1ère PARTIE : " CHEZ LES BARBARES "

 
 
 
 
 
 

 
                                  Avant-Propos

 

« Allemands sont rudes et de grossier entendement, si ce n'est à prendre leur profit : mais à ce sont-ils assez experts et habiles. Item moult convoiteux et plus que nulles gens oncques ne tenant rien des choses au ils eussent promises. Telles gens valent pis que Sarrazins ni païens. »

( Chronique de Froissart, XIVe siècle )

Le camp de l'Oflag IV D est situé à environ une lieue de la ville d'Hoyerswerda, prés du petit village appelé Elsterhorst. C'est un camp de baraques, bâti pour l'hébergement des prisonniers de guerre. Les premiers arrivés au camp ont assisté à la construction de la plupart des baraques.

Pour nous, ceux de Nuremberg, nous n'y sommes venus que bien plus tard, lors de la dissolution du XIIl A. Après un excellent voyage en chemin de fer, nous avons débarqué à Hoyerswerda le 14 Septembre 1941, en la fête de l'Exaltation de la Sainte Croix, dans la liturgie préconciliaire.
 
 
 
Notre séjour dans cet Oflag, dont l'effectif a varié de quatre à dix mille officiers prisonniers, s'est prolongé jusqu'au début de 1945. Nous avons en effet dû évacuer le camp devant l'avance russe qui devait aboutir le 31 Janvier à la bataille de l'Oder. Notre départ a eu lieu le Samedi 17 Février 1945 et ce fut le début d'un vagabondage sur les routes saxonnes, dont le souvenir restera, quoi qu'il arrive, pour ceux qui l'ont vécu, un des plus extraordinaires de leur vie.

Pour ma part, j'avais à cette époque l'habitude, en bon routier-scout, de tenir régulièrement mon carnet de route, et j'ai pris suffisamment de notes au fur et à mesure de nos pérégrinations pour être capable d'en faire un compte-rendu assez précis. J'en avais commencé la rédaction au cours de mon séjour à Bunzlau en Mai 1945. Je l'ai poursuivi après mon retour en France pendant l'été 1945. J'ai eu ensuite envie d'y apporter quelques commentaires à l'occasion du 40° anniversaire de notre aventure, c'est à dire en 1985.

 

Mon récit est divisé en trois parties :

 

-   la première partie, " Chez les Barbares ",    correspond à notre déplacement d'Est en Ouest, d'Elsterhorst à Benndorf, ce qui constitue la phase "aller" de notre périple, du 17 au 26 Février 1945

-   la seconde partie, " l'entre deux feux ", concerne notre séjour à Benndorf du 26 Février au 29 Mars, puis à Zeithain du 29 Mars au 23 Avril, date de notre libération par les Russes.

-   la troisième partie, " les chemins de la liberté ", raconte notre randonnée d'Ouest en Est, de Zeithain à Bunzlau puis à Torgau., c'est à dire
la  phase "retour" de ce voyage très spécial !...

 
 
 








 


D'Elsterhorst à Benndorf


 

" Chez les Barbares "

Ah ! Les enfants d'salauds.

                                                                                                                                                                                                 (sur l'air de Halli Hallo)   


                                 


" Veillez, car vous ne savez ni le jour, ni l'heure..."

(Mat. 25,13)

Des spécialistes écriront sûrement plusieurs tonnes sur la psychologie du prisonnier. Mais, sans déflorer leur œuvre, on peut dès à présent signaler que le moral du P.G. moyen est une fonction exponentielle du communiqué. Au cours de cette longue guerre il a décrit les courbes les plus invraisemblables, qui offrent la particularité curieuse d'avoir des points de rebroussement nombreux.

Après avoir cru être libéré à Noël 1940, le P.G. moyen a été cruellement déçu. Mais en Juin 1941 il s'est de nouveau persuadé qu'il n'en avait plus pour longtemps. Et ce fut une nouvelle déception. Ce qui n'empêche pas que l'automne 1942, avec Stalingrad et l'offensive russe, vit refleurir le sourire éphémère de l'optimiste béat.

Après cela, l'époque des légumes faciles à cuire* (* légumes faciles à cuire : expression utilisée par le capitaine Gousseault pour désigner les nouilles)immortalisa dans nos jeunes mémoires les célèbres leçons de cuisine du capitaine Gousseault*(*   le capitaine Gousseault était un brillant officier de la très bahutée promotion "De Bournazel" (32-34) qui avait fait campagne dans les chasseurs alpins et avait été décoré de la Croix de Chevalier de la Légion d'Honneur à titre exceptionnel en 1940. Il nous avait pris en charge pour nous inculquer l'histoire militaire    et nous faire étudier en particulier les campagnes de Bonaparte et de Napoléon. Breveté de l'Ecole de Guerre, il devint Général et mourutsubitement en prononçant une conférence à Bruxelles). De mois en mois, ou tout au plus de trimestre en trimestre, un événement saillant de l'histoire militaire influa ainsi sur notre équilibre mental.

Mais, comme on dit, cela, fait passer le temps...

Le 12 Janvier 1945 pourtant, l'annonce de l'offensive générale de l'armée russe sur la Vistule* (*  le 12 Janvier 1945 les forces russes des généraux Joukov et Koniev attaquent la ligne fortifiée de la Vistule avec une supériorité écrasante et encerclent Varsovie dès le lendemain ).fit monter de façon plus brutale que jamais la fameuse courbe du moral. Les forcenés soutenaient que dans quelques jours tout serait fini avant même que les frisés aient eu le temps de faire quoi que ce soit. D'ailleurs, quelle importance pour eux y avait-il à ce que !es Russes nous libèrent?
 

"Alors tu crois qu'ils vont nous lâcher comme ça ? On leur sert d'otages mon vieux, tu te rends compte de ce que nous représentons ici ? C'est l'élite intellectuelle de la France, oui, parfaitement !
(sourires, bruits divers allant s'amplifiant...)
T'as beau rigoler, on verra qui a raison ! "
( L'orateur, vexé, tourne les talons et s'en va dignement sous les quolibets).

Les jours passant sans que les Russes ne manifestent encore leur présence aux abords immédiats du camp (moins de 150 km) la plupart d'entre nous finirent par croire que ce n'était pas "la dernière" alerte mais tout au plus "l'avant-dernière". Aussi y eut-il bientôt de nombreux partisans de l'évacuation sans qu'aucun bruit, même officieux, ne se soit fait entendre.

Cela commença par la confection de sacs tyroliens. Bien que nettement en retard dans ce domaine, notre travée, cédant à l'entraînement général, se transforma bientôt en un véritable atelier de couture, et finalement chacun eut son sac, à l'exception de Rivière, fidèle à l'ancien système du sac à bidoche* (*    sac à bidoche : terme familier pour désigner le sac de couchage du P.G.M (Prisonnier de Guerre moyen). On dit aussi sac à viande ! ) amélioré (?) toutefois par les cartouchières.
Il y eut aussi les chantiers de construction de chariots.
Le chariot,dirait Monsieur Larousse, est un engin composé de planches de lit  ( planche de lit : remplace le sommier dans la couchette du PGM. La planche  de lit a une longueur épie à la largeur de la couchette, une largeur de l'ordre de 10 cm et une épaisseur d'environ 1,5 cm. Accessoirement, la planche de lit peut aussi servir au soutènement des terres lors du creusement de souterrains destinés en principe è l'évasion des P8M épris de liberté !) et de boîtes de conserves diversement agencées, destiné à porter ce qu'à défaut son propriétaire aurait dans son sac. Par extension, il porte aussi bien d'autres charges, au point qu'il succombe parfois sous le poids d'objets que le propriétaire imprudent ou trop ambitieux se volt dans l'obligation de laisser dans le fossé.
Un tel accident favorise l'équi-répartition des richesses !

Pour nous qui ne voulions pas de chariot, l'exercice principal consistait à faire la liste des objets à emporter et à les peser les uns après les autres. C'était à qui en emporterait le plus sous le plus faible poids. Evidemment nos sacs théoriques avalent belle allure et pesaient moins de vingt kilos, mais, le jour du départ, il en fut autrement... Aussi ces pesées ne nous furent pas d'un grand secours bien qu'elles nous firent apprécier à une juste valeur pas mal de petites bricoles, comme les blaireaux, les brosses et autres impedimenta que nous eûmes parfois le tort de rejeter à cause de leur poids ou de leur volume prohibitif, et qui par la suite nous manquèrent.


Tous ces préparatifs ont bien duré quinze jours.

Pendant ce temps fonctionnait à plein rendement une bourse des échanges concernant le tabac* (* - tabac : chaque PGM touchait une "ration de tabac" composée de paquets de cigarettes et de paquets de tabac. Pour les non-fumeurs cela constituait une monnaie d'échange), les vivres et les vêtements. Chacun essayait de liquider le plus avantageusement possible tout ce qu'il savait ne pas pouvoir emporter en cas de départ.
Il y avait ceux qui vendaient tout pour avoir des vivres, ceux qui préféraient du tabac ou autres denrées susceptibles de servir de monnaie d'échange avec les civils sur la route, Il y avait aussi ceux qui ne croyaient pas au départ et qui achetaient des stocks de matériel divers. C'est d'ailleurs grâce à ces tendances différentes et contradictoires que les affaires marchaient bien. Pour notre part nous avons peut-être un peu vite liquidé notre tabac, car, si nous avons pu bien nous approvisionner en vivres, nous nous sommes trouvés démunis de cigarettes à un moment où leur valeur marchande était devenue considérable.

Pendant ce temps les Russes étaient parvenus à l'Oder et nous n'avions toujours aucun avis de départ. Je commençai à douter si nous partirions jamais, lorsque la note officielle préparatoire à l'évacuation du camp nous fut communiquée, le 15 Février au soir.

 


Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage (Boileau, Art poétique - 1,172)

J'étais déjà couché selon mon habitude lorsque vers dix heures je fus réveillé par une activité anormale pour notre baraque tranquille. J'appris ainsi que nous venions de recevoir l'ordre de nous tenir prêts à évacuer le camp à partir du lendemain matin dix heures. Ensuite j'appris que le camp partait en plusieurs colonnes et que nous devions avec le bloc VII et le bloc V faire partie de la première. Le premier réflexe du popotier* (*     popotier : les PGM sont organisés en "popotes", c'est à dire en groupes qui se sont  constitués par affinités en nombre variable et dans lesquels sont mis en commun les colis de vivres. Grâce à cette méthode, chaque popote peut améliorer son ordinaire, et la charge des menus revient à tour de rôle à celui qui est désigné pour un temps comme "popotier".) fut de mettre les fayots sur se feu. Ces fayots, surveillés assez fréquemment par Kerdreux, en proie à une insomnie tenace, étaient à point le lendemain matin.

Notre petit déjeuner fut ainsi suivi d'un lunch copieux.

Déjà, à six heures, j'étais ailé déterrer les boîtes de conserve qui attendaient sous la baraque (*     les baraques étaient construites en quelque sorte   "sur pilotis" , ce qui ménageait en dessous un vide sanitaire d'une hauteur moyenne de 0,75 m, auquel on accédait par une trappe ménagée dans le plancher.), suprême réserve.

Les vivres furent partagés pour qu'en cas d'accident l'un de nous puisse subsister par ses propres moyens. Le peu de temps que nous laissait la confection des sacs et des colis destinés à être stockés à la baraque n°2 après notre départ fut employé selon les ordres à lacérer les vêtements et les chaussures que nous laissions derrière nous. Cette oeuvre de destruction, motivée par le fait que les frisés avaient déjà utilisé de semblables occasions pour revêtir l'uniforme français, donnant ainsi lieu à de sanglantes méprises entre Russes et prisonniers français, suscita chez les journalistes nazis de l'endroit une floraison d'articles virulents à l'adresse des vandales que nous étions. Nous eûmes plus tard connaissance de l'un de ces articles qui nous laissa penser que le travail avait été bien fait. Ce travail fut d'ailleurs l'oeuvre surtout des camarades des autres blocs qui ne devaient partir que un ou deux jours après nous.


Nous quittâmes nos baraques et, vers midi, nous étions rassemblés sur "l'avenue du sauvage" ainsi que nous appelions l'allée centrale du camp, pompeusement nommée " Adolf Hitler Strasse ".

Ce rassemblement, comme prévu., traîna en longueur.

Nous fîmes ce jour là connaissance avec les Hongrois. Nous devions être gardés au cours des déplacements par un mélange de Posten et de Hongrois. Ceux que nous avions, habillés de noir, arboraient pour la plupart des mines patibulaires caractérisant en général les gardes chiourme.

La première impression fut pénible et ceux qui, comme nous, avaient en tête des projets d'évasion, durent en rabattre devant l'air peu engageant de ces citoyens de Buda Pest. Par la suite la situation changea du tout au tout, sauf pour quelques irréductibles dont plusieurs d'entre nous se promirent de régler le compte à la première occasion.

Comme nous étions encore là à quatorze heures, les frisés décidèrent de retarder le départ de vingt quatre heures. Nous regagnâmes donc nos baraques où, Dieu merci, le travail de destruction n'était pas encore achevé. Evidemment, à peine rentrés, nous nous empressâmes de mettre en route le repas du soir qui resta longtemps pour moi le type même du banquet plantureux. Il faut dire que je mélangeais à ma part de fayots, copieuse à souhait, toute la portion de graisse et de viande de conserve que nous avions touchée des frisés la matin même pour la route !

L'expérience du faux départ nous servit en ce sens que nous fûmes amenés à modifier nos sacs. Certains, et j'en fus, enlevèrent du poids (ils eurent tort pour la plupart, comme le montra la suite des événements), d'autres au contraire ajoutèrent quelques objets supplémentaires. Les modifications de poids furent très peu importantes mais les brêlages furent quelque peu modifiés.. Comme nous avions dû mettre sac à terre plusieurs fois, nous avions pu apprécier les systèmes les plus commodes. C'est ainsi que des équipes de deux se formèrent pour faciliter les chargements rapides. Fidèle en principe au sac tyrolien à charge unique, je m'aperçus cependant des avantages indubitables de la musette mangeoire pectorale et de la répartition des petites charges accessoires au ceinturon (pain, bidon). Je me félicitai par la suite de ces modifications de détail, mais j'eus tort de me baser sur ma fatigue du moment pour me décharger de quelques accessoires qui m'ont manqué ensuite. Je pense en particulier à mes spartiates, qui m'auraient permis de défatiguer mes pieds pendant les jours de repos, et à quelques papiers que je regrette .maintenant de ne pas avoir conservés.


 

III -Le départ
 

Il faut partir ...déjà le jour blanchit la plaine

Le vrai départ eut lieu le Samedi 17 Février 1945

L'heure théorique du rassemblement étant fixée à huit heures, nous nous sommes levés vers cinq heures pour avoir le temps de bien casser la croûte.

L'expérience de la veille a servi, et c'est sans incident notable que nous prenons place dans la colonne qui se forme dans la rue du camp, il fait beau et c'est sous de magnifiques auspices atmosphériques que s'ouvre notre randonnée.

A ce point de vue nous serons d'ailleurs favorisés tout au long du voyage. Heureusement, car s'il avait fallu endurer en plus les rigueurs du temps, je ne sais pas si nous aurions aussi bien tenu le coup. Car les jours où il a fait soit un peu plus chaud soit un peu plus froid que d'habitude, nous avons senti la différence, et certains d'entre nous ont même eu ces jours là des coups de pompe assez sérieux.

 
Au moment où nous sortons du camp, de ce camp où nous avons diversement souffert et d'où nous partons pour l'inconnu, au devant d'épreuves redoutables dans les mauvaises conditions physiques où nous nous trouvons, je ne puis m'empêcher de jeter un regard en arrière. Et cela d'abord au sens propre, certes, car le jour tant désiré est enfin venu où nous voyons derrière nous cet alignement monotone et triste de baraques et ces sinistres rangées de barbelés. Nous y avons vécu pendant quatre ans, certains pendant cinq ans, isolés du monde, véritables morts vivants. C'est le moment de pousser le couplet sentimental et de faire notre panégyrique, en nous égalant aux martyrs qui ont aux diverses époques de l'Histoire jalonné la route, glorieuse mais raboteuse du sacrifice... Mais passons ! D'autres se chargeront de nous tresser des couronnes et de nous jeter des fleurs, contentons nous de rester dans le cadre d'une simple évocation des jours pénibles mais pleins de souvenirs qui ont marqué la fin de notre captivité. Pourtant je dois avouer que, lorsque je vis ce camp m'ouvrir ses portes et que je me dirigeai vers le petit bois qui nous masquait encore la libre nature, j'évoquai tout ce que ces quatre années m'ont apporté.
 


 

Que serais-je devenu si je n'avais pas été captif 7

Sans doute aurais-je mené une vie active conforme à mes goûts et à mes aptitudes ? Avec un peu de chance j'aurais moi aussi frayé ma route et je serais peut-être aujourd'hui en possession de mon métier, alors que je devrai repartir à zéro en rentrant. Mais pourquoi regretter ? J'ai quand même acquis quelque chose derrière les barbelés. Des amitiés solides d'abord, et qu'y a-t-il de plus utile dans notre existence ? Une formation humaine ensuite, et une expérience que rien ne peut remplacer. Et puis il y a eu la Route, l'Histoire militaire, le cours Chevalier*(*le cours Chevalier : le chef d'escadron Chevalier, polytechnicien breveté d'Etat Major, avait créé un groupe d'études tactiques qui dépouillait systématiquement toutes les publications qui arrivaient au camp, il en tirait matière d'un "cours" à l'usage des jeunes officiers pour les tenir au courant de l'évolution du combat des petites unités.) et tant d'autres activités malgré tout assez importantes pour l'avenir.

Est-ce à dire que je vais, à l'exemple du Capitaine Gaudu* (*capitaine Gaudu : officier de réserve, briochin, ancien combattant de 14-18 où il avait été comme aspirant, grièvement blessé à la face, ce qui lui valait son nez rapiécé. Poète à ses heures.), me féliciter d'avoir été prisonnier et d'avoir connu ces heures inoubliables ?
Prisonnier, n'être plus qu'une unité qu'on compte.
Un numéro sans grade et  sans autorité,
Une chose qui  vit  et,  disons  le sans honte,
Qui  mange et  boit  et  qui  doit  se déculotter,
Prisonnier   !    Se ronger ainsi  qu'un  lion en cage
Et, pour calmer sa faim ou pour dompter sa douleur,
Arpenter à grands pas   le sol  poussiéreux...
 
 
C'est  vivre  intensément,  replié sur soi-même,
Et  pour peu que  l'on pense et pour peu que  l'on aime,
Vivre,  c'est  encore  le bonheur

Non, je dois avouer humblement que je m'associe aux premières images en me désolidarisant de l'homme au nez rapiécé pour ce qui est de l'intensité...

J'ai vécu certes, pendant ces années, mais d'une vie anormale et artificielle, en faisant beaucoup plus de cas des velléités que du vouloir, et en dédaignant par trop j'agir au profit de cogitations d'intérêt douteux. On ne peut pas dire que j'ai perdu mon temps, mais si c'était à refaire, je crois que je me forcerais à plus de travail effectif et à moins d'agitation.

Il n'y a guère qu'au point de vue physique que je puis dire sans paradoxe que la captivité m'a apporté quelque chose de solide. Car j'ai pu me mesurer et me peser, me jauger et me tâter, connaître jusqu'où je puis aller et quelles sont les limites que je dois me fixer. Je laisse de côté évidemment toute la question du domaine spirituel, car elle est si importante que je m'en voudrais de mélanger torchons et serviettes. Je dis simplement que dans ce domaine, ces quatre ans ont sans doute plus de poids pour moi que le reste de mon existence, et que sans la captivité, je n'aurais sans doute jamais eu le temps ni peut-être le désir d'approfondir ma religion et ma vocation.

Une foule de pensées m'assaillent encore, et c'est dans la joie que je longe le sentier qui sépare la porte de l'Aussenlager du petit bois...

 

                                   IV -Elsterhorst - Hosena   (14 Km)
 
 

Samedi 17 Février

Pedibus cum jambis...

Nous appréhendions beaucoup cette première étape car nous nous rendions compte de notre état physique déficient. Nous avions perdu considérablement du poids et je ne pesais plus que 58 a 59 kilos. Aussi nous fûmes surpris de constater que nous marchions normalement à bonne allure avec un sac très lourd. Le Colonel Leclerc, qui devait plus tard s'illustrer à Benndorf, commandait notre colonne et prétendait s'y connaître en marche, étant lui-même fantassin. De fait, 11 se mit en tête de nous imposer la méthode dite de "l'heure 50" : cinquante minutes de marche et dix minutes de repos. Les deux premières pauses se passèrent très bien. Tout le monde tenait le coup et la route goudronnée permettait un échelonnement normal sans que les chariots ne gênent trop la marche des biffins intégraux. Quelques kilomètres après le départ, le premier malade tomba dans le fossé. Un de ses camarades resta avec lui et la colonne défila comme si de rien n'était. 11 dut sans doute regagner le camp.

Empruntant la route n°96, nous longeons un moment la voie ferrée, puis nous atteignons la région Industrielle de Lauta. Nous contournons l'usine Lautawerk dont .nous constatons l'état de non-fonctionnement consécutif au bombardement récent. C'est notre premier aperçu du "cramé" (nous avons ainsi baptisé les vestiges des incendies). Nous sommes assez satisfaits de l'aspect des ruines plus ou moins fumantes ainsi que des entonnoirs presque jointifs mais de faible calibre. C'est également là, prés de l'usine, que nous voyons les premiers barrages anti-chars que les Volksturms* (*corps d'auxilliaires composé de réservistes que l'âge ou l'état de santé rendait inaptes aux unités opérationnelles.) édifient avec des troncs d'arbres et beaucoup de peine.


Aucun incident ne se produit avant l'arrivée à l'étape. Nous devons cantonner à Hosena En principe, la colonne est fractionnée par le Colonel à rentrée du village, et les différentes fractions sont dirigées sur les cantonnements. Ceux-ci consistent principalement en granges, où de la paille en quantité variable permet de reposer assez bien. Comme nous sommes en queue de colonne depuis le départ, notre groupe se voit attribuer une salle de cinéma avec pour tout potage le parquet nu ; l'espace est très restreint, nous devons y tenir à trois ou quatre cents. De plus, les premiers entrés se sont installés royalement, avec tables et chaises, de sorte que nous nous trouvons sans place, même pour mettre nos sacs. Nous attendons quelques instants, espérant que les chefs de baraque* (*pour les relations avec les Allemands chaque baraque dispose d'un "chef" qui est en général l'officier le plus ancien dans le grade le plus élevé.) vont faire une répartition de l'espace vital. Mais en faisant du regard le tour de la salle, nous les avisons,, affalés dans un coin, trop fatigués pour faire quoi que ce soit, il faut dire que ces officiers, âgés, portant le sac comme tout le monde, ne peuvent pas, dans l'état physique où ils sont, exercer leurs fonctions de chefs. Aussi décidons nous de chercher une place ailleurs, et nous en trouvons une dans une grange mal éclairée - mais éclairée - et où la paille ne manque pas. Nous devons évidemment faire pas mal de gymnastique pour accéder à nos places, et la sécurité la plus élémentaire exige quelques aménagements divers, comme de boucher les trappes dissimulées sous la paille et par où nous pourrions facilement tomber à l'étage en dessous. Toujours est-il que nous nous installons tous dans un même coin, et, laissant là nos sacs, nous prenons avec nous le matériel de cuisine et entreprenons aussitôt de faire à manger. Nous aurons appris pas mal de choses en captivité, en particulier à faire la cuisine dans de mauvaises conditions. Ce n'était déjà pas drôle au camp, où nous disposions pourtant de quelques récipients et de poêles fabriqués avec des boîtes de conserve. Mais pendant la route nous dûmes nous contenter du feu de plein air et d'un fait-tout, celui-là même que je reçus dans un de mes premiers colis et qui aurait mérité lui aussi d'être rapatrié pour être exposé sur la cheminée et servir d'édification aux générations futures ! Le sort des armes en a voulu autrement : il a été porté disparu à l'ennemi sous le bombardement de Zeithain. Me sentant de par mes antécédents scouts tout désigné pour cet office, j'entrepris d'allumer le feu. Je dois dire que si j'ai toujours excellé dans cet exercice, même sous la pluie, j'ai pu constater par la suite qu'il n'y avait pas besoin pour cela d'avoir fait du scoutisme et que les autres se débrouillaient - heureusement - aussi bien !


Pendant ce temps on nous annonce une soupe a percevoir individuellement à une cuisine à l'autre bout du village. Le temps de me retourner, les autres sont partis, sauf Job, qui reste à faire sa tambouille, en l'espèce, des nouilles. Ce qui fait que je gagne par mes propres moyens l'emplacement de la cuisine, me promenant seul dans le village dont j'effectue la traversée avec l'Impression inconnue depuis si longtemps d'être mon maître dans un pays civilisé. Il y a des civils, quelques boutiques sont ouvertes encore, et, bien qu'il n'y ait rien aux devantures, je suis tenté d'y entrer, pour voir... Mais je n'en fais rien, et je parviens au lieu de distribution de la soupe, où une louche unique sert pout toute la colonne, soit plus de neuf cents officiers ! De plus, soit qu'il y ait eu des resquilleurs, soit que les premiers aient été trop bien servis, il ne reste plus de sucre quand j'arrive (!) et la soupe d'orge lactée, très bonne, est un peu trop liquide à mon goût. Je regrette presque ma petite virée, lorsqu'au retour, je trouve les nouilles... presque froides. A ce moment il fait déjà pratiquement nuit et nous songeons à prendre un repos bien gagné lorsque nous apprenons qu'on peut faire du commerce avec les civils. Aussitôt Magadur, notre interprété', muni de quelques morceaux de savon, entreprend de pourvoir à notre ravitaillement. Malheureusement le marché est bouché et nous sommes sur le point de renoncer quand paraît un prisonnier français, qui est lui aussi évacué avec les allemands de sa ferme où il travaille. Comme c'est un breton de pure race, la connaissance est vite faite, et, voyant notre détresse, il va à la boulangerie et en revient avec un magnifique pain de deux kilos. La journée se termine sur cette bonne aubaine, et c'est pleins d'un optimisme confiant que nous gagnons notre paille.

En passant sous le porche j'aperçois le toubib, médecin-lieutenant Fontan, déjà assailli de malades dont la plupart souffrent de coliques et de dysenterie-, et il n'y a rien de tel pour mettre son homme à plat. On lui demande s'il faut ou non manger - il déclare que peu importe, mais qu'il faut porter une ceinture de flanelle. Ce n'est pas de ce moment que j'ai compris toute la simplicité de la thérapeutique militaire à laquelle je tiens à rendre tout l'hommage qu'elle mérite et que je citerai certainement encore plus d'une fois au cours de ce récit comme un exemple de tout ce qu'on peut faire avec pas grand chose ou même rien du tout !

Quand nous gagnons nos places sur la paille il fait nuit, il existe une lampe dans la grange à l'étage au dessous et nous décidons de nous y rendre tous. Le déménagement me fait perdre ma paire de moufles de laine. Nous nous couchons enfin et passons notre première nuit vagabonde dans de bonnes conditions.


 
                                          V -  Hosena - Kleinkünchlen (25 Km)
 
 

Dimanche 18 Février

Chassez le naturel,
il revient au galop,
(Destouches, Le Glorieux 111,5)

Bien que ce soit Dimanche, nous ne faisons aucune différence avec les autres jours. D'ailleurs, tant que nous serons sur la route, nous ne saurons ni le jour ni la date.

Le réveil matinal nous trouve reposés et à peine courbatus, riais, dans la paille, je trouve le moyen de perdre mon carnet et mon quart ! Grâce à un hasard extraordinaire je les retrouve au bout de quelques minutes de recherche. Ceci me servira néanmoins de leçon, et, les jours suivants, je m'arrangerai pour avoir toutes mes affaires dans mon sac ou dans des poches pouvant se boutonner i

Notre petit déjeuner se compose de café noir non sucré, auquel nous ajoutons sur nos réserves personnelles un peu de sucre, et un sandwich au pâté américain ou à la confiture solide. Pendant ces étapes nous marchons au sucre. J'en ai toujours quelques morceaux dans ma poche et j'en croque de temps en temps. Au début le pain ne nous fait pas défaut car notre ration de route est théoriquement de 500g par jour. En fait nous avons touché cette ration les trois ou quatre premiers jours. Par la suite le ravitaillement se fera plus irrégulier et il nous arrivera même de partir le matin sans avoir rien touché. Mais nous n'en sommes pas encore là...

Nous nous mettons rapidement en colonne, mais nous devons stationner un bon moment à la sortie du village, derrière la gare, le long de la vole ferrée. Nous y sommes comptés. Ces histoires de compte ont toujours été ridicules et je reste persuadé, que pas plus au départ qu'à l'arrivée les Allemands n'ont jamais su combien nous étions. Pendant que nous stationnons nous entendons un choeur de jeunes filles donner une aubade fleurie à un train de soldats en partance pour l'Est. Il y a aussi des wagons de matériel comportant des chars légers et des canons de DCA et de DCB. Nous sommes surpris de voir l'état de ces engins qui contraste avec le souvenir de nos visions de 1940 : c'est du matériel fatigué et on voit qu'il n'est plus entretenu. Tous les canons sont recouverts de boue séchée. Beaucoup ont des pièces très rouillées et les chars donnent l'impression de ferraille. Les soldats eux-mêmes ne sont plus les fiers guerriers qui nous capturèrent jadis. Ils sont pour la plupart sales et déguenillés. Leur mine est hâve et leurs traits sont tirés. Cinq ans de guerre ont transformé la belle armée de la campagne de France en une bande de va-nu-pieds assez lamentable.

Vers neuf heures nous démarrons et nous gagnons assez rapidement le village de Hohenbocka où nous faisons halte et où nous trouvons de l'eau. !? fait une bonne température mais le soleil commence à chauffer et nous nous débarrassons de nos cache-nez et de nos chandails.

Dès la sortie de Hohenbocka la route pénètre dans un bois assez touffu et se transforme rapidement en une piste forestière pleine d'ornières ensablées et quasi impraticable pour les chariots. La colonne s'étire considérablement, et comme nous sommes cette fois en tête de la deuxième partie de la colonne, nous venons constamment buter dans la queue de la première partie, ce qui provoque des à-coups très fatigants pour le marcheur pédestre. Alors que la veille, sur la route goudronnée, tout le monde marchait régulièrement à bonne allure, aujourd'hui les chariots ont beaucoup de mal et doivent faire route chacun pour soi. Les haltes horaires, que les piétons continuent à respecter, n'existent plus pour les chariots qui profitent des pauses pour remonter la colonne et gagner du temps en prévision d'un accident. Cela occasionne une belle pagaille et tout le monde rouspète...

La traversée du bois dure jusqu'à Gutehorn où nous faisons encore une petite halte, et elle reprend aussitôt après dans des chemins encore plus difficiles. On commence à voir des équipes s'arrêter au bord du chemin pour réparer les avaries. Nos gardiens, qui suent aussi, ne sont pas très virulents, sauf quelques uns, vite repérés. L'Interprète allemand, un grand sous-officier à moustaches qui circule à vélo,, en entend de vertes chaque fols qu'il remonte la colonne. L'officier allemand qui est en tête de notre fraction, un type assez apathique et très sanguin, fume sa pipe tranquillement sans se soucier de nos récriminations. Nous voudrions en effet faire une grande halte pour laisser la colonne de tête prendre du champ, de manière à pouvoir ensuite marcher sans ces à-coups, mais il ne veut rien savoir. Nous fatiguons beaucoup. Nous traversons quelques villages agricoles perdus dans les bois : Hernsdorf, Jannowitz, Kroppen. Ce sont tous des villaqes-rues : les habitations, des fermes pour la plupart, ont une façade avec une entrée principale sur la rue unique du village ; par derrière on distingue les communs, les étables et les granges, qui donnent directement sur les champs. Beaucoup de volaille : des oies, des canards, des pigeons, des poules naturellement en quantité. Mais, dans l'ensemble, pays d'élevage assez pauvre. Terre trop légère, beaucoup de landes.

Après Kroppen nous traversons la voie ferrée et nous gagnons les lisières nord-ouest de la ville d'Ortland que nous croyons être le terminus de l'étape, en réalité nous n'entrons pas dans la ville dont nous ne faisons que traverser un faubourg, et nous sortons, assez inquiets sur le lieu de notre cantonnement car il est déjà tard. L'étape a été longue, nous avons marché lentement dans les bois et nous sommes en retard. Au sortir de la ville nous voyons de chaque côté de la route, maintenant très belle,, de grandes prairies où nous tremblons un moment de passer la nuit. Cependant nous avançons toujours et nous passons sous l'autostrade Berlin-Dresde. Nous grimpons une petite côte et nous découvrons avec soulagement une série de petits villages à peu de distance. Comme la veille, la colonne est fractionnée à l'entrée du village et nous sommes dirigés, avec un contingent de neuf cents, dans une grosse ferme où deux granges, sans lumière cette fois, nous sont attribuées.

Hier nous avions paille, lumière et eau (trois robinets dans le jardin). Cette fois pas de lumière, peu de paille, et pas d'eau, sauf celle du ruisseau qui coule dans la cour de la ferme. On peut s'y laver, mais pour faire la cuisine, rien à faire. D'ailleurs il est tard, nous sommes fatigués et assez mal installés. Nous décidons de profiter au maximum de la nuit, et aussitôt après avoir touché notre ration de soupe - une louche de flocons d'avoine assez consistante - nous nous couchons...

Nous avons su par la suite que tout le monde ne nous avait pas imités. La ferme était dirigée par une allemande, mais, en l'absence des hommes, la main d'oeuvre était fournie par des Polonaises. C'étaient elles qui nous avaient fait la soupe. Or, elles étaient d'un physique agréable !... L'abbé Cambier, ayant envie de dire sa messe, se mit à la recherche d'un petit coin tranquille, et, comme par hasard, tomba en plein sur celui qu'avaient choisi avant lui quelques camarades Impatients de contrôler l'efficacité d'une virilité depuis si longtemps en veilleuse... Devant le spectacle de ces croisements internationaux, notre curé battit en retraite, à la fois scandalisé et désespéré de voir le peu de résultats qu'une prédication pourtant véhémente avait obtenu au bout de cinq ans !

Je ne connais pas toutes les suites de l'aventure, mais je sais que le lendemain quelques uns quittèrent la ferme la musette bien garnie de lard et de bon pain. Aussi, dans les circonstances que nous traversions, nous nous gardâmes de nous en tenir à un jugement rigoriste, et, ma foi, nous pensâmes que c'était peut-être une solution à envisager dans les cas désespérés... Je dois ajouter que nous n'avons jamais dû aller jusque là i


 
                    VI - Klemkünchlen-Grossenhain (20 Km)
 
 

Lundi 19 Février

L'habitude est une seconde sature...

Il y a des manquants au départ ce matin : le chef de bataillon Le Bras,

le capitaine François, le couple Danielou-Harburger* (*il ne faut pas voir dans le terme de "couple" que j'utilise à propos de ces deux camarades une allusion de quelque nature que ce soit ! Mais ces deux PSM ne se quittaient jamais et formaient d'ailleurs une popote à eux deux.). rien que pour notre baraque. 

 Nous sommes nous-mêmes assez fatigués par l'étape d'hier, mais nous pensons qu'une fols échauffés cela Ira mieux. Les pieds ont bien tenu le coup. Ce sont les muscles qui sont trop durs. Mes points sensibles sont le genou (déjà!) et la tête du fémur.

Enfin, après le rituel matutinal, nous nous rassemblons et nous partons. On traverse Grosskinchlen où une partie du détachement a semble-t-il cantonné, puis nous nous engageons sur la route de Grossenhaln.

La route est meilleure qu'hier, bien qu'en certains endroits assez raboteuse. Le parcours en tout cas est très accidenté. La région que nous traversons est monotone et les croquis panoramiques sont très simples : amples vallonnements de pénéplaine, quelques moulins à vent. Toujours des villages-rues : Blochwitz, Folberg. Avant d'atteindre ce dernier village nous sommes témoins d'un fait curieux : au passage a niveau qui se trouve là, le train s'arrête pour nous laisser passer !...

Nous faisons route depuis le départ du camp avec des colonnes de réfugiés allemands. Aujourd'hui, en traversant le bols de Raschitz, nous doublons un convoi dont tous les occupants ont mis pied à terre ; la carriole est arrêtée, le cheval est mort d'épuisement... Tous ces gens sont désemparés, mais nous pensons au calvaire de la pauvre bête et à la somme de;travail qu'elle a dû fournir pour en arriver là. Pour moi le récit de Saint-Exupéry dans 'Terre des Hommes" me revient à la mémoire : " ce que j'ai fait Aucune bête ne l'aurait fait ", L'homme est le plus solide des animaux, non à cause de ses muscles mais de sa volonté.


Après Folbern nous longeons une rivière très propice au lancer léger. Puis nous entrons à Grossenhain : c'est une grosse ville très propre et assez bourgeoise. Après quelques détours nous arrivons en vue d'une caserne qui me fait penser à l'Ecole de Cavalerie de Saumur mais en plus grand et en plus moderne. Notre colonne longe en effet des écuries et .des carrières avant d'arriver devant de grands bâtiments très modernes. Nous nous réjouissons déjà de coucher dans des dortoirs aménagés et nous regardons d'un air faussement détaché les évolutions des amazones dans la carrière... Car ici il n'y a que des écuyères. Certaines, paraissant avoir un certain âge, font du dressage sous la surveillance d'un vieil officier à monocle, très représentatif du type classique de l'officier de cavalerie allemand. D'autres, toutes jeunes au contraire, font de l'école de conduite sur des breaks et même des fourragères. Quelques sous-officiers semblent avoir la haute main sur tout cela, ils considèrent en tout cas les biffins qui nous servent de gardes du corps comme de la petite bière, car les traditions dans la cavalerie sont les mêmes dans toutes les armées du monde !

Après une attente assez longue pendant laquelle les officiers allemands chargés de notre colonne parlementent avec les cavaliers pour obtenir un cantonnement :on nous dirige derrière le grand bâtiment vers un manège* Toute la colonne doit y passer la nuit. Coucher sur la sciure humide ne nous sourit guère mais il faut bien y passer. Personnellement j'ai souffert toute la journée d'une fluxion et je suis assez fatigué. Quand je me vois dans la grande glace du manège avec ma figure enflée, je m'effraie moi-même. De plus je me sens fiévreux, et, de fait, en prenant ma température, je m'aperçois que j:ai 38'6. Je vais faire un tour au toubib, mais devant l'affluence des éclopés, et dont certains sont mal en point, je me retire. Pour le moment nous sommes bloqués dans le manège. C'est paraît-il le plus grand d'Europe et je n'en ai jamais vu de pareil : il fait bien 150 métrés de long sur 50 de large : il est très haut de charpente et celle-ci est métallique. Très bien éclairé par d'immenses baies vitrées, le manège est décoré tout, autour par des fresques immenses représentant soit des champions contemporains en action, soit les différentes positions correctes aux trois allures, soit enfin quelques scènes humoristiques. Le pare-bottes en bois est très haut. 11 n'y a pas de tas de sciure dans les coins, il n'y a pas non plus de piliers ni de matériel d'obstacles, il semble bien uniquement destiné au galop ou aux reprises d'écuyers.

Devant l'impossibilité de sortir, beaucoup de camarades décident de faire du feu à l'intérieur du manège et de faire leur cuisine ainsi. Le combustible est fourni par tout ce qui est en bois. Au bout de quelques minutes l'atmosphère est irrespirable malgré les dimensions du manège. Nous pouvons enfin sortir, et les feux à l'intérieur disparaissent. Les abords immédiats où nous pouvons aller consistent en un robinet à petit débit où i! faut faire la queue pour avoir un peu d'eau et en feuillées que des prisonniers russes viennent de creuser. C'est la première fois que nous voyons des Russes. Ils nous apparaissent sous un jour sympathique, mais nous nous heurtons avec eux au mur de l'incompréhension, impossible d'attribuer un sens à leur jargon. Nous leur donnons des nouvelles, de l'avance russe. Ils semblent ignorer le nom du Maréchal Koniev mais sont très contents de savoir que la fin approche, ils sont d'ailleurs assez fatalistes et attendent avec patience le dénouement.

L'officier au monocle trônait pendant ce temps dans le poste de police où plusieurs affiches murales rendaient compte des Jeux Olympiques qui avaient eu lieu à Berlin en 1936. Le capitaine de Renan-Chabot, qui était parmi nous, avait participé à ces Jeux et y avait même gagné la médaille d'or d'une des disciplines d'équitation. A ce titre le chancelier Hitler lui avait serré la main. Notre ami en fit part à l'officier au monocle et lui montra la photo qui relatait ce fait ; son interlocuteur, très impressionné, se mit au "garde à vous" en claquant des talons et salua gravement - en portant la main droite à la visière de sa casquette et non pas en tendant le bras à la mode nazie - et il déclara : " je n'ai pas eu cet honneur ".

La nuit est déjà proche quand on nous annonce la soupe : elle est à la fois abondante et excellente, aussi nous présentons-nous pour le rab ; dans notre honnêteté nous prévenons les gens qui arrivent encore à la fin de la queue que nous avons déjà eu de la soupe , mal nous en prit, car tout le monde n'eut pas cette délicatesse et finalement tout le monde passa devant nous !... Ce qui est pire c'est que certains reprirent aussi des boîtes de conserves, ce qui eut pour résultat de frustrer une vingtaine de camarades de leur ration. Toujours est-il que, nous présentant dans les derniers, nous eûmes une ration énorme de soupe, lactée et sucrée, qui nous fit le plus grand bien.

Ce qui fait que c'est presque repus que nous nous allongeons sur la sciure pour dormir. Avant le couvre-feu l'alerte est donnée, nous sommes donc privés de lumière avant l'heure. Certains., surpris avant d'avoir terminé leurs préparatifs, allument des allumettes ou des torches, ce qui soulève un tollé général, car les allemands ont la gentille habitude d'éteindre ces lumières à coups de pétoire, et personne ne tient à se faire démolir le portrait.

Aussi, ce soir Ià3 c'est parmi les cris de "à l'assassin" et "au fou, arrêtez-le" que je m'endors, en espérant que ma fluxion se résorbera dans la nuit.


 

VII - Grossenhain-Riesa-Pausitz ( 18 Km)
 
 

 

Mardi 20 Février

Trans Rhenum Germani incolunt... (Tacite ,  Histoires)

C'est avec un soupir de soulagement que nous évacuons ce matin le fameux manège qui restera célèbre dans les annales de notre randonnée. Pour ma part j'y ai passé une des meilleures nuits de la route, mais beaucoup n'y ont pu dormir. Certains n'ont pas voulu s'allonger sur la sciure humide et sont restés assis. D'autres, pour ne pas risquer de s'endormir, ont passé la nuit à faire du thé et à boire.

La température est aujourd'hui nettement plus forte que les jours précédents. Comme la route est de plus en plus accidentée et que c'est le quatrième jour que nous marchons, la fatigue se fait sentir. Pour comble de malheur nous faisons maintenant route dans un pays assez hostile, la Saxe, et les habitants poussent quelquefois la barbarie jusqu'à refuser de nous donner de l'eau à boire.

Plusieurs incidents ont eu lieu durant l'étape.

A Wildenhain, où nous avons fait halte, un enfant par nous sollicité nous apporte un seau d'eau : survient sa mère qui commence par nous traiter de Schweinerei*(*injure que l'on peut traduire approximativement par "bande de cochons"...), flanque une tournée au gosse et renverse le seau par terre. Pourquoi aurions-nous aujourd'hui Pitié d'elle si sa maison a cramé et si les Russes l'ont violée ? Quand nous passons à Glaubitz il fait déjà très chaud et nous essayons de nous ravitailler en eau. Certains y parviennent mais d'autres se voient refuser l'eau par les femmes. Les gosses eux-mêmes semblent nous marquer. beaucoup d'entre eux ont le poignard au côté et la croix gammée au bras.

A Zeithain des femmes veulent bien nous donner accès à leur pompe et nous aident à remplir nos bidons : mais survient alors un vieux tout, blanc, coiffé d'un bizarre petit chapeau à plume et armé d'une canne qui se met à vitupérer dans sa langue si harmonieuse et prétend interdire aux femmes ,de nous donner à boire. Celles-ci ne semblent pas s'émouvoir d'ailleurs, mais le vieux est furieux et gesticule encore longtemps après notre passage...


C'est là qu'un Hongrois m'a donné son quart de jus à boire, voyant que je ne pouvais pas me procurer d'eau dans !e pays. De pareilles scènes ne sont pas prés de s'effacer de notre mémoire, et les Saxons peuvent compter sur nous pour répandre partout où nous irons le récit des traitements inhumains qu'ils nous ont Infligés.

Nous avons traversé ces régions à nouveau après notre libération par les Russes. Devant le spectacle des villages détruits, des silos ouverts, des caves pillées, des femmes violées et des hommes déportés ou fusillés, nous avons pensé à la Justice immanente... Le Glaive de Dieu s'est abattu, laissez passer la justice du Roi !

Après Zeithain l'étape se fait vraiment pénible. Chez nous Job accuse nettement le coup. La chaleur, la soif, sa poussière, et cette route interminablement droite, finissent par nous accabler. Nous traversons l'Elbe au pont de Riesa que les allemands sont en train de miner. Ce pont nous semble d'une longueur démesurée. L'Elbe n'est pas défendu militairement si ce n'est par des Panzerfaust embusqués dans des trous individuels. D'ailleurs les abords du fleuve sont plats et les barrages qui sont établis sur quelques routes ne sont d'aucun intérêt par suite des facilités que présente le terrain à la progression des chars.

Après la traversée dû pont on nous impose celle de la ville. Nous n'en finissons plus de tourner, de longer des avenues et des rues. La ville semble pleine de militaires aux uniformes variés et dont beaucoup sont éclopés. Nous passons à coté de casernes, mais nous ne nous arrêtons pas. Enfin, après un parcours de plusieurs kilomètres, qui furent pour certains d'entre nous un dur calvaire, nous pénétrons dans la cour d'un quartier d'artillerie motorisée, il est déjà tard mais on nous annonce que nous ne faisons que toucher la soupe ici et que notre cantonnement est encore à huit kilomètres ! C'est un coup dur pour le moral... Nous sommes véritablement sur les genoux. Néanmoins nous cassons la croûte et nous allons toucher la soupe qui , heureusement, est bonne. C'est là que Bébert tombe dans les pommes, aussitôt imité par deux ou trois autres. Grésil Ion s'appuie sur moi pour ne pas en faire autant. C'est le passage de l'air libre à l'atmosphère de la cuisine qui est fatal. Après avoir mangé la soupe nous retournons au rab mais nous n'en avons pas. Nous n'insistons pas, trop fatigués pour refaire la queue encore une fois. Je vais voir le toubib pour essayer de mettre le sac de Job sur la voiture. Il me déclare que, vu le nombre de camarades fatigués, il va essayer de prendre une mesure générale. En effet, on nous annonce que seuls ceux qui se sentent capables de marcher encore pendant huit kilomètres rejoindront le cantonnement prévu, les autres passeront la nuit dans un cantonnement de fortune à Riesa et feront le lendemain une petite étape de huit kilomètres au lieu d'avoir un jour de repos complet comme prévu. Nous décidons de partir le soir même, sauf Job qui est avec les malades. Nous partons alors qu'il fait déjà nuit et nous trouvons cela très agréable. A peine avons-nous fait quelques centaines de mètres que Job nous rejoint, n'ayant pas voulu risquer de passer la nuit à la belle étoile ! Il  parait en effet que rien n'était prévu pour les malades, et en fait ils passeront la nuit dans un hangar ouvert à tous vents et dont une partie du toit manque. Comme ils sont trois cents ils n'ont guère de place. Pour comble d'infortune il pleuvra la nuit et ils devront encore se resserrer sous l'averse qui tombe du toit percé. En somme, ils ne pourront pas dormir. Quand on songe que ce sont des rnalades à qui les allemands ont infligé ce traitement après bien d 'autres exactions, on ne peut plus avoir pitié des colonnes de prisonniers qui défilent a présent sous nos fenêtres et qui pourtant ne sont pas beaux à voir*(*ceci a été écrit, je le rappelle, à Bunzlau vers 1945.)

Pour nous, maintenant au complet, nous sommes très en forme pour cette marche de nuit. On apprend de plus que nous ne ferons pas huit kilomètres mais seulement trois, une ferme ayant accepté de nous héberger à la sortie du village de Pausitz.

La traversée du village est marquée par un incident assez cocasse et propre à édifier la postérité sur les moeurs des femmes allemandes ! Un groupe de jeunes fille précédait de peu notre colonne en jacassant, lorsque l'arrivée d'un convoi militaire de quelques camions les força à se ranger sur le trottoir. Au lieu de le faire calmement, elles se mirent à pousser des cris perçants et s'égaillèrent dans nos rangs en recherchant le contact... L'une d'elles se jeta même dans nos bras, la poitrine en avant, et se camarade qui encaissa le choc affirma en avoir eu plein les mains !.... Ceci n'a rien d'étonnant, nous en avons appris bien d'autres depuis...

Au sortir du village de Pausitz nous prenons un sentier qui nous conduit devant une grange immense dont une extrémité est occupée par un tas de paille. Nous occupons les lieux et, grâce à la lumière qui existe, nous pouvons étendre la paille par terre. Nous nous couchons très tard mais dans de bonnes conditions et avec la perspective souriante d'un jour de repos bien gagné: il y a bien quelques rouspéteurs, iI y a aussi les pieds fatigués, mais nous sombrons aussitôt dans un sommeil d'une profondeur certainement Insondable comparable seulement avec le degré de barbarie des allemands que nous portons ce soir là particulièrement dans notre coeur...

 

 


 
           VIII - La journée de repos à Pausitz
 

Mercredi 21 Février

Après l'effort, le réconfort!,
 (locution proverbiale)

Bien que nous ayons envie de faire pour une fois la grasse matinée, le souci de faire la cuisine nous sort des couvertures dès sept heures et demi environ, sauf pour les plus fatigués qui resteront la plus grande partie de la journée sur la paille. Le temps est désagréable, il pleut, et le sol argileux est transformé en boue. Nous sommes dans une ferme dont le propriétaire ou le gérant est du Parti. C'est ce qui explique qu'il y a encore quelques hommes. Un prisonnier français qui travaille aux champs nous dit même que le propriétaire est mort sur le front de l'Est et que le parti a adjoint sa veuve un intendant qui fait son petit chef. Toujours est-il qu'il nous refuse de nous donner accès au point d'eau. Notre seul recours sera d'aller en corvées organisées à l'étable où il y a une pompe. Nous ne savons si l'eau est potable, mais, comme elle ne sert qu'à la toilette ou à la cuisine pour faire la soupe ou des boissons chaudes, peu importe au fond.

Dès le matin nous Installons un feu dehors avec des cailloux. Les sentinelles font d'ailleurs quelques difficultés, prétendant que le Bauer ne veut pas de feux. Le fait est que, vers dix heures, un énergumène arborant un superbe insigne à croix gammée fait retentir la campagne environnante de ses éclats de voix. Après avoir copieusement interpellé la sentinelle qui n'en peut mais, il prétend aller chercher l'officier allemand pour lui faire enlever les feux. Nous assistons à une engueulade en règle. Ce n'est pas la dernière. Mais nous tenons ferme nos positions et nos feux.

J'ai compris ce jour là le campisme. Faire du feu sous une pluie battante avec du bois vert ou mouillé, c'est du sport ! Mais faire sur ce même feu la cuisine pour un groupe de sept jeunes gens affamés, c'est une vraie gageure... Pourtant nous avons fait ce jour là du jus le matin en une heure, y compris l'allumage, puis des haricots plein la galtouse, puis du jus pour midi, puis des patates en quantité industrielle pour le soir, et encore du jus i Nous avons bien mangé et nos malades avaient pour le soir repris du poil de la bête. Nous n'avons pas lésiné sur les patates car elles provenaient du silo de la ferme. J'avais bien repéré la veille au soir ce grand tas de terre et de paille qui s'étendait devant la grange, mais nous étions las, et ma proposition de monter une expédition n'eut pas de succès. Le lendemain au contraire, pendant que je faisais cuire les fayots, les autres se débrouillèrent pour soutirer des réserves du grand Reich quelques kilos de pommes de terre. Ce légume divin, comme chantait notre poète*(*il s'agit bien entendu du capitaine Gaudu qui écrivit un poème à la gloire de la pomme terre et de Parmentier, son "inventeur'".), fut vraiment une bénédiction pour nous, non seulement à l'aller mais même au retour, et à l'heure actuelle il forme encore la base de notre alimentation.

Un épisode saillant de cette journée fut pour moi la douche que je pris sous la gouttière pour procéder à ma toilette. Je pus aussi me raser, ce qui ne m'était pas arrivé depuis le départ ! Ainsi, du triptyque routier eau-air-soleil, j'eus au moins les deux premiers termes.

Nous avons appris par la suite que le propriétaire de la ferme était en prison et non pas mort sur le front de l'Est comme nous l'avions cru la veille, et que sa femme était sous la coupe du Parti qui la faisait surveiller par un intendant nazi.

0 beautés du régime national-socialiste !...
 

IX -  Pausitz - Altmügelm  (22 km)
 

 Jeudi 22 Février

Oui, je viens dans Son temple adorer l'Eternel.
(Racine,  Athalie,  Acte  I , scène 1)

La journée de repos n'en fut pas une pour moi. Mais dans la paille de la grange modèle je dormis comme un bienheureux et c'est, frais et dispos que je me réveillai le lendemain matin.

Nous reprenons notre marche vers l'Ouest. Après quelques kilomètres de route goudronnée nous bifurquons dans un chemin de terre et c'est une nouvelle épreuve pour les pauvres chariots. Nous atteignons enfin Naundorf où nous retrouvons la bonne route. C'est le moment que choisissent plusieurs chariots pour lâcher leurs propriétaires. Nous assistons là à quelques curées, dont celle d'un lieutenant-colonel qui voit partir avec-désespoir sa réserve d'oignons et de farine I Le spectacle est un peu écoeurant car beaucoup de pillards n'attendent même pas que les malheureux sinistrés soient partis pour se partager leurs dépouilles et il faut même que le pauvre colonel intervienne pour sauver ce qui lui restait de chocolat...

Nous arrivons le soir à Mugeln où un certain nombre d'entre nous trouvent asile dans un cinéma. Quant à notre popote, elle fait partie d'un autre détachement qui continue jusqu'à Aitmugeln où les autorités locales nous fonl généreusement don du temple. Ce temple, muni de stalles inamovibles, n'a jamais été prévu pour coucher qui que ce soit. Néammoins nous réussissons à nous installer tant bien que mal et plutôt mal que bien.

A peine y sommes-nous que nous assistons à un spectacle peu banal : au milieu de gens couchés sur le moelleux tapis qui couvre tout le choeur se dresse un autel où trône une Bible aux proportions respectables ; de chaque côté une petite table, destinée sans doute à recevoir les offrandes comme dans le temple de Salomon. Sur chacune de ces tables un prêtre catholique dit sa messe sous l'oeil paternel de Luther qui, du haut de son portrait gigantesque, contemple la scène sans rien dire, et pour cause !

 
Tout autour du temple les murs portent des couronnes funèbres à la mémoire des enfants d'Almugeln tombés au champ d'honneur pour leur Fùhrer et leur Vaterland. Nous en comptons 94 ce qui n'est pas mal pour un aussi petit village.

Une rivière coule en bas de la montée au temple. Une minoterie y est installée où nous trouvons moyen de chiper un peu de farine et de mouture. Le commerce avec les habitants ne rend pas si ce n'est dans la soirée où Magadur, toujours à l'affût, nous procure une potée de lait où nagent quelques grumeaux de je ne sais quel produit, mais c'est bon quand même.

Ce soir là nous avons fait notre cuisine au cimetière parmi les tombes. Nous avons démoli quelques entourages en bois pour faire le feu. D'autres ont été contraints d'utiliser ce lieu de repos pour satisfaire leurs besoins naturels, en sorte que le pauvre pasteur de l'endroit n'a cessé, paraît-il, de fulminer contre ces cochons de Français qui ne respectent même pas les morts ! C'est ainsi qu'on écrit l'Histoire...Mais comment faire autrement ? Nous étions mille cinq cents enfermés dans le temple et son cimetière, et il fallait bien se déculotter quelque part I

La concierge du cimetière sut tirer parti de la situation en vendant au prix fort un stock de patates du voisinage sous l'oeil paterne du Hongrois de garde qui touchait une commission !

Il fut question un moment d'aller chercher la soupe au village voisin. Finalement ce fut la minoterie qui servit de cuisine et nous n'eûmes qu'à traverser la route. La femme qui servait la soupe refusa de nous donner du rab alors qu'il en restait pas mal. Elle a dû nourrir ses cochons avec notre ration i Ceux du village voisin vinrent du cinéma en corvée chercher leur soupe. Ils furent chemin faisant attaqués par des inconnus qui barbotèrent la soupe, et nos camarades l'attendirent vainement ce soir là.

La nuit fut franchement mauvaise à cause de l'impossibilité de s'allonger, même par terre. Car les stalles étaient disposées de telle sorte qu'on ne pouvait utiliser ni le banc ni le prie-Dieu ni l'intervalle entre les deux. C'est certainement de ce temple que je garde le plus mauvais souvenir du voyage.

Naturellement il n'y avait pas d'eau. Comme nous ne pouvions pas sortir pour en chercher, il a fallu recourir aux enfants du village qui nous rapportèrent nos récipients remplis. C'était d'ailleurs une belle pagaille, car, pour se reconnaître dans cette foule, c'était toute une histoire, et 11 y a eu bien des "mégardes".

 Enfin, dernier détail, nous nous sommes éclairés grâce au lutrin qui était muni d'une puissante ampoule, remplaçant probablement le chandelier à sept branches de l'Ancien Testament.


 

X - Âltmügeln - Marschwitz ( 12 Km )
 

Vendredi 23 Février

Tout royaume divisé contre lui-même périra. (Luc 11,17)

L'étape d'aujourd'hui a été dure, car, à la longueur elle joignait le difficulté : terrain très accidenté, mauvaises routes malgré la carte.

Nous atteignons la vallée de la riùlde que nous traversons. C'est une rivière importante au cours capricieux mais très agréable et qui semble favorable a la pêche... Les berges sont pittoresques et attirent le campeur. Le canotage doit u être passionnant à cause des quelques rapides qu'on trouve sur le cours.de la rivière. De nombreux moulins s'alimentent a cette eau vive et transparente qui laisse deviner un fond de sable et de cailloux.

De chaque côté les coteaux sont couverts de forêts et encaissent une vallée verte et riche où des villages importants s'étalent au bord de Veau. Nous nous arrêtons à Marschwitz, un de ces villages que l'on découvre soudain derrière un vallonnement au confluent d'un petit ruisseau. Nous ne descendons pas au village même, mais nous restons sur la hauteur dans une grosse ferme. Le fermier est un ancien officier du Kaiser ; il se présente très correctement au colonel et propose de nous faire a manger, il a des patates et quelques légumes, du lait frais et une installation permettant de faire de la soupe rapidement à tout le détachement.

L'officier allemand refuse et nous assistons à une prise de bec entre la nouvelle armée et l'ancienne.

- " De mon temps on savait se conduire envers les officiers français " conclut notre vieux bonhomme , qui s'en va dans la cour bavarder avec les hôtes de sa ferme.

Il paraît qu'il aurait dit pas mal de choses, mais il faut toujours se méfier des bobards. Ce qui est certain c'est qu'il a prétendu être anti-nazi et qu'il a annonce que le parti n'était plus suivi par les allemands depuis Stalingrad. Il a dit aussi que c'était Himmler qui était le vrai patron et qu'il tenait les rênes grâce a la police d'Etat.

La nous avons fait du feu dans la cour. J'ai cassé la lame de mon couteau en fendant du bois. Je l'ai ensuite perdu car la poche de ma vareuse était percée. Nous avons mangé sur le timon d'une charrette en guise de table et nous nous sommes couchés de bonne heure. J'ai essayé de faire du commerce avec les femmes polonaises de la ferme mais elles étaient idiotes et il n'y avait rien à en tirer.

Des silos de pommes de terre nous tentaient derrière la grange mais nous étions trop fatigués ce soir là pour monter une expédition. Nous avons eu une soupe quand la nuit tombait mais personne n'est resté attendre le rabiot car les jambes flageolaient et le temps fraîchissait. C'est là que Doussot s'est foulé la cheville et que Villain a lâché. Ils ont été très bien soignés par le fermier et ont pu rejoindre la colonne à Benndorf où ils nous contèrent leur odyssée.

Un travailleur français charriait du fumier mais ignorait tout de la situation et ne savait pas le premier mot du communiqué. Il était gras à souhait et paraissait en excellente santé. En dehors du menu du prochain repas rien ne semblait l'intéresser si ce n'est les appas d'une petite Polonaise, qui, de son côté, appréciait ses robustes épaules...

Encore un qu'il a sans doute fallu aller chercher de force, à moins qu'il ne soit toujours là-bas !...


 

XI – Marschwitz - Colditz (14 Km)
 

Samedi 24 Février

Si le pardon est possible, l'oubli ne peut l'être.

(Nacht und Nebel)

Nous commençons ce matin à en avoir marre. Mais il faut partir encore. Nous marchons dans la boue du chemin tortueux qui traverse une nouvelle fois la vallée. Boue - des montées et des descentes - des à-coups terribles à cause des chariots et des traînards, car aujourd'hui il y en a. Kerdreux lui-même rame lamentablement, d'ailleurs il devra ce soir abandonner avec 39 de fièvre.

Enfin Colditz et ses pavés. Nous voyons ce fameux château qui sert de camp à nos camarades "de l'armée de Gaulle". Certains d'entre nous y retourneront d'ailleurs dans quelques semaines pour y attendre les Américains et la forteresse volante qui les ramènera un mois avant les autres.

Nous traversons la ville sans nous arrêter. Une autre colonne s'y arrêtera et devra passer une nuit entière sous la pluie battante en attendant que s'ouvre la porte de leur nouvelle prison. Pendant ce temps la population manifeste ses sentiments haineux.

Nous pilions au passage un silo. Hélas, c'étaient des choux-raves. Mais nous les mangeons tels que, en tranches crues. C'est rafraîchissant. Ce soir nous en ferons une soupe succulente.

Les Allemands ne savent pas ou nous mettre. Il n'y a pas de place prévue pour nous ! On nous dirige enfin sur le camp de déportés qui se trouve de l'autre côté de la rivière (c'est toujours la Mulde) sur une colline.

Dans ce camp travaillent des juifs hongrois de six heures du matin à huit heures du soir, sans arrêt, ils sont sous les ordres d'un bagnard, un condamné de droit commun. Pour la plupart ce sont des intellectuels, des médecins, des chirurgiens renommés, " des avocats célèbres, quelques commerçants, quelques Industriels. Tous sont juifs, et pour cela les­ Allemands les ont arrachés à leur famille et envoyés au bagne, ils n'ont jamais reçu de nouvelles des leurs qu'ils savent seulement déportés comme eux. Ces cerveaux sont maintenant des épaves : hâves et titubant, ils vivent dans la terreur, ils attendent chaque soir le lendemain avec angoisse, car ils savent que la chambre à gaz les engloutira un jour. Pour toute nourriture ils ont à midi un quart de jus de ruta et quelques pommes de terre cuites à l'eau, ils ont aussi deux cents grammes de pain. Réduits à travailler dur sans manger, ils n'ont plus que sa peau sur les os. Beaucoup sont complètement abrutis, mais quelques uns luttent encore et soutiennent les autres. Malgré nos faibles ressources, nous leur donnons des biscuits, du chocolat, du pain, du sucre. Us se cachent pour grignoter ces maigres cadeaux, ils en mettent dans leur poche malgré leur faim, pour-lés donner plus tard à ceux qui meurent dans leur baraque sans soins. Nous nous estimons bien heureux à côté de ces misérables qui ont tout perdu même l'espoir. Quand ils meurent à la tâche leurs bourreaux récupèrent leurs habits en loques et les transportent nus dans une charrette jusqu'à un trou creusé n'importe où dans un champ. Là, on les jette pêle-mêle dans la fosse, qui par les pieds, qui par les cheveux, comme des charognes, sans autres témoins que les quelques passants qui, par on ne sait trop quelle aberration de toute humanité, s'arrêtent pour ricaner et parfois crachent dans la tombe et y font cracher leurs enfants ...

" Ce sont des choses vues et consignées sur un rapport officiel contresigné du colonel Lacroix que je rapporte ici pour que mes enfants sachent ce qu'est un nazi et de quoi sont capables ceux qui oublient que les hommes, sont frères... "

Nous ne sommes restés que quelques heures en compagnie des déportés juifs, le temps pour les allemands de nous trouver un cantonnement dans un coin de ce vaste camp. M s'agissait de baraques du modèle courant. Elles ne comportaient pas de bloc sanitaire et nous dûmes donc nous contenter de feuillées, aménagées assez hâtivement semble-t-il, en contre-haut de la route sur laquelle défilaient les promeneurs du samedi. Ceux-ci ne s'attendaient sans doute pas au spectacle ce ces postérieurs à l'air !... La poutre sur laquelle nous devions nous asseoir vint d'ailleurs à casser sous le poids de trop nombreux usagers dont certains chutèrent dans ce qu'il faut bien appeler la merde...

Décidément, nous n'aurons gardé de Colditz que de bien mauvais souvenirs.


 

XII - Colditz - Flössberg   ( 18 Km)
 

Dimanche 25 Février

Les chiens aboient mais la caravane passe...
(Proverbe arabe)

C'est avec un serrement de coeur que nous quittons Colditz à la pensée des pauvres gens que nous laissons derrière nous. Kerdreux n'a pu nous suivre à cause de sa fièvre. 11 sera baladé d'infirmerie en infirmerie et nous rejoindra à Benndorf.

Nous partons sans avoir touché de ravitaillement. Les allemands nous l'avaient promis pour hier soir, puis pour ce matin. Us nous disent qu'on nous le fera suivre et que nous le toucherons en route. Comme nos réserves commencent à diminuer après huit jours de marche,, nous ne sommes pas très "fiers. ''Néanmoins nous partons.

Nous entrons dans un bois touffu où la route est longée sur chaque côté par un layon forestier que nos sentinelles utilisent comme chemin de ronde. Nous passons devant la Kommandantur du !V D, un palace où, derrière les immenses baies vitrées, nous apercevons des paperasses entassées et quelques dactylos, il paraît que c'est là que va s'installer le général allemand avec son état-major et aussi le bureau français. Nous toisons du haut de notre misère ce luxueux palais et notre colonne s'enfonce dans le bois.

Au moment de la halte, des camions de pain nous doublent : c'est le ravitaillement attendu. On nous met en colonne par cinq et on nous distribue un pain pour cinq et une boîte de singe pour dix. C'est une manière élégante de faire l'appel et nous avons su gré aux Allemands de cette formalité simple.

 En sortant du bois nous traversons Bad-Lausick, un village-rue, interminable, où nous défilons gaiement à la grande fureur d'un membre du parti dont l'intervention intempestive n'a pour résultat que de redoubler nos clameurs.

Encore un petit effort et nous voilà à Flossberg, à la sinistre mémoire : trou infect aux ruelles boueuses et à l'atmosphère empuantie par ses tas de fumiers nauséabonds, ce village rural restera pour nous le symbole de la sauvagerie saxonne. La fermière qui eut l'honneur d'héberger ce soir là mille officiers français, refusa à peu prés tout ce qu'on lui demanda : défense de faire du feu, défense d'allumer la lumière, pas de paille. Cette furie assista aux côtés du capitaine allemand à notre repas, c'est-à-dire qu'elle eut le coeur de contempler le défilé des mille PG, la gamelle à la main, devant le distributeur d'une maigre louche de soupe aux pois.

La nuit que je passais dans la grange fut épique. Sans lumière on ne voyait rien. Je réussis à trouver un poteau sur lequel j'arrimai mes affaires à l'aide des pitons que je porte toujours sur moi : ils se vissent très facilement et on peut accrocher pas mal de choses ainsi. Je fis ensuite mon lit, mais ma place se trouvait juste au changement de niveau du tas, car ce tas, dans lequel les gerbes n'étalent pas toutes dans le même sens, avaient dû fournir la paille à ceux d'en bas, de sorte que la surface n'était plus horizontale ni unie mais au contraire présentait une forte pente et des trous assez considérables. Toujours est-il que dans la nuit je tombai dans un de ces trous ! la paille me recouvrit en partie et la pente naturelle du tas fit glisser sur moi mon camarade voisin qui se trouva ainsi au-dessus de moi. Pendant ce temps je continuai à glisser avec ma paille vers l'avant, c'est-à-dire que le matin je me trouvai au dessus du vide avec la moitié du corps coincé sous mon camarade. Malgré cela j'ai dormi profondément...

C'est à cette étape que se place l'histoire du fait-tout. Au cours d'une halte horaire je découvris un fait-tout en alu abandonné dans le fossé. Je le récupérai et l'amenai jusqu'à l'étape. Là, après inventaire du contenu, nous le trouvâmes garni de sel et de margarine. Le casse-croûte du soir fit d'ailleurs appel à cette margarine. Le lendemain matin je posai mes affaires dans un coin pour aller au jus, et, quand je revins à ma place, le fait-tout avait disparu ! Nous le retrouvâmes plus tard en propriété des ordonnances* (* on appelait "ordonnances" les hommes de troupe français, prisonniers comme nous, qui étaient utilisés au camp par les Allemands comme hommes de corvée et qui naturellement firent partie de notre colonne lors de l'évacuation du camp), ce qui coupa court a l'histoire car nous n'avons pas voulu entrer en litige avec eux.

 

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XIII - Flôssberg - Benndorf (8 Km)
 

Lundi 26 Février

Vers toi, Terre promise...

(cantique pour  le temps de l'Avent )

Aujourd'hui petite étape de huit kilomètres qui nous mène à Benndorf. Nous voyons enfin le bout de la route.

Notre nouvelle résidence est un château du XV siècle, genre rococo, sans style bien défini d'ailleurs, mais d'aspect cossu. Quoiqu'il soit de dimensions respectables, je le comparerais volontiers au château de Coat an noz en Belle-lsle-en-Terre . Pour nous faire tenir à neuf cents là-dedans c'est du travail, ce n'est pas évident à priori i

Les locaux qui nous serviront de chambrées sont tirés au sort. Nous tombons assez bien : la pièce où nous allons nous installer est spacieuse et bien éclairée ; elle donne sur le palier du premier étage qui est desservi par un escalier monumental. Nous disposons nos affaires et nous explorons les lieux : il n'y a pas d'eau, ni de lumière, guère de paille non plus, aucun moyen pour faire la cuisine, pas de WC... Comme dégagements, un modeste parc derrière le bâtiment, si exigu que nous y tenons à peine pour l'appel.

C'est le château de la misère et de la faim.

C'est aussi la maison des courants d'air

Nous sommes tellement fatigués que nous tombons sur notre maigre lit de paille et le sommeil nous emporte aussitôt...





DEUXIèME PARTIE





De Benndorf à Zeithain





L’entre deux feux





Enfin Staline vint...

(parodie de l'Art poétique de Boileau, Chant 1er, vers 131)




1 – le château de la misère et

de la faim



Des profondeurs je crie vers toi Seigneur,

Ecoute mon appel,

Que ton oreille se fasse attentive

Au cri de ma prière...

(Psaume  130)



Nous devions désormais vivre entassés les uns sur les autres dans le domaine d'un hobereau chasseur. Le mobilier en avait été entièrement retiré, il ne subsistait que des trophées de chasse accrochés aux murs en grand nombre.


Naturellement rien n'avait été prévu pour nous recevoir et il fallut occuper les premiers jours à tout organiser.


L'officier allemand qui était chargé de ce nouveau camp ne se souciait pas beaucoup de notre sort, il commença, il est vrai, par s'occuper des hommes de garde pour lesquels rien non plus n'avait été prévu.


De son côté le colonel français, notre doyen, mit sur pied assez rapidement un certain nombre de services, et, en premier lieu, la cuisine. Celle-ci fut installée dans les caves du château où existait déjà une buanderie, ce qui facilita l'installation des feux de popote.


Malgré la précarité de nos moyens, nous fûmes prêts à faire la cuisine bien avant que nous ayons reçu de quoi la faire ! Aussi, ce fut dans le petit parc une floraison de feux de popote, construits avec trois briques posées à même le sol humide. Il n'était pas facile de faire à manger dans ces conditions, d'autant que, nos provisions, déjà maigres au départ du camp, avaient subi pendant nos étapes de forts prélèvements. Il ne nous restait que des haricots secs.


C'est ce qui fut à l'origine de nos mésaventures...


Après l'effort physique que nous venions de fournir, il nous eût fallu en ces jours là une nourriture substantielle. Nous avions tenu grâce à notre volonté et soutenus par l'espoir de voir bientôt finir nos malheurs. Mais maintenant que nous étions à nouveau cloîtrés et que notre esprit pouvait penser, notre ressort moral avait besoin d'un réconfort matériel, il ne vint pas.


La première semaine, aucun ravitaillement. Par la suite, quelques pommes de terre, 240 grammes de pain, quelques grammes de margarine ou de miel synthétique. De plus, nous voyions chaque jour passer devant nous des tombereaux de belles pommes de terre qui étaient destinées à la distillerie*(* cette, distillerie faisait partie du fameux plan de Hitler de fabrication de combustible de substitution pour ses moteurs), et nous entendions tout le jour la basse-cour de la ferme du château, fournie et grasse à souhait, comme un nouveau supplice de Tantale.


Le résultat ne se fit pas attendre...


Cela commença par les jambes. Le matin nous avions les jambes en coton. Pour aller è l'appel, ceux des étages supérieurs mettaient un temps infini. Chacun marchait è petits pas comme des vieux. Puis ce furent les vertiges, Pour passer de -la position couchée è la station debout, il nous fallut passer par des intermédiaires de plus en plus nombreux. Parfois on oubliait une étape, on voulait aller trop vite, c'était alors le vertige, la chute, parfois la syncope. Nous formions un étrange asile de jeunes vieillards affaiblis. Les plus touchés étaient ceux qui nous avaient auparavant étonnés de leurs prouesses sportives. Les champions du camp faisaient pitié : leur organisme avait sans doute de plus grands besoins et ils accusaient le coup plus fortement. Pour certains d'entre eux les suites furent fatales. Le premier mort que nous eûmes è déplorer à Benndorf fut le champion du 110 mètres haies, athlète complet, excellent, lanceur de disque. Evacué par le médecin français, il décédait peu après. D'autres après lui moururent, tous des hommes jeunes et forts.


Vers la troisième semaine, les cas d'œdème famélique devinrent fréquents. C'était une enflure du visage au réveil, qui persistait plus ou moins. Les chevilles et les genoux enflaient aussi. Cela faisait d'étranges silhouettes où le mollet était mince et la cheville énorme. Le docteur nous avait prévenus. Ce n'était pas grave, c'était une maladie par carence. Nous savions bien qu'il nous manquait des vitamines ! Mais quelques cas furent néanmoins mortels... comme celui de Lebon, ce cher camarade, qui pendant cinq ans n'eut que des amis tant étaient grands sa simplicité et son bon cœur. Atteint d'œdème il lui vint une grosseur au dessus de l'œil gauche et un beau jour, le docteur l'évacua à l'hôpital, de Leipzig. Il y eut plusieurs syncopes et l'une d'elles l'emporta. Peu avant notre départ la tuberculose commençait à faire de sinistres incursions et nous ne reverrons plus le sympathique visage de notre basketteur Quignard qui s'est doucement éteint là-bas petit à petit, faute de quelques pommes de terre... Cependant notre popote s'était peu à peu organisée.


Pour économiser nos forces, nous faisions notre cuisine deux par deux et nous avions fabriqué un réchaud à bois facilement maniable et plus pratique que le feu en plein vent. Nos plats de campement et le fait-tout nous suffisaient amplement. Notre menu ne variait pas beaucoup. Le matin nous dormions. A midi, le plus souvent c'était une heure, nous mangions la soupe de la cuisine. C'était un brouet clair. Pour corser le repas nous récupérions des épluchures de rutabagas et nous en faisions, après lavage et grattage, un hors d'œuvre fort apprécié. L'après-midi se passait généralement en sieste ou en palabres... Le sujet de la conversation était la gastronomie. En évoquant les innombrables recettes que la cuisine française a élaborées au cours des siècles, nous goûtions rétrospectivement nos agapes d'antan. Cela nous faisait patienter jusqu'au soir. J'ai même copié là un ouvrage consacré au choix des vins qu'il convient d'associer aux différents plats : un programme et un symbole...


L'appel avait lieu vers seize heures. Après cette cérémonie burlesque qui mettait généralement notre officier allemand en fureur, nous remontions les escaliers à pas comptés. Nous en profitions pour monter notre repas du soir que nous avions préparé dans un réduit abrité du vent. Ce repas était invariablement un potage dont voici à peu prés la recette : on commençait par faire bouillir quatre à cinq litres d'eau. Dans l'eau bouillante on versait une pâte obtenue en râpant consciencieusement des pommes de terre lavées, à l'aide d'un couvercle de boîte de conserve percé de trous avec une pointe. L'eau bouillante épaissit considérablement, et la mixture prend une consistance propre à remplir un estomac affamé. Le goût de pomme de terre crue subsiste et procure un écœurement très économique. Tant que nous avons eu des potages Maggi et autres bouillons Kub nous avons amélioré notre plat, mais nous avons dû souvent nous contenter du goût de patate crue... Après avoir rempli notre estomac nous terminions la journée par un lait chaud. Grâce à quelques boites de lait en poudre nous avons pu, en économisant, nous offrir ce luxe pendant notre séjour à Benndorf.


Pour suppléer à la carence du ravitaillement officiel tout un commerce clandestin s’organisa, dont les principaux bénéficiaires furent nos gardiens. On pouvait troquer des vivres contre des bijoux, montres, stylos... Des échanges avaient lieu aussi à l'aide des cigarettes et du tabac. Les Allemands appréciaient le café et le Nescafé. En retour, c'étaient des pommes de terre qu'ils allaient voler la nuit à la distillerie ! Lorsque nous sûmes d'où provenaient nos pommes de terre nous n'eûmes de cesse que nous eussions trouvé le moyen de nous les procurer nous mêmes... Parfois un tombereau était pris d'assaut au moment où il passait devant le château. Moyennant quelques coups de crosse on avait deux poignées de pommes de terre... Puis, un jour, nous fûmes autorisés à célébrer la messe dans une grange située à huit cents mètres du château. En y allant, tout doucement et avec de nombreuses haltes, nous pûmes repérer un immense silo déjà ouvert. C'était la source des tombereaux de la distillerie... Des expéditions nocturnes furent entreprises. La difficulté était de revenir avec un sac tyrolien plein de pommes de terre. Elles donnèrent néanmoins des résultats substantiels. Mais nous n'eûmes pas le temps d'en profiter, car sur ces entrefaites nous fumes désignés pour un autre camp.


Par suite de je ne sais quel tour de force, une équipe de camarades avait réussi à transporter avec eux un récepteur de TSF*(* il s'agissait bien entendu de poste à galène). Nous étions ainsi au courant de l'avance américaine, du franchissement du Rhin, et nous étions persuadés que nous allions bientôt être libérés. Les projets allaient bon train.


Souvent des vagues d'avions alliés survolaient la région, en route pour une mission. Nous avons ainsi assisté à quelques combats aériens où les Allemands, en trop petit nombre, avaient le dessous. Ces combats ne déroutaient même pas les escadrilles. Une nuit, peu après notre arrivée, nous fûmes réveillés par un proche bombardement. Les coups semblaient tomber si prés que certains montèrent au grenier dans l'espoir de voir le spectacle. Economes de nos forces nous nous maintînmes sur nos positions.


Tout à coup trois explosions successives de plus en plus proches se font entendre.


La troisième est suivie de la chute des vitres et des fenêtres du château. Un instant de panique fait descendre à la cave les plus timorés. Les autres, rassurés par l'absence d'une nouvelle explosion se mettent en demeure de réparer les dégâts et doivent, pour ce faire, allumer briquets et bougies puisque l'électricité est coupée depuis le début de l'alerte. Aussitôt retentissent les cris de "Licht aus", appuyés de quelques coups de feu. Nous poursuivons dans l'obscurité la réfection de nos fenêtres, après quoi nous continuons notre somme.


Le lendemain nous eûmes l'explication par le truchement de nos gardiens. Un chapelet de trois bombes de fort calibre, qu'un avion, sans doute en difficulté, avait lâchées au petit bonheur dans la campagne, était la cause de nos mésaventures nocturnes (la troisième bombe était tombée à deux cent cinquante mètres du château). Les dégâts étaient si considérables que les allemands durent nous donner des panneaux de carton pour remplacer les fenêtres détruites. Le toit avait souffert aussi, et les camarades des combles, déjà défavorisés par les étages qu'il leur fallait gravir, demandèrent qu'une relève soit faite périodiquement. Cette proposition souleva de telles difficultés de réalisation qu'elle fut rejetée.



Quelques jours avant notre départ de l'Oflag IV D, les 13 et 14 février, eut lieu le bombardement de Dresde par environ 250 Lancaster de la R.A.F. et 450 B17 de l'U.S. Airforce, les célèbres "forteresses volantes". Ce fut le plus terrible bombardement de l'histoire. Les bombes incendiaires mirent le feu à la ville. Nous étions à environ 60 Km au nord de Dresde, et nous vîmes dans la nuit du 13 au 14 l'horizon s'embraser. Ce fut aussi le plus meurtrier de tous les bombardements, y compris celui du 6 août 1945 où la fameuse première bombe atomique fit à Hiroshima environ 110.000 victimes, alors qu'à Dresde les estimations varient entre 130.000 et 200.000 morts... Les rescapés durent quitter la ville et c'est ainsi que nous vîmes arriver à Benndorf une horde de réfugiés tout affolés, en proie a la panique la plus complète. Ils furent hébergés dans les caves du château pendant quelques jours.


Les pommes de terre - objet de nos convoitises - étaient distillées pour fabriquer de l'essence synthétique dans une usine proche qui fut détruite une nuit par un bombardement. Il s'en dégagea une fumée noire si dense que le ciel s'obscurcit pendant plus de 24 heures.


La châtelaine, qui était paraît-il comtesse, et dont le mari se battait courageusement en Russie pour le grand Reich, nous surprit par son attitude arrogante : elle avait en particulier l'habitude de se promener avec l'officier allemand parmi les groupes d'officiers prisonniers, en tenue de cheval et la cravache à la main. Elle poussait même l'impudence jusqu'à visiter... les latrines !...


Nos gardiens se rendaient compte de la gravité de notre situation. Le manque d'hygiène, joint à cette vie d'animaux à l’étable, risquait de faire naître une épidémie que rien n'aurait pu arrêter. Les Allemands prirent donc des mesures pour desserrer le château de Benndorf. Un premier contingent fut dirigé sur le camp de Königstein. Il comprit surtout les plus âgés, car le bruit courait que la vie y était plus confortable. Des listes furent dressées par le commandant français et il put les faire accepter par les frisés. Après ce premier départ la situation n'était pas beaucoup meilleure. Aussi un second contingent fut constitué en vue d'un nouveau desserrement.


Je ne sais pas exactement pour quelles raisons, le chef français désigna les plus jeunes d'entre nous pour partir.


En ce temps là il était de coutume dans l'armée française de désigner les plus jeunes pour les taches les moins prisées. C'est ainsi qu'en Juin 40, lorsque je fus fait prisonnier avec le groupement que commandait le général Basoche, les Allemands lui déclarèrent qu'ils avaient d'autres choses à faire que de garder des prisonniers, et, qu'en conséquence, il devait désigner des otages qui répondraient sur leur vie du bon comportement de l'ensemble.


Et c'est ainsi que je fus désigné comme otage par mon général !...


Cette fois encore je faisais partie des plus jeunes.


Cela fit toute une histoire, car une question de partage du ravitaillement entrait en jeu. La veille du départ, une sorte de manifestation de protestataires eut lieu dans le parc après l'appel. Le colonel français maintint ses positions avec raison car notre expédition allait bientôt se révéler de nature à nécessiter un tempérament jeune et résistant.


Et c'est dans la fièvre des derniers préparatifs que nous sommes montés nous coucher.


Grâce à une fraude nous avions pu figurer tous sur la même liste. Un système de remplacement avec échange des plaques d'identité avait permis à Job, notre aîné de peu, de prendre la place d'un jeune camarade désigné qui ne voulait pas quitter sa popote dont il était de loin le benjamin.


Aussi nous envisageons ce départ avec optimisme, d'autant que la vie en commun que nous menions depuis si longtemps avait eu pour résultat de souder étroitement notre petit cercle et aussi de nous créer en bloc des antipathies, rares mais solides, dont quelques unes avaient été placées par le sort dans notre chambre de Benndorf...


Le soir venu, nos sacs bouclés étaient plus légers qu'au départ d'Elsterhorst. Pourtant nous partions vers un inconnu redoutable et nos forces amoindries nous faisaient appréhender cette nouvelle équipée. Enfin, nous avions l'impression que ce départ nous libérait un peu, tant nous avions pâti de ce séjour d'un mois à Benndorf. Un fractionnement du détachement en petits groupes d'une vingtaine nous fit espérer un voyage en chemin de fer. Il rendit nécessaire aussi de nouveaux échanges de plaques d'identité, et, de notre petit groupe, deux seulement sur six partaient sous leur véritable identité. Nous avions décidé de nous appeler par nos nouveaux noms, mais nous nous trompions sans cesse, et finalement c'est à notre bonne étoile que nous nous sommes fiés...





2- de Benndorf à

Zeithain

 


 


Celui qui sème le vent récolte la tempête...


 


 


Le jeudi 29 mars il faisait à peine jour lorsque nous quittions nos camarades de chambrée.


Dehors, déjà tout était prêt pour nous recevoir, depuis les gardes hongrois avec leurs chiens jusqu'aux Posten qui devaient nous accompagner.


Bien entendu, on ne nous fit grâce d'aucune des formalités d'usage en pareil cas. Comme il faisait nuit, l'appel et la vérification d'identité se passèrent sans difficultés. D'ailleurs, depuis le jour lointain où le service anthropométrique avait pris nos photographies, nous étions devenus méconnaissables... La fouille non plus ne souleva pas d'incident. Elle était faite par les spécialistes habituels à l'aide de torches électriques. Pressés par l'horaire, car il ne fallait pas que nous manquions le train, nos gardiens firent diligence.


Vers sept heures et demie nous quittions le sinistre château et empruntions à nouveau la route tortueuse par laquelle nous étions venus un mois plus tôt. Les soldats qui nous accompagnaient semblaient de bonne composition. Leur chef, un adjudant, avait l'air pénétré de l'importance de son rôle. Il ne refusa pas de nous donner les grandes lignes de notre programme. Conformément à ses déclarations, nous arrivâmes après deux heures de marche à la station de Borna. Les civils qui prenaient le train nous considéraient avec un air las et blasé... Un wagon nous était réservé dans le train de Leipzig, qui ne s'arrêta que le temps réglementaire. Nous étions à l'aise et nous pouvions même regarder le paysage par les quelques vitres qui n'avaient pas encore été remplacées par du bois. Il ne nous fallut pas longtemps pour constater les ravages faits par les bombardements dans les gares. Notre train devait souvent ralentir fortement, et parfois même s'arrêter en pleine campagne. Des équipes de vieillards ou de gamins semblaient travailler à la réfection des endroits les plus endommagés.


Néanmoins c'est vers dix heures que nous parvînmes au terme de notre première étape, c'est à dire Leipzig. La station où nous débarquâmes n'avait pas l'allure d'une grande gare internationale. Aussi ne fûmes-nous pas surpris lorsque notre guide nous annonça que nous allions gagner à pied la gare de Leipzig avec laquelle la communication était interrompue par suite d'un récent bombardement. Nous avions débarqué dans une petite gare de banlieue et nous devions maintenant traverser une bonne partie de la ville pour nous rendre à la gare centrale Hauptbahnhof.


Nous savions que Leipzig avait souffert des bombardements mais nous étions loin de nous imaginer l'état dans lequel nous voyons la grande cité allemande... Nous circulons entre des monceaux de pierres grossièrement arrangées entre lesquelles on devinait des ruelles d'où sortaient quelques rares habitants. Ceux-ci semblaient mener une vie souterraine dans les abris que de grosses pancartes signalaient. Ce qui restait des rues était inutilisable en général. Ça et là des automobiles à la carcasse toute rouillée gisaient abandonnées. Les becs de gaz étaient tordus, les arbres morts. Aucun immeuble n'était intact, il semblait qu'un récent cataclysme avait ravagé cette immense ville désormais réduite à l'état de ruines.


Les rares passants semblaient familiarisés par ce chaos. Autour de la grande entrée de la gare qui avait aussi bien souffert. Une certaine animation régnait. Ce qui dominait de beaucoup c'étaient les uniformes des nombreux éclopés dont certains ne pouvaient se mouvoir qu'avec l'aide d'une infirmière. On se serait cru dans une nouvelle Cour des Miracles tant était atroce la vision de ces êtres amoindris, résultat des campagnes de l'Est.


Malgré notre joie légitime de constater de nos yeux les malheurs de nos ennemis, nous ne pouvions nous empêcher de penser à l'inutilité de tant de sacrifices... et surtout, nous prenions contact avec la réalité en évoquant ceux des nôtres que la lutte menée en notre absence avait dû mettre dans le même état. Nous, que le sort avait réduits à l'état de spectateurs, nous pouvions conclure à l'absurdité de cette nouvelle plaie de l'humanité qu'on appelle avec orgueil la guerre moderne ...


Dans la gare la même vision nous attendait, car les trains qui stationnaient étaient presque tous des trains de blessés. Après s'être renseigné, notre adjudant nous apprit que le train que nous devions prendre n'était pas encore formé et que nous avions deux heures d'attente. Comme il était l'heure de déjeuner nous tentâmes à plusieurs reprises de le convaincre que nous pourrions avoir de la soupe dans la cantine militaire qui venait d'ouvrir ses guichets à l'entrée de la gare. Mais notre mentor n'était pas facile à persuader et seulement deux ou trois parmi nous purent aller chercher la pitance commune. Ils revinrent assez penauds, car on avait bien voulu leur servir plein leur gamelle de soupe à l'orge, à condition qu'ils la mangent tout de suite, ce qu'ils avaient d'ailleurs fait. Malgré cet exemple convaincant, notre garde chiourme ne voulut rien savoir pour nous laisser aller manger notre ration à la cantine, et, comme l'heure s'avançait, il nous dirigea vers le quai d'embarquement. Chemin faisant, tout en maugréant contre la bêtise de notre teuton qui nous privait ainsi d'une bonne pâtée, nous pûmes constater les formidables effets du bombardement de la gare.


Le grand hall de cet énorme carrefour international avait été complètement détruit par les bombes de quatre à six tonnes. Sa voûte de béton armé, qui faisait pourtant plus d'un mètre d'épaisseur, avait cédé, en ensevelissant dans les abris recouverts par les décombres plusieurs centaines de personnes que le sort avait placées là.


D'après les dires de l'adjudant, que notre feinte pitié avait amené à faire ce récit, on entendit longtemps les cris des blessés et des mourants qui retentissaient encore plusieurs jours après le bombardement... Les équipes de sauveteurs étaient impuissantes car les morceaux de la voûte constituaient des obstacles beaucoup trop considérables pour leurs moyens, et ils durent se résoudre à assister impuissants à l'agonie de leurs malheureux compatriotes. Des ordres supérieurs leur enjoignirent d'ailleurs d'employer leurs efforts à remettre en état les voies et les quais avant même que les cris des victimes aient cessé... Et la discipline de cette race maudite est telle que tous obéirent à ces inhumaines injonctions.


Pendant que nous écoutions ce récit, le train avait pris place le long du quai. Il avait aussitôt été pris d'assaut par la foule des voyageurs qui, pour aller plus vite, entraient dans les wagons par les fenêtres ! Rappelé à la réalité par le vacarme qui en résultait, notre chef de file commença à s'inquiéter des places qui devaient nous être réservées. Il mit un certain temps à trouver le wagon, et, lorsque nous y parvînmes, il était déjà archicomble. Nous avions déposé sur le quai nos bagages en attendant une solution, lorsque notre gardien, vexé de voir ses démarches rendues vaines et craignant d'avoir à attendre longtemps le prochain convoi, prit une résolution énergique : aidé de quelques militaires du voisinage, il expulsa les voyageurs du wagon bon gré mal gré et nous y fit ensuite entrer. Les dépossédés se livrèrent alors à des exercices d'une périlleuse acrobatie et se juchèrent, qui sur les marchepieds, qui sur les toits, renonçant eux aussi à l'attente problématique du prochain départ. Tous ces gens, hommes ou femmes, portaient le même costume genre ski et avaient sur le dos le sac tyrolien, sans doute leur seule fortune. Ils avaient l'air harassés.


Il était à peine une heure de l'après-midi lorsque le train démarra lentement. Durant tout le trajet nous ne vîmes que trous de bombes, immeubles démolis, rails enchevêtrés... Ce qui restait des usines fumait encore et, malgré tout leurs ouvriers semblaient acharnés à poursuivre leur travail.


Nous atteignîmes Riesa, où nous avions connu quelques semaines auparavant un assez rude calvaire. Le fameux pont nous parut moins long cette fois. Les mêmes ouvriers y travaillaient toujours à la pose de mines, en vue sans doute d'une éventualité proche.


Et nous débarquâmes à la station suivante, celle de Zeithain, village que nous avions aussi traversé à pied, et dont les murs portaient nombre d'inscriptions fanfaronnes en faveur de la proche victoire allemande.


D'autres graffitis disaient "Plutôt la mort que la Sibérie" ("Sieg oder Siberien"), ce qui ne laissait aucun doute sur les préoccupations du moment...


En quittant la petite gare vers seize heures notre gardien nous dit qu'il nous restait huit kilomètres à faire à pied. Cela ne nous souriait guère ! Pourtant il nous fallut reprendre le sac au dos et suivre nos aimables guides qui étaient aussi furibonds que nous. Personne ne nous attendait à la gare, et nous commencions à craindre pour la soupe du soir. Nous ne suivions pas une route mais des sentiers à travers champs, et, de chaque côté, de temps à autre, un alignement de baraques nous signalait dans le lointain la présence d'un camp. Chemin faisant nous ramassions des pissenlits magnifiques...


Enfin nous stoppâmes devant une porte monumentale garnie des derniers raffinements du barbelé. Après renseignements, notre gardien nous fit contourner le camp, qui nous parut immense, et, c'est tout à fait au bout du dernier alignement de blocks qu'on nous fit signe d'entrer dans notre nouvelle prison. Elle nous rappelait un peu le IV D mais elle avait un air sinistre. Cela venait de l'état de délabrement des baraques inachevées, sans portes ni fenêtres... L'une d'elles nous fut affectée, garnie de lits de bois en blocs de six à trois étages. Familiarisés avec ce mode de couchage, nous prenions dé]à nos dispositions pour nous installer lorsqu'on nous  annonça la fouille. Elle eut lieu selon toutes les règles : il ne manquait même pas la fenêtre ouverte par où on pouvait passer aux camarades du dehors les objets compromettants...! Pour ma part, débarras de la sorte de mes cartes et de mes outils, je n'avais plus rien à craindre. Hélas, mon fouilleur découvrit des massacres de cerf que j'avais pris en souvenir de Benndorf. Ils me furent confisqués et mes protestations ne réussirent qu'à me priver au surplus de quelques pointes et morceaux de fil de fer qui traînaient dans mes poches ! Au fur et à mesure le censeur jetait tous ces objets par terre derrière lui... Pour arrimer mon sac, je m'arrangeai pour passer aussi derrière lui, et je récupérai sans difficulté tout ce qu'il m'avait confisqué ! Pendant ce temps, le sac contenant le poste de TSF était passé par la fenêtre ! Deux autres postes qui ne marchaient pas furent laissés en pâture aux censeurs ébahis... Faute grave, qui devait faire les jours suivants confisquer aux nouveaux détachements des postes qui marchaient bien.


La nuit tombait lorsque nous pûmes regagner notre baraque et nous répartir les couchettes. Ensuite, la fatigue aidant, il ne fut question que de dormir pour remplacer les repas que nous n'avions pas eus. On nous promit le café pour le lendemain avec un appel à neuf heures seulement.


Et, sur ces bonnes promesses, la baraque des jeunes s'emplit de sonores ronflements...


 




3 – Nouvelle installation du

29 mars au 1er avril

Plus ça change, plus c'est la même chose!...

Nous sommes arrivés à Zeithain le 29 Mars au soir. C'était un Jeudi, c'était même le Jeudi Saint.


Je voudrais m'attarder un peu sur la coïncidence entre les phases de notre périple et le temps du Carême. 


En effet, cette année là le Carême a commencé le 14 Février, c'est-à-dire trois jours avant notre départ du camp le Samedi 17 Février.


Nous avons donc pratiqué dans le "château de la misère et de la faim" un carême un peu renforcé... à mon avis ce carême le vaut pour le restant de nos jours. Ce que j'en dis n'a probablement aucune valeur canonique, encore que la question mériterait d'être posée au Père Pucel*. En tout, cas je n'ai jamais senti l'immanence de la Providence comme dans ce château.


Le Dimanche où nous avons eu droit à une messe dans une grange obscure à environ huit cents mètres du château, comme c'était après l'appel de dix heures et que j'avais envie d'aller à la communion, j'étais resté à jeun. Je vacillais chemin faisant. La liturgie me parut d'une grande richesse :


" Le Seigneur est proche, voici qu'Il vient..."


" II va nous tirer des mains du méchant.../'


" Je te sauverai, dit le Seigneur, car tu as eu confiance en Moi."


C'est aussi là que nous avons pu éprouver la solidité de notre amitié, encore renforcée par les épreuves des neuf étapes parcourues et par des incidents comme celui qui a opposé Boëdec à l'infâme Cuvillier*( Le père Pucel était l'un des plus jeunes prêtres de l'Oflag IV D. il s'était maintes fois signalé par un corn portement "progressiste", en particulier il détenait le record absolu de la messe basse,  qu'il expédiait en moins d'un quart d'heure !...Je n'ai gardé aucun souvenir de cet incident et Boëdec non plus d'ailleurs.) et à propos duquel nous avons tous fait bloc avec notre camarade. Nous avons décidé que cette amitié survivrait, quoi qu'il puisse arriver.


Et, après ce Carême, voici que notre équipe se retrouve à Zeithain pour le Jeudi Saint.


Le lendemain matin nous touchons une bonne ration de blé noir et de flocons d'avoine. C'est un heureux présage, et cela compense un peu l'impression sinistre que nous a faite ce camp. Il nous paraît immense et nous sommes les seuls Français. Le block voisin est plein de prisonniers russes qui ont l'air en plus mauvais état que nous. Ce jour la se trouve donc être le Vendredi Saint., et quelques camarades m'ont demandé d'organiser la célébration du Chemin de Croix traditionnel pour marquer l'événement. C'était une bonne idée.


Nous nous sommes rendus dans une pièce assez spacieuse, ouverte a tous les vents, et j'y ai en quelque sorte "officié", c'est-à-dire que j'ai suivi les indications du missel de Dom Lefèbvre que j'avais conservé tout au long de nos pérégrinations. Ce n'était d'ailleurs pas le mien mais celui de Gaston, il m'en avait fait cadeau au moment du départ du IV D et je l'avais pris à la place du mien qui n'était plus en très bon état. J'avais aussi gardé le crucifix, fabriqué au camp en coulant dans un moule de l'étain récupéré sur les soudures des boites de conserve que l'on avait fait fondre. H avait reçu du Père Bru (s.j.) toutes les bénédictions possibles et imaginables !...


Je crois me souvenir que c'était Gaston qui le tenait pendant que je lisais, les prières de station en station. Il figurait ainsi chacune des quatorze stations en se déplaçant de quelques mètres chaque fois et en faisant ainsi le tour de la pièce dans le sens des aiguilles d'une montre comme on le fait dans une église où les stations du Chemin de Croix sont fixées au mur*(*Je ne suis pas sûr qu'il y ait un sens réglementaire pour suivre les stations du Chemin de Croix...).


L'annonce de la célébration s'était propagée parmi notre détachement et c'est une assistance assez nombreuse qui y participa. Mais je dois dire que les répons n'étaient pas très assurés...


Le Samedi nous fûmes rejoints par deux autres groupes, dans lesquels deux prêtres, le Père Genevoix (O.P.) et l'abbé Boudon. Nous avons eu ainsi une grand messe le jour de Pâques, le Dimanche 1er Avril. Une amorce de chorale s'est spontanément formée, ce qui nous 8 permis de chanter la séquence traditionnelle de la messe de ce jour :


" Victimae pascali, laudes "


 " Immolent Christiani..."


Il y a eu de nombreuses communions* (* Aussi bizarre que cela puisse paraître, les prêtres catholiques n'ont jamais manqué d'hosties ! Mais il arrivait qu'ils les fractionnent...). Après l'appel du soir nous nous réunissons   p o u r  c h a n t e r  le s C o m plies: " :


" C'est ici le jour que le Seigneur a fait "


" Passons-le dans la joie et l'allégresse... "


Le Lundi de Pâques nous avons eu la messe le matin et nous apprécions l'humour de l'Introït qui nous fait dire, ô ironie :


" Le Seigneur vous a introduits dans une terre "


" Où coulent le lait et le miel..."


Et la vie du camp s'est organisée peu à peu selon son rythme immuable : appel, soupe, appel, soupe, et dodo...


Nous n'étions pas très serrés dans les baraques où tous les lits n'étaient pas  tous  occupé s.  Pour  ma  par t  j'ai  eu la place   intermédiaire  d’un  bloc  de  six  où nous n'étions que trois.






                              




4 – La vie au camp de Zeithain du

29 mars au 23 avril


Tu m'as dressé la table d'un merveilleux festin :

Tu es mon berger ô Seigneur

Rien ne saurait, manquer où Tu me conduis...

(Psaume 23)

Les débuts à Zeithain furent des plus pénibles en raison du manque de ravitaillement. On sentait à divers indices que c'était vraiment pour les allemands le commencement de la fin...


Pour les prisonniers   russes du block voisin c’était plus dramatique encore. Certains d'entre nous avaient pu leur rendre visite assez rapidement. Il faut dire que la surveillance se relâchait un peu. Nos gardiens étaient préoccupés par d'autres problèmes qui les intéressaient directement. Ces pauvres Russes étaient dans un état physique lamentable. Quand on leur offrait une cigarette, ce qui de notre part était vraiment un acte de charité car il ne nous en restait pas beaucoup, ils avaient du mal à la fumer. On en a vu s'évanouir d'avoir avalé la fumée. Chez ces gens épuisés la mortalité était très élevée. Tous les matins nous assistions à un défilé de cadavres qui n'avaient plus rien d'humain. Ils étaient portés en terre sur des civières et balancés dans une fosse commune sans autre forme de procès... Pas question évidemment de cérémonie, ni militaire ni religieuse. Un jour j'en ai compté vingt-trois ! J'évoque pour eux le Psaume 88 :


" Tu m'as mis dans le tréfonds de la fosse, "


" Dans les ténèbres et dans les abîmes tu m'as jeté, "


" Ma compagnie c'est désormais la Ténèbre..."


 


Nous étions parfois autorisés à une promenade le long des barbelés du camp. Nous en profitions pour faire ample provision de pissenlits, orties et autres herbes moins nobles ou plus vulgaires, que nous utilisions ensuite au mieux p o u r  confectionner  d iv erse s  soupes  o u  salades. C ' e s t  à  c e tt e  occasion  q u e  le  génie culinaire de Job nous apparut dans toute son ampleur. Il arrivait à rendre appétissantes des préparations où n'entraient finalement que bien peu de composants avouables mais qui constituaient quand même une "nourriture terrestre "...


Certains   se   moquaient   de   nous   et   d'autres   nous   désapprouvaient ouvertement, prétendant que les lieux de nos cueillettes recouvraient les fosses où avaient été enterrés les prisonniers russes morts du typhus l'année précédente. C'était sans doute vrai. En tout cas, s'ils mangeaient les pissenlits par la racine, selon l'expression consacrée, nous étions très heureux de nous contenter des feuilles pour le moment ! D'ailleurs nous n'avions cure de ces propos pessimistes ou envieux, car nous considérions avoir subi assez de vaccinations diverses depuis cinq ans pour être immunisés de toute maladie contagieuse pendant longtemps encore ...


Cependant, malgré les prouesses de Job, nous risquions fort de nous retrouver bientôt dans le même état que lorsque nous étions à Benndorf si rien ne venait améliorer notre maigre pitance... En effet, nous n'avions plus aucune réserve de vivres et il ne fallait pas compter sur les colis car nous n'en avons jamais reçus après notre départ du IV D. Nous avions pourtant économisé au maximum pendant tout ce temps, mais tout avait été consommé.


C'est alors que, vers le milieu de la deuxième semaine, alors que le camp avait atteint son effectif définitif à la suite d'autres arrivages, il se produisit un événement fabuleux qui bouleversa à point nommé le cours des choses, à telle enseigne que le fameux Introït du Lundi de Pâques me parut a posteriori comme une prémonition à laquelle j'eus du remords de ne pas avoir prêté plus d'attention.


Nous vîmes en effet arriver au camp un beau matin un camion blanc qui nous parut gigantesque. Il portait les marques de la Croix Rouge suédoise. Ce camion providentiel contenait des vivres de grande valeur nutritive sous un faible volume : lait concentré, confiture solide, chocolat, fruits confits, biscuits et bonbons vitaminés, rations de combat. Le tout était agrémenté de cigarettes et de papier hygiénique ! Il y avait aussi des produits en poudre que nous ne connaissions pas, en particulier du café soluble. Un comité "ad hoc" fut constitué sur le champ, avec pour mission d'assurer la répartition équitable de ces vivres, ce qui ne posa aucun problème. C'est probablement grâce è cette véritable manne céleste que nous pûmes récupérer assez de forces pour surmonter les efforts qui nous attendaient par la suite. Fidèles à notre système, nous avons tout mis en commun. Ainsi pas de gaspillage : chaque matin chacun avait droit à sa barre de chocolat ou à sa ration de confiture solide. Job prit tout de suite le coup pour faire du bon café. Gaston garde évidemment la haute main sur le chocolat au lait, qui était depuis longtemps sa spécialité... Un de mes meilleurs souvenirs du IV D c'est le chocolat au lait qui m'attendait tous les Dimanches matins au retour de la messe. Je dois dire qu'en ce qui concerne le café, il y eut des tâtonnements dans certaines popotes ! Dans l'ignorance des choses on en arrivait parfois à des concentrations exagérées, causes de troubles plus ou moins graves. Il y eut des accidents à la suite de l'absorption inconsidérée de ces aliments très concentrés. Étant donnée la précarité de notre état physique, il fallait évidemment prendre certaines précautions, suivre le mode d'emploi et "ne pas dépasser la dose prescrite" !


Sinon le résultat était déplorable, pouvant entraîner des malaises, de la diarrhée, des crises de tachycardie ou des tremblements convulsifs. Il paraît même qu'il y aurait eu des syncopes mais je n'ai pas pu le vérifier. En ce qui me concerne c'était plutôt l'euphorie...



Je n'ai pas noté la date exacte de la venue du camion blanc ; ce doit être entre le 10 et le 15 Avril.



Nous sentions confusément, d'après le peu de nouvelles qui nous parvenaient, que le dénouement était proche.


Cependant, au camp, la vie quotidienne poursuivait son petit train-train habituel...



 5 – L’arrivée des

Russes

Et, par Saint Georges, vive la cavalerie !

Le 22 Avril, c’était un Dimanche, le troisième après Pâques*(* il s'agit de la liturgie en vigueur en 1945). Traditionnellement, dans nos paroisses, le curé célèbre ce jour la messe pour ses paroissiens. Aussi le Père Genevoix célébra-t-il la messe pour les prisonniers du camp de Zeithain.


Dans l'introït nous chantons :



" Acclamez Dieu, terre entière. Alléluia "

" Chantez la gloire de Son nom. Alléluia "

Et c'est dans l'Evangile de ce Dimanche que Jésus dit à ses disciples :

" Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus, "

" Encore un peu de temps et vous me verrez..."


Le matin même nous nous étions aperçus que les allemands étaient partis dans la nuit ! Nous en avions déduit que les Russes ne devaient pas être loin. Si nous étions restés à Elsterhorst, nous serions déjà libérés probablement. Mais enfin, c'est à Zeithain que nous sommes...


La première conséquence du départ de nos gardiens fut que nous fîmes plus ample connaissance avec nos voisins les prisonniers russes. Mais tout ce que nous pûmes en tirer se réduisit à des' " Nie Poniemaï ", c'est-à-dire " Moi y en a pas comprendre "... Alors on tâcha de s'expliquer par gestes. Ce n'est pas facile. D'ailleurs ils ne semblaient pas s'intéresser du tout à la situation. Pour eux l'arrivée de leurs compatriotes ne signifiait sans doute pas la même chose que pour nous.


En second lieu nous assistâmes à des scènes curieuses. Certains de nos camarades prirent la place des sentinelles dans les miradors et dans les postes de garde. J'ignore à quelles motivations ils obéissaient ? C'était paraît-il une tentative d'organisation de notre block devant la nouvelle situation où nous nous trouvions. Mais cette tentative n'eut pas de suite...


Enfin - ce qui me parut plus astucieux - une équipe s'empara de la cuisine et réussit à la faire fonctionner avec ce qui s'y trouvait encore, ce qui fait que nous eûmes le jus, la soupe et la bibine habituelles. Naturellement nous n'avions pas de renseignements précis sur les positions respectives des Allemands et des Russes. Les nouvelles de la radio faisaient bien état du déclenchement d'une grande offensive russe sur Berlin par les armées du maréchal Koniev. D'autre part les armées alliées auraient atteint la Mülde. Qu'allions nous devenir ?


Nous étions pris entre deux feux ...


Qui, des Russes ou des Américains, allaient nous délivrer ? Certains proposent de quitter le camp et de tenter de gagner la Mülde que nous connaissons bien pour l'avoir déjà traversée au mois de Février. Mais notre passage à Colditz ne nous a pas laissé un très bon souvenir... Finalement l'après-midi se passa en palabres stériles où les supputations les plus folles se donnent libre cours.


Du haut des miradors cependant, nos guetteurs scrutent l'horizon vers l'Est : le terrain est bien dégagé et très plat, des champs s'étalent jusqu'à l'infini, entre lesquels on devine des routes.


Vers la fin de la journée il nous semble distinguer des théories de charrettes diverses marchant vers l'Ouest. La route qu'elles suivent passe à quelques kilomètres au sud du camp. Nous pensons qu'il s'agit des civils allemands fuyant devant les Russes en évacuant leurs villages et leurs fermes. Cela nous rappelle l'exode de l'été 40 chez nous. C'est donc dans une certaine angoisse que nous nous préparons pour la nuit, sans savoir encore que ce sera la dernière que nous passerons derrière les barbelés...


Cette nuit sera une des plus mouvementées de notre captivité. En effet, une canonnade se fait entendre vers le Nord. Un combat doit donc se dérouler prés de nous. Nous pensons que l'enjeu en doit être la possession d'un passage sur l'Elbe. Tout à coup nous assistons à un feu d'artifice extraordinaire. Des gerbes de fusées de toutes les couleurs s'élèvent dans la nuit au nord du camp. Nous pensons d'abord qu'il s'agit de projectiles traceurs, mais bien vite nous nous rendons compte qu'il s'agit sûrement de l'explosion d'un important dépôt de munitions. Est-ce le résultat de la canonnade russe, ou bien les Allemands l'ont-ils fait sauter pour qu'il ne tombe pas aux mains des Russes ? Impossible de le savoir, mais, quelle que soit la bonne hypothèse, cela ne peut être que bon pour nous ! Cela dure longtemps, certainement plusieurs heures. Nous sommes tous sortis des baraques pour contempler le spectacle. Finalement nous allons quand même nous coucher, mais sans vraiment dormir, tellement nous sommes dans l'expectative de ce qui va nous arriver !


Le lendemain matin 23 Avril, la messe des scouts était prévue à dix heures, car c'était la Saint Georges.


" Saint Georges des scouts, de ta foi éclaire-nous !..."


Mais Saint Georges est aussi le patron des cavaliers (rien à voir avec la "cavalerie de Saint Georges" !...).


Quelle n'est pas notre stupéfaction lorsque vers huit heures nous entendons nos guetteurs crier : " Les voilà, les voilà, ils arrivent !"


Nous nous précipitons tous pour occuper les postes d'observation les meilleurs et nous découvrons un spectacle hallucinant. Une nuée de cavaliers a surgi de l'horizon. Ce sont des cavaliers d'un autre âge, montés sur de petits chevaux rapides à crinière et à longue queue. Ils ont la lance au poing. Ils la tiennent horizontalement.


On les dirait sortis de l'imagerie du "Malet et Isaac" qui en donne une description à propos de la campagne de Russie de Napoléon. Je me souviens très bien de cette image du Cosaque* (* Cette image du cosaque est en réalité un croquis de Orlowski de 1812 conserve à la Bibliothèque Nationale.). Quand ils sont plus prés, nous reconnaissons des faces de mongols avec des moustaches tombantes. Ils sont coiffés d'un drôle de bonnet de fourrure sur le devant duquel on distingue une étoile rouge. Ces cavaliers sont accompagnés d'artilleurs qui, très rapidement, prennent position et mettent leurs pièces en batterie. Le camp est submergé par les nouveaux arrivants. Ils se rendent compte que nous ne présentons aucun intérêt pour eux. Malgré tout, leur "intendance" suit, et nous avons droit à une ration d'une mixture bizarre à puiser dans un grand récipient genre "roulante". C'est intermédiaire entre le pot au feu et la choucroute, mais c'est quand même meilleur que la soupe de ruta ! Les Russes ne s'attardent pas et poursuivent leur mission. Toutefois, un ami d'une popote voisine nous raconta comment il venait d'assister à une exécution sommaire à l'entrée du camp des prisonniers russes. Le gardien allemand était resté à son poste. Dieu sait pourquoi ! Lorsque les cosaques sont arrivés, les prisonniers russes se sont plaints de l'attitude de leur gardien et celui-ci a été abattu sur le champ d'une rafale de mitraillette tirée par le cosaque pointant son arme entre les oreilles de son cheval...


De ce fait nous avons l'impression d'être vraiment libérés. Aussi nous sortons du camp dès le début de l'après-midi, sans but précis, mais pour voir un peu ce qui se passe dans les environs. Nous atteignons sans encombre la route qu'empruntaient les colonnes de réfugiés allemands. Leurs impedimenta sont abandonnés, les propriétaires ont dû s'enfuir dans la nuit. Naturellement c'est un pillage en règle de ce qui reste, mais il n'y a plus grand chose de valable car les Russes sont passés avant nous. Nous apercevons non loin de là un village, ou plutôt une grosse ferme du genre coopérative, avec de grands hangars. D'après la pancarte c'est Jakobstahl. Nous allons voir s'il n'y a rien à manger. Pour ma part je tombe sur une réserve phénoménale de sucre : des tas immenses de sacs de cinquante kilos et des montagnes de pains de sucre !...


Je ne suis pas le seul mais il y en a pour tout le monde. Je remplis mon sac de sucre et, comme la journée s'avance, je rentre au camp avec les autres. Enfin, avec presque tous les autres, car quelques uns ont décidé de tenter leur chance et ne sont pas rentrés. Je n'ai jamais su ce qu'ils étaient devenus. J'espère pour eux qu'ils s'en sont sortis.


En rentrant au camp je trouve Gaston et Job qui ne sont pas bredouilles non plus et qui sont tout fiers de me montrer le butin de l'expédition dont ils ont fait partie avec d'autres camarades dans une des fermes du village : deux canards et trois lapins ! De quoi envisager avec optimisme nos prochains repas... Au bout d'un certain temps nous commençons à nous inquiéter, car Magadur, Kerdreux et Rivière ne sont pas là.


Nous avons eu droit à une nouvelle ration de bortsch. Vers dix-huit heures un rassemblement est ordonné. Il ne s'agit pas d'un appel, il s'agit de nous informer que, pour ne pas gêner les opérations en cours, nous devons nous préparer à évacuer le camp d'un moment à l'autre. Nous devrons faire mouvement sur Gröditz, village situé à une dizaine de kilomètres au nord-est. Les préparatifs du départ se font d'autant plus rapidement que nos artilleurs russes du matin ont déjà commencé à tirer par dessus le camp, Nous voyons ainsi en action pour la première fois les fameuses "orgues de Staline" : ce sont des genres d'obusiers constitués de six tubes lance-fusées accolés en une seule pièce. Au départ des coups, la flamme qui sort de l'arrière des tubes est impressionnante. Sans doute pour ne pas être en reste, ceux d'en face en font autant, et notre camp est bombardé par leur artillerie.


C'est alors que nous voyons arriver nos trois lascars, passablement éméchés, pour ne pas dire complètement saouls ! Ils ont le képi de travers et leur démarche est louvoyante... Nous leur demandons ce qui leur est arrivé et ils nous racontent leur histoire. A Jakobstahl ils sont entrés dans une cour de ferme, attirés par le piaillement d'une basse-cour. La ferme était occupée par un détachement russe, et une sentinelle montait la garde. Ils lui ont exposé tant bien que mal le but de leur visite, qui était de s'emparer de quelques poulets, et, joignant le geste à la parole, ils se sont mis à courir pour essayer d'attraper les volatiles. La sentinelle les a arrêtés aussitôt, et leur a fait signe de se garer, puis elle s'est mise à tirer à la mitraillette dans la volaille, après quoi elle a autorisé nos camarades à ramasser les victimes, ce qu'ils se sont empressés de faire aussitôt. Mais la pétarade avait attiré sur le pas de la porte un officier russe de taille gigantesque du grade de commandant. C'était le chef du détachement qui occupait la ferme, et il se mit à enguirlander copieusement la sentinelle qui tenta évidemment de s'expliquer en montrant l'opération en cours. Le commandant russe reconnut aussitôt qu'il s'agissait d'officiers français et il les invita à pénétrer à sa suite, dans la maison où la table était mise. C'est ainsi que nos trois compères partagèrent le repas des Russes, servis par une accorte polonaise. Le colosse russe était intarissable. C'était un champion d'haltérophilie et il montrait avec fierté ses énormes biceps, il n'en finissait pas de porter des toasts à tout bout de champ, en particulier à la gloire de " de Yole ", et chaque fois il fallait vider son verre de vodka "cul sec" !... Pas étonnant qu'a ce régime les idées de nos amis ne se soient quelque peu troublées ! Heureusement pour eux, le téléphone sonna et le message que prit le commandant devait être assez grave, car il mit fin sur le champ aux agapes. C'est ainsi que nos camarades, bardés de poulets, purent nous rejoindre à temps !...


Le départ a lieu dans une certaine pagaille. Notre popote au grand complet se met en route vers dix-neuf heures.


A peine sommes nous sortis du camp que je m'aperçois que, dans ma précipitation, j'ai oublié de prendre mon plus cher trésor : c'est une boîte en fer, genre boîte à gâteaux, avec un couvercle, qui est ensuite utilisée comme boîte de sucre quand on a mangé tous les gâteaux. C'est là que je renferme, mes plus chers souvenirs, ceux qui me tiennent le plus à cœur : il y a la grenade de mon casque de Saint-Cyrien avec le ruban "Ecole Spéciale Militaire", il y a mes insignes de routier : le flot de rubans d'épaule, jaune couleur de soleil car je dois remplir de soleil les âmes que je rencontre, vert couleur des blés qui mûrissent, car on attend beaucoup de moi, rouge couleur du sang versé car un routier ne doit pas en être économe pour ses frères, et l'insigne qui montre à tous que je suis un "routier parti". Il y a enfin les dernières lettres de mes parents. Cette boîte se trouve au pied de mon lit sous la paillasse. Je décide de faire demi-tour pour aller la récupérer. C'est déjà le crépuscule. Comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, je conserve avec moi tout mon barda. Quand j'arrive au camp il est presque désert. Quelques camarades attardés se dépêchent de terminer leurs préparatifs, il y a aussi des prisonniers russes en quête de quelque rapine. Le camp a déjà subi des dégâts. Je perçois quelques éclatements d'obus qui font voler en éclats les constructions légères qui nous servaient de baraques. J'arrive en hâte à celle que j'occupais et j'y pénètre pour récupérer ma fameuse boîte, lorsqu'un projectile traverse la baraque de part en part vers le milieu, heureusement sans éclater. Je réalise alors que je suis en train de risquer de graves ennuis pour pas grand chose et je renonce à mon expédition hasardeuse. D'ailleurs le fond de la baraque où se trouve mon lit s'est effondré en raison de l'ébranlement causé par l'impact, et il me faudrait du temps pour fouiller à la recherche de ma boîte... Je sors du camp et prends place dans la colonne, mais j'ai perdu le contact avec les autres...


La nuit commence à tomber. Chemin faisant je vois sur le bord du chemin des pains, abandonnés sans doute par des camarades trop chargés. J'en récupère trois ou quatre que j'attache à mon ceinturon avec des ficelles. Je force un peu l'allure pour doubler la colonne et essayer de rattraper mes camarades. Nous rentrons dans un bois. Il y a déjà des éclopés qui s'arrêtent au pied des arbres. C'est là qu'est mort le lieutenant Picard, officier de chars, victime d'une crise cardiaque. Il est assis, adossé à un arbre et soutenu par deux camarades qui demandent s'il n'y a pas un médecin à p r o x i m i t é.  J e  n e  v o i s  d ' ai l leu rs  p a s  c e  q u ' a u r a i t  p u  f a i r e  u n  m é d e c i n e n pa r e i l  cas. Cette image est restée gravée dans ma mémoire. Son visage était très pale, ses yeux révulsés et sa bouche tordue par un rictus douloureux. Je ne me suis pas attardé car je voulais rejoindre les miens.


Au bout d'une heure ou deux je les ai retrouvés qui faisaient la pause, probablement pour m'attendre. Je leur ai raconté mon aventure et c'est la que Magadur m'a dit : "Ecoute Jojo, tu n'en rates pas une, mais cette fois j'espère que tu as compris !". Evidemment il avait raison...


Nous sommes restés à nous reposer quelques instants, heureux d'être à nouveau ensemble. Les combats avaient l'air de persister. Nous voyons des fusées éclairantes soutenues par des parachutes, sans savoir si elles étaient allemandes ou russes. Nous nous sentions à l'abri dans notre bois. Puis nous sommes repartis et avons marché de nuit, traversant des agglomérations détruites où brûlaient encore des incendies. Nous ne savions plus très bien où nous étions, mais nous suivions toujours la colonne.


Après environ trois heures de marche nous sommes arrivés à Gröditz. Il était environ minuit. La place du village était éclairée par les incendies. Dans un grand déploiement de forces un général russe est arrivé au milieu de nous et nous a harangués de façon fort civile sans que nous comprenions un traître mot de son discours. Néanmoins il nous fut résumé sur le champ et il en ressortait que la glorieuse et invincible armée de libération du valeureux peuple russe était heureuse d'avoir pu nous soustraire à l’ignoble tyrannie du monstre nazi, mais qu'elle devait poursuivre sa mission jusqu'à la victoire complète. Autrement dit, le général n'avait pas l'intention de s'occuper de nous pour le moment et nous ne devions pas l'encombrer de notre inutilité !...


Après toutes ces émotions nous ne demandions qu'à dormir et nous avons finalement trouvé refuge dans un bureau où nous avons fini de passer la nuit.


C'était notre première nuit de liberté, du moins théoriquement, car nous n'allions pas tarder à nous apercevoir que nos libérateurs nourrissaient à notre égard des sentiments somme toute assez mitigés !


Pour ma part. Je me souviendrai toute ma vie de cette journée de la Saint Georges, 23 Avril 1945 *.(* et depuis je me suis toujours efforcé de marquer l'anniversaire de ce jour d'une manière ou d'une autre.)





 


 








 

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