Quand Hitler signait la paix de Pantin
Le cauchemar de Winston, une uchronie de Bernard du Boucheron
Publié le 12 avril 2014 à 17:00 dans
Culture
Mots-clés : Bernard du Boucheron, Hitler, Le cauchemar de Winston
Mots-clés : Bernard du Boucheron, Hitler, Le cauchemar de Winston
Il y a de fortes chances que le dernier roman de Bernard du Boucheron, Le cauchemar de Winston (Editions du Rocher) agace beaucoup de lecteurs. Enfin surtout les lecteurs qui n’auront pas le sens de l’humour ni le goût de l’ironie et dans ce cas-là sans doute faut-il s’abstenir de lire des romans, mais ceci est une autre affaire.
Le cauchemar de Winston agacera parce qu’il traite de la Seconde Guerre mondiale, sujet toujours extrêmement sensible quoiqu’on en dise mais surtout parce qu’il en traite sur le mode uchronique, c’est à dire en imaginant que les évènements se sont déroulés différemment et que cela donne donc naissance à présent tout autre que celui que nous connaissons. Pour qu’une uchronie soit crédible, il faut bien entendu qu’elle soit réaliste et c’est pour cela qu’elle exige de son auteur une vraie connaissance de la période qu’il veut distordre. C’est manifestement ici le cas avec Bernard du Boucheron, ancien haut-fonctionnaire né en 1928 qui attendit 2004 pour faire une entrée tardive et remarquée en littérature avec Court Serpent (Gallimard), prix de l’Académie Française, un récit d’une grande pureté formelle sur l’échec de missionnaires chrétiens pour évangéliser une trop lointaine tribu viking.
Le cauchemar de Winston (Churchill bien entendu) commence quand Hitler vers le début 1941, dans un sursaut de lucidité et avec l’aide de son premier cercle se débarrasse de son médecin personnel, Théodore Morell, dangereux charlatan qui l’intoxiquait et l’affaiblissait à force d’incompétence. Hitler recouvrant à peu près sa lucidité, il renonce à envahir l’URSS, signe avec Staline un traité d’amitié perpétuelle le 24 août 1941, soit deux ans jour pour jour après le premier pacte germano-soviétique.
À partir de ce moment, évidemment, tout change et c’est là que Bernard du Boucheron appuie où ça fait mal. Les communistes n’étant plus là pour résister en France et même devenant des soutiens du régime de Vichy, la collaboration se généralise pendant que le Royaume Uni signe secrètement une paix séparée, les seules opérations de guerre se réduisant à des bombardements mutuels et sporadiques pour sauver les apparences.
En France, c’est l’Ambigu qui exerce l’essentiel du pouvoir auprès du vieux Maréchal, après le suicide, ou peut-être l’assassinat, de Laval. L’Ambigu est un homme jeune, brillant, qui s’est évadé de son stalag pour se mettre au service de Pétain. Boucheron ne précise pas son nom mais enfin on reconnaîtra assez facilement de qui il s’agit : « Il était né pour être avocat ou politique (…) Bonne bourgeoisie moyenne, sociocompatible avec la peuple comme avec les puissants. Séjour au célèbre 104 chez les pères Maristes ». L’Ambigu joue, évidemment, double jeu. On ne sait jamais. Ce qu’il reste des alliés et de la dissidence désespérée des gaullistes a peut-être encore une chance. Alors, il fait se rencontrer clandestinement diplomates anglais et français à Sintra, au Portugal. Il promet de reconstituer une France forte qui le jour venu se retournera contre l’Allemagne mais auparavant il faudrait laisser les troupes de Vichy reprendre seules leur Empire à De Gaulle. En France, l’Ambigu, devenu le chouchou de Pétain, sort le pays de la misère noire en acceptant les intentions géopolitiques du Reich : à la France le rôle de grenier de l’Europe avec Paris en capitale orgiaque et culturelle, à l’Allemagne, l’industrie lourde. L’Ambigu limite aussi les persécutions antijuives au strict nécessaire et après l’échec du débarquement du 6 juin 44, ultime tentative alliée de reprendre pied sur le continent, fait valoir l’attitude exemplaire de la France pour regagner une quasi indépendance, le siège du gouvernement de Vichy étant symboliquement transféré à Versailles. Il fait même entrer les communistes au gouvernement après la paix de Pantin, le 22 avril 1947 tout en transformant peu à peu la France en une Arcadie décroissante qui ravirait les écologistes. C’est l’époque où Aragon chante Les pieds d’Elsa et célèbre dans des poèmes les génies conjugués d’Hitler et de Staline.
De son côté, l’Allemagne tente se moderniser, on se débarrasse de la SS qui était devenue un état dans l’état et se transformait en lobby militaro-industriel bien trop dangereux. Les économistes du Reich décident par la même occasion de mettre au point une monnaie commune pour rationaliser les échanges en Europe et le Reichsmark devient l’Euromark assez vite appelé, pour faire plus simple, l’Euro.
Bernard du Boucheron, heureusement, ne nous laisse pas dans ce monde rendu terriblement possible car il sait y faire évoluer à côté des personnages historiques des personnages fictifs ayant une réelle épaisseur. Il considère finalement l’Histoire comme un cornet à dés ou un jeu de cartes : il y a beaucoup de combinaisons possibles mais elles ne sont pas infinies et si l’Histoire est un jeu tragique, elle est un jeu tragique soumis à ce que l’on appelle, chez les joueurs, le hasard raisonné. C’est sur ce principe qu’il construit pour Le cauchemar de Winston une fin logique qui réussit l’exploit d’être à la fois surprenante et prévisible.
Le cauchemar de Winston, Bernard du Boucheron (éditions du Rocher).