversaient la rue pour ne pas nous saluer... Et puis, il est arrivé, au contraire, à Saint-Stephan's House, un grand nombre de lettres de toutes sortes. C'était des femmes du monde très gentilles qui offraient un peu d'argent, qui faisaient des prières pour le Général ou encore des volontaires qui offraient de travailler gratuitement dans n'importe quelle perspective : des inventeurs qui faisaient part au Général de pièges à tank qu'ils avaient imaginés. Enfin, une avalanche de lettres. Geoffroy de Courcel, pour y répondre, avait dicté je crois quatre ou cinq formules. Nous préparions des réponses que le général de Gaulle lisait et signait. C'est là où se place l'histoire du fameux cachet…
Oui, racontez-nous un peu cette histoire de cachet...
... Un matin à Saint-Stephan's House, devant cette avalanche de lettres, Geoffroy de Courcel a décidé qu'il fallait absolument que le général de Gaulle signe à l'aide d'un cachet - format d'un cachet de passeport avec un glaive - avec autour «le général de Gaulle ». Il m'a donné alors son propre passeport pour les dimensions et m'a chargée d'acheter près du bureau et le plus vite possible ce timbre en caoutchouc. Mais, aux environs de la Tamise, tous les marchands de rubber-stamps, enfin de cachets en caoutchouc, n'avaient que des emblèmes marins... des poissons, des ancres, mais pas de glaive. Finalement, comme il fallait que j'en rapporte un, j'ai choisi une magnifique étoile de mer. Ce cachet a servi pendant presque un an, puisque j'ai reçu au Canada des lettres signées par le général de Gaulle avec cet emblème. Vous voyez qu'on travaillait vraiment avec des bouts d'allumettes.
Que disait le général de Gaulle du manque de réaction de certains Français... Du refus de certains autres ?
Le général de Gaulle a vu passer à ce moment-là beaucoup de Français dont certaines personnalités telles que Geneviève Tabouis, André Maurois, Eve Curie, Jules Romains. Je sais que lorsque Maurois est passé le voir, de Gaulle lui a dit qu'il était le seul à avoir suffisamment de crédit en France et en Angleterre pour faire comprendre d'une part aux Anglais que les Français avaient abandonné momentanément la lutte mais qu'ils la reprendraient, d'autre part aux Français que les Anglais résisteraient jusqu'au bout. Mais Maurois s'est excusé. Prétextant qu'il avait des rendez-vous aux Etats-Unis et qu'il était attendu pour une série de conférences, il n'a fait aucune émission, ni à la B.b.c. ni vers la France. Je ne sais pas ce qui s'est passé avec Geneviève Tabouis, Eve Curie et Jules Romains. Je les ai retrouvés plus tard aux Etats-Unis. Mais je crois que le Général devait mépriser un peu leur attitude bien qu'il n'ait fait aucun effort pour les retenir. Moi, j'avais des amis de mon père qui étaient officiers et qui, à ma demande. ont rencontré le général de Gaulle. Ils s'interrogeaient, et ne savaient pas très bien ce qu'ils allaient faire. Il les a reçus. Ils lui ont demandé quel était leur devoir et le Général leur a expliqué la situation sans toutefois insister pour qu'ils restent. Ils sont rentrés en France parce que, au fond, le général de Gaulle attendait des Français qu'ils se portent volontaires. La situation lui semblait si grave qu'il considérait que c'était aux Français de décider eux-mêmes. Il n'a fait aucun effort pour les convaincre, parce que la vérité était là et qu'elle s'imposait d'elle-même.
En fait, le 18 juin, ça a été un petit peu un jour comme un autre pour vous ?
Non. Ça a été un point de départ extraordinaire. On savait que quelque chose de très grand commençait. Ensuite, tous les jours, il y avait un nouvel appel du général de Gaulle que nous préparions. Ce n'est plus moi qui les tapais. Je me rappelle que je les dictais à un légionnaire qui était un des premiers volontaires. Nous avions constitué un petit secrétariat avec François-Julien Durand et Mlle Letondurier. A chaque nouvel appel on se demandait avec angoisse quelle serait la réponse en France, parce qu'à Londres même, sur huit cents Français en mission, sept cent quatre-vingt-dix-sept sont rentrés en France, dont toute la mission Morand sauf François-Julien Durand et moi. Le même Paul Morand qui avait proposé ses services à de Gaulle, enfin qui avait demandé que je propose ses services à de Gaulle, est rentré quand il a vu qu'aucun gouvernement provisoire ne se constituait. Il n'a même pas osé dire à mon père, qui venait m'attendre à la gare, que j'étais restée avec de Gaulle et a dit que J'étais entrée comme dame de compagnie chez lady Eden... Ça vous donnait le climat de la mission...
Est-ce que vous avez senti un jour que le Général était abattu, qu'il perdait tout à coup courage ?
Jamais. Je le voyais de loin, je le voyais entrer et sortir du bureau. Il passait de longues heures au bureau et d'autres heures aussi longues à négocier avec les Anglais. Mais jamais je ne l'ai vu abattu.
Vous l'avez toujours va impassible ?
Impassible, sûr de représenter la France. Le doute l'effleurait si peu qu'il ne comprenait même pas les scrupules que certains Français venaient lui exposer et les raisons pour lesquelles ces Français décidaient de rentrer dans leur pays. Il les mettait devant la vérité. Ceux qui l'acceptaient restaient, ceux qui ne l'acceptaient pas rentraient.
Il souffrait pourtant de cette solitude qui l'entourait ?
Peut-être, mais ça ne se voyait pas.
Mais vous l'avez déjà vu ému, quand même ?
Une seule fois. C'était à Alger où je l'ai rejoint en juillet 1943. Vers la fin de l'année 1943 — je crois — j'étais invitée à dîner chez lui avec une mission canadienne de passage. Or il avait reçu dans la journée une demande allemande pour échanger sa nièce, Geneviève de Gaulle, contre quatre prisonniers. Il savait qu'elle avait perdu la vue et qu'elle pouvait à peine parler à la suite des mauvais traitements qui lui avaient été infligés. Le Général n'a pas voulu faire une exception pour sa nièce. Il a refusé, mais, ce jour-là, quand il en a parlé, il avait les larmes aux yeux.
La solitude du Général, vous l'avez vue lors du premier 14 Juillet à Londres ?
D'une certaine manière, oui, mais il n'était pas seul, il était avec la France. Le premier 14 Juillet à Londres, c'était devant la statue équestre de Foch près de Victoria Station. Il y avait là quelques centaines d'hommes en uniformes, uniformes souvent maculés de boue, des gens qui étaient revenus de Narvik, des blessés de Dunkerque qui ne pouvaient pas encore marcher et qui étaient dans des cars et une foule anglaise assez compacte. Le général de Gaulle a passé en revue cet embryon d'armée, mais qui, pour lui, était la Résistance française, comme si c'était une grande armée. Dans un silence total, il s'est incliné devant la statue de Foch et a déposé une gerbe de fleurs. Alors, spontanément, tous les Français et les Anglais présents ont entonné une Marseillaise étonnante, une Marseillaise qui était une sorte de défi de la part des Français et une sorte de joie de la part des Anglais que nous soyons avec eux, une Marseillaise que je n'oublierai jamais et dont j'ai entendu l'écho triomphal sous l'Arc de Triomphe au moment où le général de Gaulle descendait les Champs-Elysées. A côté de lui, de Boislambert, d'Argenlieu, Leclerc, tous ceux que j'avais connus à Londres au début, et là le cercle était fermé.
C'est-à-dire que sous l'Arc de Triomphe vous vous êtes rappelée ce fameux 14 Juillet ?
Je n'avais jamais oublié ce jour. C'était inoubliable. C'était extrêmement simple et chaque fois que j'ai fait des conférences au Canada pendant la guerre j'ai évoqué ce 14 Juillet parce que, pour moi, c'était vraiment un cri d'espoir.
Le premier 14 Juillet à Londres le Général était très seul. Mais lorsque vous l'avez vu ce jour-là, on avait l'impression qu'il avait toute la France derrière lui, du moins c'est ce qu'il voulait montrer. Elisabeth de Miribel, quand avez-vous vu le général de Gaulle pour la dernière fois ?
Au mois de janvier 1949 quand je suis allée lui dire au revoir avant d'entrer au Carmel.
Comment peut-on expliquer qu'une femme si active, qui a vécu l'Histoire, puisse se retirer subitement du monde et entrer en religion ?
J'estime que ce n'est pas un retrait. Je n'avais pas cherché à être à Londres en juin 1940. J'ai eu la chance de m'y trouver et le général de Gaulle m'a fait appeler parce qu'il n'y avait personne d'autre. Ça a été une chose extraordinaire de le connaître et de le servir pendant de nombreuses années. Ensuite, après son départ du pouvoir. J'ai continué à m'occuper, à l'occasion des discours qu'il a faits à Bayeux, à Epinal et à travers la France, des journalistes anglo-saxons qui s'intéressaient à ses déclarations. J'ai appris à Moscou, lors de la conférence des Affaires étrangères, la formation du R.p.f. A partir de ce moment-là, il y a eu une autre équipe qui préparait un autre avenir. Moi, de mon côté, j'avais rencontré, dans le monde des journalistes ou dans le monde des écrivains, beaucoup de gens qui se posaient des questions profondes sur le sens de la vie. A un moment donné j'ai compris que ce n'était pas en discutant avec eux qu'on leur apportait une réponse, mais en se donnant pour eux. Mon entrée au Carmel a été la réponse à un appel. Malheureusement, je n'ai pas pu y rester pour des raisons de santé. Ce n'était pas une fuite, mais une autre rencontre avec un absolu plus grand.
Est-ce que le général de Gaulle vous a donné son opinion à ce sujet ?
Il m'a parlé très profondément le jour où je suis allée lui faire part de ma décision d'entrer au Carmel et, lorsqu'il a su que j'avais dû sortir pour des raisons de santé, il m'a écrit une lettre très belle que j'ai gardée.
Quel souvenir matériel avez-vous conservé du 18 juin. Vous êtes au bout du monde aujourd'hui, vous êtes au Chili. Est-ce que vous avez encore un souvenir qui vous attache au 18 juin ? Qu'est pour vous, au Chili, le 18 juin ?
Le Chili est au bout du monde du point de vue géographique, mais pour moi le 18 juin est beaucoup plus présent dans ma mémoire que beaucoup d'autres événements que j'ai vécus sur le plan politique. Que le général de Gaulle soit mort ou soit vivant, pour moi, le 18 juin, c'est le début d'une extraordinaire histoire. C'est lui qui a rendu à la France sa grandeur et son destin. Le 18 juin est très près et en en parlant ce soir j'ai l'impression d'y être de nouveau beaucoup plus que si je parlais d'autres événements plus proches.
Quels sont les souvenirs matériels que vous avez conservés du Général ?
Quelques lettres qu'il m'a envoyées quand j'étais au Canada. Je les ai transportées pendant toute la guerre dans une boîte de cigarettes Craven - étanche au cas où les avions, les bateaux, n'arriveraient pas au but. J'ai aussi un petit billet, qu'il avait envoyé au général Béthouart à Alger, facilitant mon départ en France pour rejoindre le général Leclerc comme correspondante de guerre. C'est tout
Et pas de décorations ?
Si, j'ai été décorée de la médaille de la Résistance pendant que j'étais à Alger. Beaucoup plus tard, la Légion d'honneur.
Le 10 juin 1944, la division SS Das Reich a tué 642 villageois à Oradour-sur-Glane. Les Allemands avaient rassemblé les hommes dans les granges du village et les avaient fusillés. Ils avaient regroupé femmes et enfants dans l’église avant d’y mettre le feu.
Le centre de la mémoire, ouvert en 1996, explique aux visiteurs des ruines du village martyr – environ 300 000 personnes chaque année – le contexte du massacre.